« Qui est terroriste ? » Le cri claque et se répète, en arabe, dans la nuit de Washington. Le Hard Rock Café, qui accueille ce concert du groupe palestinien DAM, n’a jamais rien vu de semblable. Et que dire du FBI, dont le siège, de l’autre côté de la rue, ignore cette inattendue fièvre du samedi soir. Nous sommes à l’automne 2008, j’enseigne à l’université de Georgetown et DAM, qui se produit déjà en France depuis plusieurs années, perce outre-Atlantique à la faveur de la sortie du documentaire Slingshot hip hop. Ce hip-hop de la fronde est porté à pleins poumons par des formations originaires d’Israël (DAM est né à Lod, d’autres émergent à Acre ou en Galilée), de Cisjordanie ou de la bande de Gaza. C’est sur un écran américain que je découvre ainsi les PR (Palestinian Rapperz), un carré d’as de Gaza dont les textes m’impressionnent par leur maturité.
Deux ans plus tard, dans le cadre d’une recherche historique sur Gaza, je peux accéder au territoire et y rencontrer les PR le temps d’un narguilé en bord de plage. Ils vibrent à l’évocation des dizaines de rappeurs qui, dans les villes ou les camps de la bande assiégée, peaufinent leur breakdance, leur beatbox et leurs graffitis. Plutôt que d’évoquer les ruines et leur deuil (j’ignore alors que le père du leader a été tué dans un bombardement israélien), ils préfèrent parler d’avenir, ils misent énormément sur le centre Sharek qui doit servir de plate-forme aux musiciens de leur génération.
Peu après, la fermeture de Sharek par les gros bras du Hamas est la goutte d’eau qui fait déborder leur colère. Ils diffusent un « Manifeste de la jeunesse de Gaza » (dont la version française est publiée par Libération le 28 décembre 2010) pour dénoncer « un cauchemar au sein d’un autre cauchemar » : « emprisonnés par Israël, brutalisés par le Hamas, […] il y a une révolution qui bouillonne en nous ». Ce manifeste, traduit en une vingtaine de langues, attire plus de 20 000 membres sur sa page Facebook.
Ce sont les derniers jours d’un hiver arabe long comme toute l’existence de ces jeunes contestataires. A l’autre bout de la Méditerranée, Hamada Ben Amor, surnommé le « Général » dans son port de Sfax, en Tunisie, apostrophe le président Ben Ali, du haut de ses 21 ans : « Je sais qu’il y a tant de mots dans le cœur du peuple, mais l’oppression lui interdit de les exprimer, alors je vous les jette à la figure. » Du 8 au 10 janvier 2011, la résistance populaire de la ville de Kasserine marque le tournant de la révolution tunisienne. Le Général, incarcéré, est libéré la veille de la fuite de Ben Ali. Son rap accusateur, en écho de celui de ses compatriotes d’Armada Bizerta ou Lak3y, est repris en masse après la chute du dictateur. L’hebdomadaire Time, dans son classement des cent personnalités les plus influentes du monde, le propulse au 74e rang, devant Obama et Netanyahou !
Le rap engagé a aussi scandé la révolution égyptienne. Le régime tente d’enrayer la contestation en coupant l’Internet du 28 janvier au 3 février. Dès le rétablissement des communications internationales, les Arabian Knights mettent en ligne leur version samplée en arabe de Rebel, l’hymne a capella de Lauryn Hill, star afro-américaine du hip-hop. De Tahrir vers l’univers, les slogans s’entrechoquent en rimes, martelant la détermination des protestataires. Moubarak cède le 11 février, mais le flambeau est déjà repris par le rappeur libyen Ibn Thabit, qui conjure la jeunesse de Benghazi de se soulever contre Kadhafi.
En Cyrénaïque comme en Tripolitaine, l’insurrection se décline au son du hip-hop. Ces musiciens de combat, formés à l’arrache au soulèvement, invoquent volontiers les mânes de Tupac Shakur, l’enfant de Harlem tombé sous les balles des gangs à Las Vegas. FB17 se constitue en plein siège de Misrata. Et en Syrie, les jeunes révolutionnaires rétorquent en rap aux discours de Bachar al-Assad, qu’ils détournent et malaxent pour matraquer leur mantra : Li-ber-té !
Le rap arabe n’est pas qu’une fraternité masculine, la Palestino-Britannique Shadia Mansour fait l’unanimité au sud de la Méditerranée et c’est aussi depuis Londres que la Marocaine Master Mimz invective Moubarak en pleine occupation de Tahrir. Et le hip-hop ne se cantonne pas forcément à l’incantation, il se jette bien souvent dans la mêlée. Les Palestinian Rapperz sont au cœur de la mobilisation populaire pour contraindre les factions palestiniennes à se réconcilier (« Le peuple veut la fin de la division » est leur slogan) ; le 15 mars, ils rassemblent plus de 20 000 personnes à Gaza sous le seul drapeau palestinien. L’accord entre le Fatah et le Hamas, le mois suivant, en dépit de toutes ses ambiguïtés s’efforce aussi de neutraliser cette pression populaire.
Ce hip-hop, arabe et fier de l’être, convoque Saladin et Nasser, mais il parle surtout du peuple, et donc de la nation comme de son histoire. Il fournit leurs refrains militants aux mouvements populaires, où l’aspiration à la libération nationale vaut condamnation d’un régime accusé d’avoir trahi la patrie. Au début du siècle dernier, le poète tunisien Aboul Kassem Chebbi dénonçait déjà, au nom de la jeunesse arabe, la pulsion de mort des pouvoirs établis. Disparu à moins de 25 ans en 1934, il se rendit fameux pour sa Volonté de vie, manifeste en vers dont la phrase d’ouverture fut incorporée à l’hymne national tunisien : « Face au peuple qui veut la vie, le destin n’a plus qu’à se soumettre. » Aujourd’hui, c’est le groupe marocain Hoba-Hoba Spirit qui reprend cette exhortation sous les applaudissements des fans de hip-hop.
Le rap arabe n’est pas intimidé par la langue classique, il se veut héritier d’une longue tradition, tout comme l’intifada démocratique se déploie au nom de la nation. Alors, face à cette efflorescence, on se prend à rêver à un rap français qui abandonnerait enfin ses rimes à deux sous, qui cesserait de prolonger la « dépression » en « répression », un hip-hop qui oserait, pourquoi pas, Victor Hugo : Ceux qui vivent, ce sont ceux qui luttent ; ce sont/Ceux dont un dessein ferme emplit l’âme et le front.
Cet article est tiré de Libération du 1er août 2011