Édition du 17 décembre 2024

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États-Unis

Chomsky : « Le vote n’est pas la fin de notre tâche. Ce n’est que le début »

Joe Biden est le vainqueur de l’élection de 2020. Pourtant, si Trump a perdu, les démocrates n’ont pas réussi à concrétiser la vague bleue que certains attendaient – et Trump s’en est très bien sorti malgré la pandémie.

Paru sur le site A l’encontre
8 novembre 2020

Entrevue avec Noam Chomsky par C.J. Polychroniou

Dans cette interview exclusive, Noam Chomsky partage certaines de ses idées sur la popularité continue de Trump et sur ce que la gauche doit faire dans les années à venir, en soulignant que le vote n’est jamais une fin – seulement un début.

C.J. Polychroniou : Bien que Biden ait gagné les élections, les démocrates n’ont pas réussi à concrétiser cette ample vague bleue, et il est clair que nous continuerons à faire face au trumpisme à grande échelle. Étant donné que vous avez été extrêmement sceptique dès le premier jour, qu’est-ce qui, selon vous, a contribué au vote massif pour Trump [70’993’368 suffrages], alors même que Biden a connu un appui électoral encore plus massif [75’266’178] ? Ou, pour formuler les questions différemment : pourquoi près de la moitié du pays continue-t-elle à soutenir un dangereux leader charlatan avec une passion aussi fébrile ?

Noam Chomsky : Le fait même qu’une personne puisse être considérée comme un candidat sérieux après avoir simplement tué des dizaines, voire des centaines de milliers d’Américains suite à une attitude désastreuse face au Covid-19 est une victoire extraordinaire pour Trump – et une défaite pour le pays, pour le monde et pour les espoirs d’un avenir décent.

Certaines des victoires de Trump sont très révélatrices. Un reportage sur NPR (National Public Radio) a parlé de sa victoire dans un solide comté démocrate à la frontière du Texas et du Mexique, avec de nombreux Latinos pauvres qui n’avaient pas voté républicain depuis un siècle, depuis Harding [président du 4 mars 1921 jusqu’à sa mort, le 2 août 1923]. L’analyste de NPR attribue la défaite, ici, de Biden à sa célèbre « gaffe » lors du dernier débat, dans lequel il a déclaré que nous devons agir pour sauver la société humaine de la destruction, dans un avenir pas très lointain. Ce ne sont pas ses mots, bien sûr, mais c’est le sens de sa déclaration : nous devons prendre des mesures pour nous éloigner des combustibles fossiles, qui sont au cœur de l’économie régionale. Que ce soit la raison de ce changement radical de vote, ou qu’il soit attribuable à un autre des colossaux échecs de l’organisation de la campagne du Parti démocrate, le seul fait que le résultat soit attribué à la « gaffe » est en soi révélateur de la pourriture de la culture dominante. Aux États-Unis, c’est [considéré] comme une grave « gaffe » d’oser laisser entendre que nous devons agir pour éviter un cataclysme.

Les travailleurs pauvres de la zone frontalière ne votent pas pour les conséquences prévisibles de la course au cataclysme de Trump. Ils peuvent simplement être sceptiques quant aux prévisions de la science. Soixante pour cent des républicains conservateurs (35% des républicains modérés) pensent que les humains ne contribuent « pas trop/pas du tout » au réchauffement climatique. Un sondage publié dans la revue Science a révélé que seulement 20% des républicains font confiance aux scientifiques « beaucoup… pour faire ce qui est bon pour le pays ». Pourquoi alors croire aux prédictions alarmistes ? Après tout, ce sont les messages que la Maison Blanche et sa chambre d’écho médiatique leur martèlent quotidiennement.

Les travailleurs du Texas du Sud ne sont peut-être pas prêts à sacrifier leur vie et leur communauté aujourd’hui sur la base des affirmations des cercles « d’élite » auxquels ils ont été instruits de ne pas faire confiance. Ces tendances ne peuvent être imputées uniquement à la malveillance de Trump. Elles remontent à l’échec du Parti démocrate à présenter à la population un programme sérieux pour parer à une catastrophe environnementale tout en améliorant la vie et le travail – non pas parce que de tels programmes n’existent pas, car ils existent. Mais parce qu’ils ne conviennent pas aux néolibéraux clintoniens proches des donateurs qui dirigent le Parti démocrate.

Et ce n’est pas tout. Trump a fait preuve de génie politique en exploitant les courants toxiques qui coulent sous la surface de la société américaine. Il a habilement nourri et amplifié les courants de la suprématie blanche, du racisme et de la xénophobie qui ont des racines profondes dans l’histoire et la culture étatsuniennes, aujourd’hui exacerbées par la crainte qu’« ils » [les « minorités »] ne s’emparent de « notre » pays, avec sa majorité blanche de plus en plus réduite. Et les inquiétudes sont profondes. Une étude minutieuse du politologue Larry Bartels révèle que les républicains estiment que « le mode de vie traditionnel étatsunien disparaît si vite que nous pourrions devoir recourir à la force pour le sauver », et plus de 40% d’entre eux sont d’accord pour dire qu’« un temps viendra où les Etatsuniens patriotes devront prendre la loi dans leurs mains ».

Trump a aussi habilement exploité les réservoirs de colère et de ressentiment économique des classes laborieuses et moyennes qui ont été soumises à l’assaut néolibéral bipartisan ces 40 dernières années. S’ils ont le sentiment d’avoir été volés, ils ont de bonnes raisons. La Rand Corporation a récemment estimé le transfert de richesse des 90% les plus pauvres vers les très riches au cours des quatre décennies néolibérales à 47 billions de dollars, ce qui n’est pas rien. En y regardant de plus près, le transfert s’est fait principalement au profit d’une petite fraction des très riches. Depuis Reagan, le 0,1% les plus riches ont doublé leur part de la richesse du pays pour atteindre le chiffre étonnant de 20%.

Ces résultats ne sont pas la conséquence de principes économiques ou de lois de l’histoire, mais de décisions politiques délibérées. Si les décisions sont détournées du gouvernement (« le gouvernement est le problème », comme Reagan le proclamait), elles ne disparaissent pas. Elles sont placées entre les mains du secteur des grandes firmes, qui doit être guidé uniquement par la cupidité (selon le gourou économique néolibéral Milton Friedman). Avec de telles directives en place, les résultats ne sont pas difficiles à anticiper.

En plus du braquage de train [allusion au « casse du siècle » que fut en 1963 l’attaque du train Glasgow-Londres], se montant à près de 50’000 milliards de dollars, l’économie internationale (« mondialisation ») a été structurée de manière à mettre les travailleurs étatsuniens en concurrence avec ceux des pays à bas salaires qui ne bénéficient d’aucun droit, tandis que les très riches se voient accorder une protection contre les forces du marché, par exemple par des droits de brevet exorbitants. Là encore, les effets de cette entreprise bipartisane ne sont pas une surprise.

Les travailleurs moins éduqués ne connaissent peut-être pas les détails ou ne comprennent pas les mécanismes qui ont été conçus pour miner leur vie, mais ils en voient les résultats. Les démocrates ne leur offrent rien. Ils ont depuis longtemps abandonné la classe ouvrière et ont été des collaborateurs à part entière dans ce racket. En fait, Trump nuit aux travailleurs encore plus qu’à l’opposition, mais il fustige les « élites » – tout en servant servilement le secteur des super-riches et des entreprises, comme son programme législatif et ses décrets le démontrent amplement.

Outre les mesures prises presque quotidiennement pour éroder l’environnement (qui permet la vie) et pour remplir le système judiciaire de jeunes avocats d’extrême droite, la principale réalisation de l’administration Trump-McConnell [Mitch McConnel, leader des républicains au Sénat] a été l’escroquerie fiscale de 2017 : « une augmentation retardée des impôts déguisée en réduction d’impôts », explique l’économiste Joseph Stiglitz. « L’administration Trump a un sale petit secret : elle ne prévoit pas seulement d’augmenter les impôts de la plupart des Etatsuniens. L’augmentation a déjà été signée, scellée et livrée, enfouie dans les pages du Tax Cuts and Jobs Act de 2017. »

La loi a été soigneusement conçue pour réduire les impôts au départ afin de « tromper » les Américains en leur faisant croire que leurs impôts étaient réduits, mais avec des mécanismes garantissant que les augmentations d’impôts « toucheraient presque tout le monde, sauf les personnes au sommet de la hiérarchie économique. Tous les groupes de contribuables ayant des revenus de 75’000 dollars et moins – soit environ 65% des contribuables – seront confrontés à un taux d’imposition plus élevé en 2021 qu’en 2019. » C’est le même dispositif que les républicains de George W. Bush ont utilisé pour vendre leur « réduction d’impôts » de 2001 – pour les riches.

Que se passera-t-il si Trump refuse d’accepter une victoire de Biden et cherche à régler l’affaire devant la Cour suprême ? Et lorsque les avocats des firmes et les milices auront fini de faire leur travail, y a-t-il la moindre possibilité que le pays se retrouve sous la loi martiale ?

Je pense que nous n’en arriverons pas là, mais c’est une hypothèse sans grand fondement. Donald Trump a de bonnes raisons – peut-être même son avenir personnel – de s’accrocher à son poste par tous les moyens possibles. Nous ne sommes pas à l’époque de Richard Nixon, qui avait de bonnes raisons de mettre en doute la légitimité du vote qu’il a perdu en 1960, mais qui a eu la décence de faire passer le « bien-être » du pays avant ses ambitions personnelles. Ce n’est pas Donald Trump. Et l’organisation qui rampe à ses pieds [son Parti républicain] n’est pas le parti politique d’il y a 60 ans.

Trump a encore deux mois pour manier le boulet de démolition qui a déjà porté atteinte aux États-Unis, fait du tort au monde et menacé gravement l’avenir. Son penchant à détruire tout ce qu’il n’a pas créé, quel qu’en soit le prix, est difficile à sous-estimer. Il pourrait décider de tenter le tout pour le tout.

Quelles sont les prochaines étapes pour la gauche ?

Pour la gauche, les élections sont un bref interlude dans une vie de politique réelle, un moment pour se demander s’il vaut la peine de prendre congé pour voter – généralement contre. En 2020, le choix a été transparent, pour des raisons qui ne méritent pas d’être revues ici. Puis il y a le retour au travail. Une fois que Trump aura été complètement écarté, le travail consistera à aller de l’avant pour construire le monde meilleur qui est à portée de main. (Entretien publié sur le site de Truthout en date du 7 novembre 2020 ; traduction rédaction A l’Encontre)

[Cette interview a été légèrement modifiée pour plus de clarté. Elle a également été mise à jour pour refléter la victoire de Joe Biden sur Donald Trump lors des élections de 2020.]

C.J. Polychroniou est l’auteur notamment de Optimism Over Despair : Noam Chomsky On Capitalism, Empire, and Social Change, une anthologie d’entretiens avec Chomsky publiée à l’origine chez Truthout et rassemblée par Haymarket Books.

Noam Chomsky

prof. MIT

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