Édition du 17 décembre 2024

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Amérique latine

Comment la finance « verte » détruit l’Amazonie

Financer des projets peu polluants, investir dans des énergies renouvelables, ne pas contribuer au réchauffement climatique... De plus en plus d’investisseurs recherchent des placements profitables mais respectables. Les obligations « vertes », un nouvel outil financier présenté comme plus écolo, sont là pour les séduire. Mais peut-on vraiment s’y fier ? L’exemple de GDF Suez, de ses grands projets de barrages en Amazonie, et des critères plus que flous qui entourent ce type d’investissement, montrent que ces financements « responsables » pourraient servir à « tout et n’importe quoi ».

Tiré de Basta Mag.

La transition énergétique, tout le monde en parle mais peu la financent. Face à la défaillance des pouvoirs publics, empêtrés dans leurs politiques d’austérité, les regards se tournent vers le « secteur privé » et les marchés financiers. Un nouvel outil financier est en train d’émerger pour donner corps à ces espoirs d’un monde moins pollué : les « obligations vertes » (green bonds ou climate bonds en anglais).

Cette année, l’entreprise énergétique française GDF Suez a battu tous les records en levant 2,5 milliards d’euros grâce à une émission obligataire « verte » [1]. Le principe ? Comme dans le cadre d’une obligation traditionnelle, l’entreprise lève de l’argent auprès des investisseurs, qu’elle devra rembourser à une échéance fixée d’avance, généralement éloignée, ce qui lui permet d’investir sur le long terme. Mais pourquoi ces outils financiers seraient-ils plus « verts » que d’autres ? L’argent collecté est censé servir exclusivement à financer des projets d’énergies renouvelables ou d’efficacité énergétique. Le succès a été au rendez-vous pour GDF Suez, puisque son « obligation verte » a attiré trois fois plus d’acheteurs que ce qui était prévu. Près des deux tiers des souscripteurs ainsi séduits étaient des investisseurs éthiques ou « socialement responsables ». Donc soucieux de placer leur argent au service de causes environnementales ou sociales respectables.

Opération de communication

Tout irait-il pour le mieux dans le meilleur des mondes ? L’énergie éolienne ou solaire va t-elle détrôner les centrales à charbon et au gaz de GDF Suez ? Pas pour plusieurs associations écologistes françaises et internationales qui dénoncent une vaste opération de « greenwashing » et ont nominé l’entreprise au prix Pinocchio, un concours ouvert au vote des internautes de la pire multinationale en matière d’environnement. La communauté financière impliquée dans la promotion des obligations vertes craint même que les controverses suscitées par GDF Suez ne pèsent sur le développement futur de leur « produit ».

Que reproche-t-on exactement au géant énergétique français et à son « obligation verte » ? Tout d’abord, l’entreprise continue de développer massivement les énergies fossiles, donc très polluantes. Outre ses activités gazières traditionnelles, elle gère des centrales au charbon – la source d’énergie la plus néfaste pour le climat – partout sur la planète. GDF Suez s’apprête même à en construire de nouvelles, en Afrique du Sud, au Maroc, en Turquie, en Allemagne et ailleurs [2]. Ouvrir une niche d’énergie verte pour mieux soigner son image, attirer des investisseurs « socialement responsables » tout en poursuivant ses investissements massifs dans les énergies très polluantes… Une bonne affaire !

« Si GDF Suez était réellement soucieux de contribuer à la transition énergétique, [elle] mettrait un terme à ses investissements dans les énergies fossiles. En l’état actuel de [ses] projets et de leur mix énergétique, l’émission verte de mai 2014 apparaît moins comme l’outil mis en place par GDF Suez pour lutter contre les changements climatiques que comme une opportunité de lever des financements à des termes plus avantageux », dénoncent les Amis de la terre et Amazon Watch dans une lettre à l’entreprise [3].

Déforestation, émeutes et travail esclave

Mais il y a plus : l’obligation verte de GDF Suez pourrait être utilisée pour financer des projets dans le solaire ou dans l’éolien, mais aussi des grands barrages hydroélectriques. Et pas n’importe lesquels : ceux que l’entreprise construit ou projette d’édifier au beau milieu de l’Amazonie, à commencer par l’un des plus controversés au monde, celui de Jirau. Projet énergétique phare de GDF Suez (auquel l’Observatoire des multinationales a consacré une longue enquête), ce mégabarrage situé sur le rio Madeira en Amazonie brésilienne, non loin de la frontière avec la Bolivie, s’est révélé un véritable désastre environnemental et humain.

Les populations traditionnelles de la région ont vu leurs moyens de subsistance détruits. Des tribus indigènes isolées ont été chassées de leurs territoires ancestraux. La déforestation a considérablement augmenté, à cause du chantier lui-même et de l’afflux de population qu’il a entraîné. Le chantier a été le théâtre de deux émeutes ouvrières massives, et des cas de travail esclave y ont été identifiés. Les conséquences à plus long terme sur les écosystèmes font l’objet de toutes les craintes, notamment parce que les études d’impact initiales ont été délibérément minimisées. Début 2014, la région a été frappée par des inondations historiques, dont beaucoup de riverains ont rendu responsable le barrage de GDF Suez. Suite à ces événements, un juge a ordonné à l’entreprise de refaire toutes ses études d’impact et d’indemniser les victimes de l’inondation.

Malgré ces graves critiques, le barrage de Jirau a bien été mentionné comme l’un des projets « finançables » par les obligations vertes, lors des « présentations aux investisseurs » organisées par GDF Suez. Au-delà de Jirau, l’obligation pourrait également servir à financer d’autres grands barrages, comme ceux du rio Tapajós, l’une des seules régions encore préservées de l’Amazonie [4].

Un grand barrage qui n’a rien de vert

L’inclusion de grands barrages dans le domaine de la finance « verte » ne va pas de soi. Ces grands projets entraînent souvent des atteintes aux droits humains et des conséquences environnementales et sociales dévastatrices. Malgré son image d’énergie « renouvelable », l’hydroélectricité à très grande échelle occasionne d’importantes émissions de gaz à effet de serre. D’une part, la construction de grands ouvrages au cœur de forêts primaires occasionne, directement ou indirectement, une déforestation plus vaste.

Ensuite, de plus en plus d’études scientifiques démontrent que les retenues des barrages tropicaux sont sources d’émissions de méthane (un gaz à effet de serre nettement plus puissant que le CO2), du fait de la décomposition de la végétation dans l’eau. Autant de raisons qui font que les grands barrages restent le plus souvent exclus du champ des énergies « vertes », même chez des acteurs que l’on peut difficilement soupçonner d’intégrisme écologique comme EDF ou la banque britannique Barclays [5].

Une agence de notation payée par ceux qu’elle note

Le barrage de Jirau est déjà quasi achevé. Les premières turbines sont en opération depuis septembre 2013. L’achèvement du chantier, commencé en 2008, est prévu pour 2015. Une obligation verte drainant l’argent des investisseurs éthiques pour financer des projets de grands barrages controversés... qui sont déjà édifiés ? On comprend que la pilule soit difficile à avaler, y compris chez certains partisans des obligations vertes. Pourtant, aucun document officiel de GDF Suez ne mentionne explicitement Jirau pour séduire les investisseurs. Et l’entreprise dénonce le « procès d’intention » qui lui est fait à l’occasion des prix Pinocchio [6]. Mais elle a néanmoins refusé d’apporter le démenti formel que lui demandaient une coalition d’organisations environnementalistes dans une lettre ouverte. Il faudra attendre l’allocation des fonds qui sera annoncée a posteriori, dans son rapport annuel, qui sera publié au printemps 2015.

En ce qui concerne l’impact environnemental et social des projets financés via son obligation verte, GDF Suez renvoie aux « critères d’éligibilité » qu’elle a défini en collaboration avec l’agence de notation sociale Vigeo. Ces critères relèvent de cinq grands principes : « La protection de l’environnement, la contribution au développement local et au bien-être des communautés locales, le respect des principes éthiques et d’équité envers les fournisseurs et sous-traitants, la gestion des ressources humaines et la gouvernance des projets sélectionnés ». Problème : comme souvent en matière de « responsabilité sociale d’entreprise », ces critères sont formulés de manière extrêmement floue [7].

« Le ground zero du greenwashing »

Côté conditions de travail et salaires, par exemple, l’un des critères se contente du respect de la législation en vigueur dans le pays concerné. En matière environnementale, il n’est question que d’ « évaluer » et « gérer » les impacts par des « mesures appropriées », sans plus de précisions. Et l’appréciation du respect de ces critères est laissée à Vigeo, rémunérée pour ce faire par GDF Suez, et qui s’appuiera exclusivement sur des informations fournies par… GDF Suez. Comme toute agence de notation, elle est rémunérée par les « clients » qu’elle est censée noter de manière indépendante. Et certains de ces clients figurent parmi ses actionnaires, dont Suez, mais aussi Total, Airbus, ArcelorMittal ou Vinci. Lorsque l’on regarde la liste des entreprises notées positivement par Vigeo, on se demande quels dégâts sociaux ou environnementaux elles devraient réaliser pour ne pas y figurer [8] !

GDF Suez n’a pas ménagé ses efforts pour justifier son grand barrage amazonien, comme l’avait expliqué l’Observatoire des multinationales dans son enquête. Malgré des années de controverses, malgré la nomination de GDF Suez parmi les « pires multinationales de l’année » en 2010 [9] à cause de son implication dans Jirau, l’entreprise française n’a aucun scrupule à présenter son barrage comme un modèle de développement durable. Elle a influencé la création d’une certification « verte » taillée sur mesure pour les besoins de l’industrie des grands barrages, le Hydropower Sustainability Assessment Protocol, une certification moins exigeante que les normes internationales existantes. Elle a réussi à inclure Jirau dans le cadre du « Mécanisme de développement propre » du protocole de Kyoto – ce qui permet à GDF d’amasser des crédits carbone pour continuer tranquillement de polluer ailleurs.

« On peut faire financer n’importe quoi »

Pourquoi s’arrêter en si bon chemin ? « Le cas de Jirau représente le ‘ground zero’ du greenwashing, dénonce Christian Poirier, de l’ONG Amazon Watch. Si GDF Suez parvient à inclure Jirau ou d’autres grands barrages tropicaux dans le périmètre de son obligation verte, il y a un risque de baisse généralisée des standards sociaux et environnementaux. Si GDF Suez parvient à faire financer Jirau par ce biais, c’est que l’on peut faire financer n’importe quoi. »

De nombreux acteurs, y compris chez les écologistes, placent beaucoup d’espoirs dans le développement des obligations vertes. Le marché représentait 4,5 milliards d’euros en 2012. On s’attend à ce qu’il atteigne les 28 milliards d’euros en 2014, et les 100 milliards en 2016. Des grandes entreprises mondiales comme EDF et GDF Suez, mais aussi Unilever ou Toyota, se lancent sur ce créneau, naguère réservé à une poignée d’institutions financières internationales comme la Banque mondiale. Quelques jours avant le Sommet sur le climat de l’Onu qui s’est tenu à New York en septembre dernier, le Secrétaire général de l’organisation Ban Ki-Moon a cité les « obligations vertes » comme l’un des rares domaines où l’on pouvait espérer des progrès à court terme.

En l’absence de normes suffisamment fortes et acceptées de tous, ce produit financier reste sujet à tous les abus et à toutes les manipulations Particulièrement si on le laisse entre les mains de multinationales, comme GDF Suez, qui ont tout intérêt au statu quo énergétique. Craignant une répétition du fiasco écologique et éthique des marchés carbone et du « Mécanisme de développement propre », 118 organisations de la société civile ont adressé une lettre ouverte à Ban Ki-Moon pour lui demander de privilégier l’investissement public et le mettre en garde contre l’usage des « financements climatiques » pour payer des « énergies sales ».

Bientôt des obligations « vertes » pour le charbon ?

« Le marché des obligations vertes n’en est qu’à ses premiers pas, et on voit déjà des obligations prétendument ‘vertes’ mises en relation avec des barrages destructeurs, déplore Ryan Brightwell du réseau Banktrack. Même l’industrie du charbon se demande si les obligations vertes ne sont pas ‘une nouvelle frontière pour le secteur’. La réponse est clairement non. Pour que ce marché ait une quelconque crédibilité comme moyen de lutter contre le changement climatique, les émetteurs doivent respecter des critères clairs et fondés scientifiquement quant à ce que l’on peut considérer comme ‘vert’ – tenant compte de l’ensemble des impacts sociaux et environnementaux des projets financés, et avec un ‘reporting’ transparent et public. »

Avec son obligation verte, GDF Suez est encore très loin d’une telle manière de procéder. Les associations demandent toujours que l’entreprise exclue Jirau et tout autre grand barrage du périmètre de ses investissements, et qu’elle s’engage à mettre en œuvre une procédure transparente et contradictoire d’allocation des fonds. Pour soutenir ces demandes, rendez-vous sur le site des Prix Pinocchio. Les votes sont ouverts jusqu’au 17 novembre.

Notes

[1] Le précédent record était tenu par une autre entreprise énergétique française, EDF, qui a levé 1,4 milliard d’euros par ce biais en novembre 2013.

[2] Voir la cartographie élaborée par les Amis de la terre.

[3] Accessible sur cette page.

[4] Comme EDF, GDF Suez est présente dans la zone via sa participation au Groupe d’études Tapajós (lire l’article de l’Observatoire des multinationales) et est candidate pour construire et exploiter le futur barrage de São Luiz do Tapajós, le plus important prévu dans la région, dont les enchères doivent se tenir dans quelques mois.

[5] EDF, lors de sa propre émission obligataire, a choisi, au contraire de sa concurrente GDF Suez, de restreindre son usage au solaire et à l’éolien, alors qu’elle est elle aussi impliquée dans le secteur des grands barrages amazoniens. De leur côté, la banque Barclays et l’entreprise de services financiers MSCI sont sur le point de lancer un « indice des obligations vertes » (green bond index excluant les ouvrages hydroélectriques supérieurs à 25 MW. Jirau en fera 3750…

[6] Lire sa réponse complète ici.

[7] Ils sont consultables ici.

[8] L’indépendance et la crédibilité de Vigeo est régulièrement mise en cause par les associations environnementalistes et la presse (lire par exemple cet article de Basta !)

[9] Les prix Pinocchio 2010 et les « Public Eye Awards ».

Olivier Petitjean

Auteur pour Basta Mag.

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