Publié sur le site A l’encontre
19 octobre 2021
Par Michael T. Klare
Cet été, nous avons assisté, avec une clarté brutale, au « début de la fin » : la fin de la Terre telle que nous la connaissions – un monde de forêts luxuriantes, de terres cultivées abondantes, de villes vivables et de littoraux viables. A sa place, nous avons vu les premières manifestations d’une planète ravagée par le réchauffement climatique, avec des forêts brûlées, des champs desséchés, des villes embrasées et des côtes balayées par les tempêtes. Dans une tentative désespérée d’empêcher le pire, les dirigeants du monde entier se réuniront bientôt à Glasgow [du 31 octobre au 12 novembre], en Ecosse, pour un sommet des Nations unies sur le climat (COP 26). Mais vous pouvez compter sur une chose : tous leurs plans seront loin de répondre aux besoins s’ils ne sont pas soutenus par la seule stratégie capable de sauver la planète : une « Alliance Etats-Unis-Chine pour la survie climatique. »
Bien sûr, les politiciens, les groupes scientifiques et les organisations environnementales proposeront toutes sortes de plans à Glasgow pour réduire les émissions mondiales de carbone et ralentir le processus d’incinération de la planète. Les représentants du président Joe Biden vanteront sa promesse de promouvoir les énergies renouvelables et d’installer des stations de recharge de voitures électriques dans tout le pays, tandis que le président français Macron présentera ses propres propositions ambitieuses, comme le feront de nombreux autres dirigeants. Toutefois, aucune combinaison de ces mesures, même si elles étaient mises en œuvre, ne suffira à empêcher une catastrophe mondiale, tant que la Chine et les Etats-Unis continueront à privilégier la concurrence commerciale et les préparatifs de guerre au détriment de la survie de la planète.
En fin de compte, ce n’est pas compliqué. Si les deux « grandes » puissances de la planète refusent de coopérer de manière significative pour faire face à la menace climatique, nous sommes cuits.
Cette dure réalité a été mise en évidence en septembre 2021. Les Nations Unies ont alors publié, le 17 septembre, un rapport [« Framework Convention on Climate Change »] sur l’impact probable des promesses déjà faites par les nations signataires de l’Accord de Paris sur le climat de 2015 (dont le président Trump s’est retiré en 2017 et que les Etats-Unis n’ont réintégré que récemment). Selon l’analyse de l’ONU, même si les 200 signataires respectaient leurs engagements – et presque aucun ne l’a fait – les températures mondiales devraient augmenter de 2,7 degrés Celsius par rapport aux niveaux préindustriels d’ici la fin du siècle. La plupart des scientifiques s’accordent à dire que cela entraînera des changements catastrophiques et irréversibles de l’écosphère planétaire, notamment une élévation du niveau de la mer qui inondera la plupart des villes côtières des Etats-Unis (et beaucoup d’autres dans le monde) et une chaleur, des incendies et des sécheresses qui transformeront l’Ouest des Etats-Unis en un terrain vague inhabitable.
Les scientifiques s’accordent généralement à dire que, pour éviter ces conséquences catastrophiques, le réchauffement de la planète ne doit pas dépasser, au pire, 2 degrés Celsius par rapport aux niveaux préindustriels – et de préférence, pas plus de 1,5 degré Celsius. Il faut voir à l’esprit que la planète s’est déjà réchauffée d’un degré Celsius. Or nous n’avons vu que récemment les dégâts que même cette quantité de chaleur supplémentaire peut produire. Selon les scientifiques, pour limiter le réchauffement à 2 degrés Celsius d’ici à 2030, il faudrait réduire les émissions mondiales de dioxyde de carbone (CO2) de 25% par rapport aux niveaux de 2018 ; pour limiter le réchauffement à 1,5 degré : la réduction devrait se situer à 55%. Or, ces émissions – tirées, entre autres, par la forte croissance économique de la Chine, de l’Inde et d’autres pays en voie d’industrialisation rapide – ont en fait suivi une trajectoire ascendante, augmentant en moyenne de 1,8% par an entre 2009 et 2019.
Plusieurs pays européens, dont le Danemark, la Norvège et les Pays-Bas, ont déployé des efforts courageux pour réduire leurs émissions afin d’atteindre l’objectif de 1,5 degré, donnant ainsi l’exemple à des nations aux économies bien plus importantes. Mais aussi admirables soient-ils, ces efforts ne suffiront pas à sauver la planète. Seuls les Etats-Unis et la Chine, de loin les deux premiers émetteurs de CO2 au monde, sont en mesure de le faire.
Tout se résume à ceci : pour sauver la civilisation humaine, les Etats-Unis et la Chine doivent réduire considérablement leurs émissions de CO2, tout en travaillant ensemble pour persuader les autres grandes nations émettrices de carbone, à commencer par l’Inde en pleine expansion, de suivre leur exemple. Cela implique, bien entendu, de « mettre de côté » leurs antagonismes actuels, quelle que soit l’importance qu’ils revêtent aujourd’hui pour les dirigeants des Etats-Unis et de la Chine. Et de la sorte de faire de la survie du climat leur priorité et leur objectif politique numéro un. Sinon, pour faire simple, tout est joué.
Etats-Unis et Chine : le rouleau compresseur du carbone
Pour bien comprendre à quel point la Chine et les Etats-Unis (le plus grand pollueur de carbone de l’histoire) jouent un rôle central dans l’équation du changement climatique mondial, il faut comprendre leur rôle actuel dans la consommation de carbone et les émissions de CO2.
En 2020, selon le BP Statistical Review of World Energy 2021 (une source fort respectée), la Chine était le premier utilisateur mondial de charbon, le plus intense en émission de carbone des trois combustibles fossiles. Ce pays était responsable de 54,3% de la consommation mondiale totale, l’Inde arrivait en deuxième position avec 11,6% et les Etats-Unis en troisième position avec 6,1%. En ce qui concerne la consommation de pétrole, les Etats-Unis occupent la première place avec 19,9% de la consommation mondiale et la Chine arrive en deuxième position avec 15,7%. Les Etats-Unis sont également en tête pour la consommation de gaz naturel, suivis par la Russie et la Chine.
Si l’on regroupe ces trois types de consommation, la Chine et les Etats-Unis sont conjointement responsables de 42% de la consommation mondiale totale de combustibles fossiles en 2020. Aucun autre pays ne s’en approche, même de loin.
En pleine ascension dans le domaine de l’énergie, l’Inde a contribué à 6,2 % de la consommation mondiale de combustibles fossiles et l’Union européenne à 8,5 %, ce qui devrait vous donner une idée de la manière dont Chine et Etats-Unis dominent l’équation énergétique mondiale.
Il n’est pas surprenant qu’étant donné qu’ils sont responsables d’une fraction aussi importante de la consommation de combustibles fossiles chaque année et que la combustion de ces combustibles est responsable de la très vaste majorité des émissions mondiales de carbone, la Chine et les Etats-Unis produisent également une part relativement fort importante de ces rejets.
Selon le BP Statistical Review of World Energy 2021, la Chine était la première source mondiale d’émissions de CO2 en 2020, responsable de 30,7% du total mondial, tandis que les Etats-Unis arrivaient en deuxième position avec 13,8%. Aucun autre pays n’a atteint un taux à deux chiffres et l’Union européenne dans son ensemble n’a représenté que 7,9%.
En d’autres termes, le réchauffement de la planète ne pourra pas être ralenti et finalement arrêté si les Etats-Unis et la Chine ne réduisent pas radicalement leurs émissions de carbone au cours des prochaines décennies et n’investissent pas massivement – à une échelle comparable à la préparation d’une guerre mondiale – dans des systèmes énergétiques alternatifs. Nous parlons de billions de dollars de dépenses futures. Mais il n’y a vraiment pas le choix, pas si nous voulons sauver notre civilisation.
Le mastodonte dans la pièce
Toute stratégie visant à réduire substantiellement les émissions mondiales de CO2 et à empêcher que le réchauffement de la planète ne dépasse 2 degrés Celsius (sans parler de 1,5 degré) par rapport aux niveaux préindustriels doit affronter le plus grand obstacle au succès : la Chine continue de dépendre du charbon pour assurer la plus grande partie de son approvisionnement énergétique. Selon le BP Statistical Review of World Energy 2021, en 2020, la Chine obtiendra 57% de ses besoins en énergie primaire grâce au charbon. Aucun autre pays ne s’approche de ce chiffre. Si la Chine était responsable de 26% de la consommation mondiale totale d’énergie cette année-là, sa combustion de charbon représentait à elle seule 15% de la consommation mondiale d’énergie, soit une part plus importante que celle de l’Europe, toutes sources d’énergie confondues.
Si la Chine supprime progressivement ses centrales au charbon durant cette décennie et que les autres pays respectent les engagements pris à Paris, il serait au moins possible d’atteindre l’objectif de 1,5 à 2 degrés Celsius et, ainsi, d’éviter une catastrophe climatique. Mais ce n’est pas la direction que prend la Chine. Pas le moins du monde. Selon certains rapports, ce pays devrait en fait augmenter (oui, augmenter !) sa consommation de charbon au cours de cette décennie en ajoutant 88 gigawatts de capacité de production d’électricité au charbon. (Une grande centrale au charbon moderne peut produire environ 1 gigawatt d’électricité à la fois). Pire encore, ses responsables réfléchissent à des plans pour construire tôt ou tard 159 gigawatts supplémentaires. Le charbon étant le combustible fossile à la plus forte intensité de carbone, la construction et l’exploitation d’un si grand nombre de nouvelles centrales au charbon augmenteront de façon gigantesque les émissions de CO2 de la Chine, rendant impossible une forte réduction des émissions mondiales.
Le président chinois Xi Jinping a en effet parlé de la construction d’une « civilisation écologique » et a également promis de mettre un terme à l’augmentation des émissions de carbone de la Chine d’ici à 2030. Pendant un temps, il a même semblé qu’il était prêt à prendre des mesures sévères pour stopper la croissance de la consommation de charbon en Chine. Il s’est en effet engagé à ce que son pays atteigne le pic de consommation de pétrole d’ici à 2025 et à cesser de financer la construction de centrales au charbon à l’étranger dans le cadre de son initiative « « La ceinture et la route » (Belt and Road Initiative, BRI). C’était [en 2020] un changement majeur de politique. Mais il semble que son gouvernement ait autrement fermé les yeux sur les efforts déployés par les gouvernements provinciaux et les puissantes entreprises publiques du secteur de l’énergie pour accélérer la construction de nouvelles centrales au charbon dans le pays.
Les analystes occidentaux pensent que les dirigeants de Chine cherchent désespérément à propulser l’expansion économique dans la foulée de la pandémie de covid. Offrir une énergie bon marché à partir du charbon est un moyen évident de faciliter les investissements dans de nouveaux projets d’infrastructure, une tactique commune pour stimuler la croissance. Certains analystes soupçonnent également Pékin d’avoir laissé la production de charbon augmenter en réponse aux sanctions commerciales des Etats-Unis et à d’autres manifestations hostiles de Washington. « La récente guerre commerciale entre les Etats-Unis et la Chine a encore accru les préoccupations de la Chine en matière de sécurité énergétique, étant donné que le pays importe environ 70% de ses besoins en pétrole et 40% de ses besoins en gaz », a souligné Daniel Gardner du High Meadows Environmental Institute (HMEI) de l’Université de Princeton dans le Los Angeles Times. Il a ajouté que « le charbon, abondant et relativement bon marché, semble être une source d’énergie fiable et éprouvée ».
Pourquoi une alliance Etats-Unis Chine pour la survie du climat est essentielle
Récemment, lors d’une réunion avec de hauts responsables à Tianjin [nord de la Chine], l’envoyé du président Biden pour le climat mondial – l’ancien secrétaire d’Etat John Kerry – a fustigé les Chinois pour leur dépendance au charbon. « L’ajout de plus de 200 gigawatts de charbon au cours des cinq dernières années et la mise en service d’environ 200 gigawatts supplémentaires selon la planification, s’ils se concrétisaient, réduiraient à néant la capacité du reste du monde à atteindre une limite de 1,5 degré [Celsius] », aurait-il déclaré lors de leur échange.
Il n’y avait cependant aucune chance que les dirigeants chinois répondent positivement à ses « supplications », étant donné l’hostilité croissante entre les Etats-Unis et la Chine. Plus encore que pendant les dernières années de Trump, Washington, sous la direction du président Biden, a exprimé son soutien à Taïwan – considérée comme une province renégate par Pékin – tout en cherchant à encercler la Chine avec un réseau d’alliances anti-chinoises de plus en plus militarisé. Ces alliances comprennent le nouveau pacte « AUKUS » (Australie, Royaume-Uni et Etats-Unis), qui comporte également l’engagement inquiétant de vendre des sous-marins étatsunien à propulsion nucléaire aux Australiens [un nucléaire qui a une dimension militaire]. Les dirigeants chinois ont répondu avec irritation que tout progrès sur le changement climatique devait attendre une amélioration de ce qu’ils considèrent comme des aspects plus primordiaux de leur relation avec l’Amérique.
« La coopération sino-américaine sur le changement climatique ne peut être dissociée de la situation générale des relations sino-américaines », a déclaré le ministre des affaires étrangères Wang Yi à John Kerry lors de sa visite en Chine en septembre. « Les Etats-Unis souhaitent que la coopération sur le changement climatique soit une “oasis” des relations sino-américaines. Cependant, si “l’oasis” est entourée de déserts, tôt ou tard, “l’oasis” se désertifiera. »
En théorie, les deux pays pourraient poursuivre l’objectif d’une décarbonation radicale chacun de leur côté – chacun dépensant indépendamment les milliers de milliards de dollars nécessaires à la transformation énergétique nationale. Il est toutefois pratiquement impossible d’imaginer un tel résultat dans le monde actuel où la concurrence militaire et économique s’intensifie. En mars 2021, par exemple, la Chine a annoncé une augmentation de 6,8% de ses dépenses militaires pour 2021, portant le budget officiel de l’Armée populaire de libération à 209 milliards de dollars. De même, le 23 septembre, la Chambre des représentants des Etats-Unis a autorisé des dépenses de défense de 740 milliards de dollars pour l’exercice fiscal 2022, soit 24 milliards de plus que la somme faramineuse demandée par l’administration Biden.
Les deux pays s’emploient également à « découpler » leurs lignes d’approvisionnement critiques, tout en investissant des sommes considérables dans la course à la domination de technologies telles que l’intelligence artificielle, la robotique et la microélectronique, supposées être essentielles au succès futur, que ce soit dans le cadre de guerres commerciales ou de véritables guerres. Ni l’un ni l’autre ne prévoit d’investir quoi que ce soit de comparable dans les efforts visant à ralentir le rythme du réchauffement climatique et à sauver ainsi la planète.
Ce n’est que lorsque la Chine et les Etats-Unis placeront la menace du changement climatique au-dessus de leur rivalité géopolitique qu’il sera possible d’envisager une action à une échelle suffisante pour éviter la « combustion » future de cette planète et l’effondrement de la civilisation humaine. Cela ne devrait pas être un effort politique ou intellectuel impossible. Le 27 janvier 2021, dans un décret portant sur la lutte contre la crise climatique, le président Biden a en effet décrété que « les considérations climatiques seront un élément essentiel de la politique étrangère et de la sécurité nationale des Etats-Unis ». Le même jour, le secrétaire à la Défense, Lloyd Austin, a publié une déclaration complémentaire, indiquant que son « ministère prendra immédiatement les mesures politiques appropriées pour donner la priorité aux considérations relatives au changement climatique dans nos activités et nos évaluations des risques, afin d’atténuer ce facteur d’insécurité ». (Pour l’instant, cependant, l’idée que les républicains du Congrès soutiennent de telles positions, et encore moins les financent, est inimaginable).
Quoi qu’il en soit, de tels arguments ont déjà été éclipsés par l’obsession de l’administration Biden d’assurer une domination au niveau mondial face à la Chine ; de même une impulsion comparable se manifeste de la part des dirigeants chinois. Il n’en reste pas moins que la compréhension est là : le changement climatique constitue une menace existentielle majeure pour la “sécurité » étatsunienne et chinoise, une réalité qui ne fera que s’aggraver à l’avenir. Pour défendre leurs « patries respectives » – non pas l’une contre l’autre mais contre le dérèglement climatique – les deux parties seront de plus en plus contraintes de consacrer toujours plus de fonds et de ressources à la protection contre les inondations, aux secours en cas de catastrophe, à la lutte contre les incendies, à la construction de digues, au remplacement des infrastructures, à la réinstallation des populations et à d’autres entreprises liées au « désordre climatique », dont les coûts sont vertigineux. A un moment donné, ces coûts dépasseront de loin les montants nécessaires pour mener une guerre entre Etats-Unis et Chine.
Une fois qu’ils auront pris conscience de cette réalité, peut-être les responsables des Etats-Unis et de la Chine commenceront-ils à forger une alliance visant à défendre leurs propres pays et le monde contre les ravages à venir du changement climatique. Si John Kerry devait retourner en Chine et dire à ses dirigeants : « Nous supprimons progressivement toutes nos centrales à charbon, nous travaillons à éliminer notre dépendance au pétrole et nous sommes prêts à négocier une réduction mutuelle des forces navales et des missiles dans le Pacifique », il pourrait également dire à ses homologues chinois : « Vous devez commencer à supprimer progressivement votre utilisation du charbon dès maintenant – et voici comment nous pensons que vous pouvez le faire. »
Une fois cet accord conclu, les présidents Biden et Xi pourraient se tourner vers le Premier ministre indien Narendra Modi et lui dire : « Vous devez suivre nos traces et éliminer votre dépendance aux combustibles fossiles. » Puis, tous trois ensemble, ils pourraient dire aux dirigeants de toutes les autres nations : « Faites comme nous, et nous vous soutiendrons. Opposez-vous à nous, et vous serez coupés de l’économie mondiale et périrez. » C’est ainsi que l’on peut sauver la planète d’un Armageddon climatique. Il n’y a vraiment pas d’autre moyen. (Article publié sur le site TomDispatch, le 14 octobre 2021 ; traduction rédaction A l’Encontre)
Michael T. Klare est professeur émérite d’études sur la paix et la sécurité mondiale au Hampshire College et chercheur invité senior à l’Arms Control Association. Il est l’auteur de plus de 15 ouvrages.
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