Tiré de A l’Encontre
12 juin 2023
Par Luis Vitale
Des tanks devant le Palais de la Moneda dans lequel se trouvait Allende.
Le gouvernement de Pinochet et des forces armées en tant qu’institution : contexte latino-américain
Le coup d’État chilien, bien que présentant des spécificités importantes, s’inscrivait dans un processus reflétant des caractéristiques générales dans la plupart des pays d’Amérique latine, notamment au Brésil et dans le Cône Sud.
Les tendances générales sont apparues au milieu des années 1960, à la suite de la politique de Sécurité nationale, inspirée par le Département d’État étasunien. Cette politique a modifié les fonctions traditionnelles des forces armées latino-américaines, dont la mission n’était plus de garantir la sécurité extérieure et de défendre l’intégrité territoriale de chaque nation, mais de garantir la sécurité intérieure, en plus de leur rôle historique de défenseurs de la sécurité aux frontières. Pour mettre en œuvre ce projet politico-militaire, le Département d’État, conseillé par les services de renseignement et les forces armées, a ouvert des centres de formation en stratégie militaire et politique pour les officiers des forces armées latino-américaines, sur la base de la toute nouvelle conception selon laquelle l’ennemi se trouve à l’intérieur de chaque pays.
Après sa tournée de 1969 en Amérique latine, Nelson Rockefeller [gouverneur de l’État de New York et envoyé spécial du président Nixon] a soutenu sans ambiguïté que, face à la crise de direction politique des partis de l’establishment en Amérique latine, la seule alternative pour contenir la montée des peuples était l’établissement de gouvernements militaires ; une stratégie bientôt adoptée par les présidences de Lyndon Johnson (novembre 1963-janvier 1969), Richard Nixon (janvier 1969-août 1974), Gerald Ford (août 1974-janvier 1977) et Ronald Reagan (janvier 1981-janvier 1989), qui ont augmenté les prêts à des fins de logistique militaire ainsi que la participation militaire dans les entreprises industrielles afin d’accentuer leur « pouvoir effectif ». Les officiers supérieurs sont devenus une strate sociale plus définie, directement liée aux intérêts du capital monopoliste et de ses partenaires « nationaux » de seconde catégorie. De fait, cette nouvelle bureaucratie militaro-technique a commencé à s’impliquer dans le processus productif et financier.
La classe dirigeante, qui constatait la faiblesse de ses propres partis pour surmonter la crise politique, a décidé dans la plupart des pays, de déléguer le pouvoir aux forces armées. De facto, les partis ont été remplacés par l’armée et par des institutions corporatistes telles que les chambres d’industrie, d’agriculture et de commerce. De cette façon, la sortie anticonstitutionnelle a été légitimée et l’illégitimité politique a été institutionnalisée.
La nouvelle fonction anti-insurrectionnelle interne visait à empêcher l’émergence d’une alternative anticapitaliste similaire à celle inaugurée par la Révolution cubaine. « L’Alliance pour le progrès » [Alliance for Progress créée en 1961 par John Fitzgerald Kennedy] avait réussi à contenir, bien que brièvement, les revendications de certains secteurs opprimés, notamment la paysannerie, à la suite d’une réforme agraire limitée recommandée par John F. Kennedy. Ces plans de transformation graduelle « progressiste » ont stimulé la création de nouveaux partis politiques centristes, notamment les démocrates-chrétiens, les radicaux-libéraux comme alternative à la droite traditionnelle et oligarchique. Mais, contradictoirement, ils ont fait naître des attentes qui se sont rapidement traduites par de nouvelles mobilisations sociales, influencées par les avancées vers le socialisme sur l’île de Martí (Cuba).
C’est précisément pour mettre un terme à ce processus d’essor populaire qui, dans certains pays d’Amérique latine, se combinait avec des actions de guérilla et des actions armées, que le Département d’État étasunien a décidé d’encourager les changements susmentionnés relatifs aux nouvelles fonctions des forces armées, dont la première manifestation concrète a été le coup d’État militaire contre le président constitutionnel brésilien Joao Gulart, en 1964. La direction de l’URSS n’a exprimé aucune opposition internationale à cette stratégie, car une révolution généralisée en Amérique latine pourrait mettre en danger sa politique de coexistence pacifique et armée avec les États-Unis.
Le soulèvement populaire a pris des caractéristiques régionales, notamment dans le Cône Sud. Les grèves générales en Uruguay entre 1967 et 1972, soutenues par les Tupamaros ; les mobilisations argentines de 1968, exprimées dans le « Cordobazo », le « Chaqueñazo » et le « Mendozazo », soutenues entre autres par le Parti révolutionnaire des travailleurs et les Montoneros ; le triomphe de Salvador Allende et, surtout, la situation révolutionnaire bolivienne, qui a porté au pouvoir le général national anti-impérialiste Juan José Torres et a conduit à la création de l’Assemblée populaire de 1971, ont ouvert une phase de régionalisation prérévolutionnaire.
En réponse, les États-Unis ont conseillé aux forces armées des pays du Cône Sud de lancer un processus de régionalisation de la contre-révolution. Les coups d’État commencent en Bolivie en 1971 [avec l’aide de la dictature brésilienne et les Etats-Unis, le pouvoir sera transféré à Hugo Banzer Suárez], se poursuivent en Uruguay en juin 1973, puis au Chili en septembre de la même année et en Argentine en mars 1976, concrétisant ainsi cette régionalisation de la contre-révolution.
Le coup d’État chilien s’inscrit dans cette tendance dans le Cône Sud, bien qu’il ait été évidemment précipité par l’intensification des luttes sociales et politiques pendant le gouvernement d’Unité populaire. Il exprimait clairement un phénomène clé : la participation des forces armées, en tant qu’institution, au coup d’État et au pouvoir, à l’administration totale des fonctions de l’État [1].
Pour comprendre l’ampleur de cet accès au pouvoir des forces armées visant à surmonter la crise de la direction politique des partis de la classe dominante, il faut se rappeler que les coups d’État précédents avaient été menés par des caudillos militaires, comme Juan Vicente Gómez [1908-1913] et Pérez Jiménez [1953-1958] au Venezuela, Rojas Pinilla [1953-1957] en Colombie, Manuel A. Odría [1948-1956] au Pérou, etc. sans impliquer les forces armées dans l’administration de l’État. À partir des années 1960 et 1970, les forces armées en tant qu’institution ont pris le pouvoir.
Un nouveau facteur subjectif est apparu dans la politique latino-américaine : « le parti militaire ». Même si ce « parti militaire » n’avait pas la même structure organisationnelle que les partis politiques, les officiers supérieurs ont commencé à délibérer dans leurs assemblées, à discuter des orientations du gouvernement, de la politique économique, de la politique internationale et de tout ce qui concerne les affaires de la nation.
Les forces armées, en tant qu’institution, au pouvoir
La junte constituée en 1973 au Chili a exprimé sans équivoque que le pouvoir résidait dans les Forces armées en tant qu’institution, étant composée des commandants en chef de l’armée de terre, Augusto Pinochet, de la marine, José Toribio Medina, de l’armée de l’air, Gustavo Leigh, et du Directeur général des carabiniers, César Mendoza. Pour pouvoir désigner ce dernier, il a fallu licencier plusieurs généraux de haut rang.
Afin d’indiquer clairement que le pouvoir total résidait dans les Forces armées, toute activité des partis politiques a été interdite, laissant la plupart d’entre eux – les partis de gauche – en dehors de la légalité imposée. La fermeture du Parlement a été ordonnée par décret, en violation flagrante des dispositions de la Constitution de 1925. Le décret-loi n° 128 du 12 novembre 1973 établit que « la Junte assume toutes les fonctions des pouvoirs législatif et exécutif et, par conséquent, le pouvoir constitutionnel qui leur correspond ». La Cour constitutionnelle a été dissoute et les registres électoraux ont été déclarés nuls et non avenus.
Le quotidien El Mercurio du 13 novembre 1973 reproduit la déclaration suivante de Pinochet : « L’adhésion à la Junte de gouvernement implique de renoncer à l’action politique partisane ». Le décret 1921 du début de 1974 interdit aux partis politiques encore tolérés de faire des déclarations, de tenir des réunions, de faire de la propagande et d’interférer dans les activités syndicales. Aux objections de Patricio Aylwin [président du Sénat en 1971, il remercie l’armée « pour avoir sauvé le pays et sa démocratie » le 11 septembre 1973], au nom de la Démocratie chrétienne, le ministère de l’Intérieur a répondu : « Dans le pays, il y a un gouvernement militaire, en état de siège et de guerre interne » [2].
Si la « mémoire historique » s’est effacée [en 1998, date de rédaction de l’ouvrage] sur le fait que les forces armées, en tant qu’institution, ont gouverné pendant 17 ans, le commandant en chef de l’armée [de 1998 à 2002], le général Ricardo Izurieta, contribue à la récupérer : à l’occasion de sa visite à Pinochet à Londres [en septembre 1998 Pinochet est arrivé à Londres pour une visite privée ; il avait été invité à plusieurs reprises par l’industrie de la Défense ; après de nombreuses négociations portant sur la possibilité d’un procès ou d’une extradiction, le secrétaire d’Etat à l’Intérieur, travailliste, Jack Straw, le « renvoie » au Chili], les parlementaires de l’Union démocrate indépendante-UDI [créée en 1983] Hernán Larraín et Juan Antonio Coloma ont déclaré : « Le général Izurieta a dit au monde entier que tout ce que l’on ferait au sénateur Pinochet en sa qualité de chef d’État du Chili pendant le gouvernement militaire, on le ferait à l’armée, puisque ce gouvernement n’était pas l’œuvre d’une seule personne, mais l’œuvre d’une institution, dans toute son extension » [3].
La guerre interne comme prétexte à la répression
Le concept de guerre interne utilisé par la Junte militaire n’a aucun fondement réel car il n’y a pas eu deux armées qui se sont affrontées lors du coup d’État, comme cela avait été le cas lors des guerres civiles de 1829, 1851, 1859 et 1891. À proprement parler, il a été utilisé pour justifier une répression tellement massive qu’elle n’avait pas de précédent, même en tenant compte des massacres de Santa María [travailleurs chiliens, péruviens et boliviens massacrés par l’armée et la marine chilienne, le 21 décembre 1907, dans le port d’Iquique devant l’école Santa María], San Gregorio [1914], Marusia [mars 1925], La Coruña [juin 1925], de la « semaine rouge » [en mai 1909 contre les organisations syndicales, anarchistes, socialistes] et de Puerto Natales [en 1919, massacre suite à la mobilisation ouvrière face à des grands propriétaires terriens contrôlant aussi le secteur des usines frigorifiques-viande], perpétrées par les militaires sur ordre de la classe dirigeante.
En utilisant la terminologie militaire, nous pouvons dire que ce qui s’est passé depuis septembre 1973 est une variante de la « guerre de basse intensité », systématisée par la Doctrine de sécurité nationale, mise en place par les forces armées et les services de renseignement étasuniens.
Le fait qu’il y ait eu des réponses armées sporadiques dans les premiers jours du coup d’État de septembre 1973 ne nous permet pas de caractériser ces affrontements comme le début d’une guerre civile, un concept plus précis encore que celui de guerre interne, car il est bien connu que la résistance au coup d’État a été très faible.
Les partis de l’Unité populaire disposaient de quelques armes, en particulier la gauche socialiste, qui s’en est servie, en tirant depuis des bâtiments du centre de Santiago, comme ceux entourant La Moneda (Palais présidentiel) et le Service national de santé ; de la Société de développement de la production, créée en 1939, et de la Banque du Chili. Mais ils ont été abattus après deux jours d’échange de tirs, faute de tactique et de stratégie pour faire face au coup d’État.
Les travailleurs de certaines usines des Cordons industriels, comme dans le cas de l’usine Sumar, ont utilisé des fusils et des mitrailleuses, mais ils ont été rapidement désarmés et forcés à s’allonger par terre. La tactique de la grève générale avec occupation des usines lancée par la Centrale unique des travailleurs a été une erreur car elle favorisait, contradictoirement, les militaires, qui ont ainsi pu emprisonner les travailleurs concentrés dans les entreprises, une erreur que la gauche uruguayenne avait également commise lors du coup d’État de juin 1973.
L’autre organisation disposant d’armes légères et de quelques mitrailleuses était le MIR, mais il n’a pas non plus réussi à mettre son plan à exécution. Pas même une réponse n’a été improvisée lors de la réunion entre les dirigeants socialistes et du MIR le jour du coup d’État dans la commune de San Miguel [qui fait partie de l’agglomération de Santiago du Chili], le MIR a décidé de garder ses armes pour une meilleure occasion. Un groupe dirigé par le militant du MIR « El Mickey », pseudonyme d’Alejandro Villalobos, a tenté une opération contre le Régiment de chemin de fer de Puente Alto, qui s’est terminée par leur exécution. Le 15 septembre, un groupe a tenté sans succès de prendre le contrôle du commissariat des carabiniers de Las Tranqueras, à Las Condes [commune de l’agglomération de Santiago].
Il y a également eu peu de résistance dans les provinces. Dans le complexe forestier de Panguipulli, le « comandante Pepe », José Liendo [MIR], a dirigé un groupe qui a mené des actions armées pendant quelques jours jusqu’à ce qu’il soit capturé et exécuté [le 3 octobre].
La résistance dans les premiers jours qui ont suivi le coup d’État a été menée de manière isolée, par des groupes non coordonnés. L’un des cas d’une certaine réponse populaire a été l’affrontement avec une unité militaire menée par des pobladores de La Legua, à Santiago, le 12 septembre, puis de Lo Hermida, et une autre, à Cerro Santa Lucía, le 13 septembre. Il se peut que l’on manque d’informations sur les actions des petits groupes, mais la mention des plus connus fournit des motifs suffisants pour affirmer que la réponse de la gauche a été faible, un phénomène qui dément la version d’une guerre interne autoproclamée par la Junte militaire pour justifier la répression.
Cette version est également contredite par le nombre d’armes saisies par les forces armées en 1973, un chiffre donné par la Junte elle-même et ses acolytes : « pistolets de calibre 38 et 45, pistolets mitrailleurs, mitraillettes MP-40 de calibre 9 mm, chargeurs et cartouches trouvés dans la résidence d’Eduardo Paredes dans la tour 18 de la Remodelación San Borja » [4]. À Tomás Moro, la maison du président Allende, « 147 fusils automatiques, 9 lance-roquettes, 2 canons, 121 grenades militaires et 150 grenades artisanales et 5 mitrailleuses » ont été trouvés, selon le rapport officiel, qui ajoute également une réquisition d’armes à Población La Legua » [5].
Il est évident pour un bon connaisseur de la stratégie militaire qu’avec un arsenal aussi modeste, concentré entre les mains de chefs de gouvernement bien connus, ce qui rendait la tâche clandestine encore plus difficile, il était impossible de provoquer une guerre civile, et encore moins de faire face au coup d’État. On peut supposer que le volume de l’arsenal a peut-être été gonflé par le rapport officiel, mais cela ne change rien à la conclusion qu’il n’était même pas suffisant pour une demi-douzaine d’affrontements sérieux avec les forces armées.
L’une des rares études sur les dimensions de la répression a été réalisée en 1991 par la Commission Vérité et Réconciliation, dite Commission Rettig, nommée par le président du premier gouvernement de la Concertación, Patricio Aylwin. Sans ignorer le rôle qu’elle a joué dans la clarification de la vérité, nous pensons que la Commission n’a pas obtenu le chiffre exact des morts, des disparus et des emprisonnés, sans doute en raison du faible nombre de personnes qui se sont présentées pour témoigner à cause de la peur qui régnait encore. Pour cette raison, le chiffre de 2350 morts et disparus nous semble erroné, d’après nous et d’autres personnes consultées.
Amnesty International affirmait, à la fin de l’année 1974, que le nombre de morts était d’environ 15 000, un chiffre qui coïncidait avec les statistiques que nous, prisonniers des camps de concentration, avions compilées au moyen d’enquêtes, en interrogeant des camarades de la plupart des provinces. Pour sa part, Andrés Domínguez, coordinateur général de la Commission chilienne des droits humains, a déclaré que jusqu’en 1981, le pays avait connu pas moins de 15 000 assassinés, plus de 2200 détenus disparus, 164 000 exilés et 155 000 prisonniers dans plus de 16 camps [6]. Cependant, Pinochet, dans une interview donnée à la télévision luxembourgeoise quelques jours après le coup d’État, a déclaré : « Quant aux morts, il y en a moins d’une centaine. Les blessés, oui, il y en a un bon nombre, environ trois cents, mais sans conséquences majeures » [7]. Une autre statistique officielle réduisait encore le chiffre : « Jusqu’au jeudi 14 septembre 1973, l’assistance publique de la capitale a enregistré 16 morts » [8].
D’autre part, les chiffres postérieurs aux années 1970 doivent être pris en compte. Par exemple, la Commission chilienne des droits humains a signalé qu’entre le 11 mai 1981 et le 31 décembre 1987, il y a eu 405 décès, 6 disparitions de détenus, 201 enlèvements, 1180 déportations, 5427 arrestations individuelles, 36 666 arrestations lors de manifestations et 56 961 arrestations lors d’opérations dans les poblaciones [9]. Les nouvelles enquêtes en cours fourniront sûrement des chiffres plus précis sur ce génocide, sans précédent au Chili et dans d’autres pays d’Amérique latine, sauf peut-être en Argentine, pendant la dictature militaire qui a commencé en mars 1976. (Traduction Ruben Navarro et Hans-Peter Renk) (A suivre)
Notes
[1] Jorge Tapia V., La Doctrina de la Seguridad Nacional en el Cono Sur. El terrorismo de Estado. Ed. Nueva Imagen / Nueva Sociedad, México, 1980.
[2] El Mercurio, 16-7-1974
[3] Déclaration publiée par El Mercurio, Santiago, 22-4-1999.
[4] Propos de l’écrivain pro-Junte militaire Rafael Valdivieso Artitzia : Crónica de un rescate. Chile : 1973-1988, Ed. Andrés Bello, Santiago, 1988, p. 17.
[5] Ibid., p. 17 et 18.
[6] Andrés Domínguez, El Poder y los Derechos Humanos, Ed. Terranova, Santiago, 1988, p. 252.
[7] Reproduit par El Mercurio, 17-9-1973, p. 13.
[8] El Mercurio, 14-9-1973, p. 5.
[9] Andrés Domínguez, El Poder y los Derechos Humanos, p. 253.
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