Tiré de Contretemps
12 septembre 2023
Par Franck Gaudichaud
Conclusion générale – Pouvoir populaire constituant et politiques du conflit. Des clefs pour comprendre mille jours qui ébranlèrent le monde
« Ce qui parait hors de conteste est que jamais aucun historien ne sera capable de raconter l’histoire de notre siècle sans l’enfiler sur “le fil des révolutions” ; mais ce conte, puisque sa fin reste cachée encore, dans les brumes du futur, n’est pas fait pour être dit encore ».
Hannah Arendt, Essai sur la révolution, Paris, Gallimard, 1985, p. 378
« Cordons industriels », « participation des travailleurs », « ravitaillement direct », « Commandos communaux », « territoire libre d’exploitation » : voici quelques-uns des ingrédients du processus sociopolitique que nous avons tenté d’analyser, afin de redonner toute sa dimension collective au pouvoir populaire chilien. Ainsi, par le biais de ce déplacement du regard, ont pu ressurgir certains des « trésors perdus » (Hannah Arendt) de cet épisode fondamental de l’histoire du vingtième siècle. En mettant l’accent sur ces données originales, qui prennent racine dans le tourbillon du mouvement ouvrier et au sein des poblaciones, est apparue presque comme une évidence, la nécessité de recourir aux archives écrites, mais aussi aux témoignages des acteurs de l’époque. Ainsi, une approche méthodologique « hybride » et multidisciplinaire (celle d’une « science politique socio-historique »), nous a sensiblement poussé à restituer le rythme de l’événement, à insister sur les dates et moments clefs. Ceci, tout en y incluant notamment les apports de la sociologie politique et les analyses en termes de politique(s) du conflit.
Cette recherche montre qu’au cœur de cette période d’affrontements sociaux, et de bouleversements politiques, ont surgi diverses tentatives de ce que nous avons proposé de nommer pouvoir populaire constituant. Une notion définie comme « la création d’expérimentations sociales et politiques de contre-pouvoir et contre-hégémonies organisés » conduisant à « de nouvelles formes d’appropriations collectives populaires » et à « une remise en cause – totale ou relative – des relations de production, des formes d’organisation du travail, des hiérarchies sociales, spatiales et des mécanismes de domination matériels ou symboliques ». C’est précisément dans la configuration spécifique (et historiquement déterminée) prises par ces formes de pouvoir populaire que se situe la véritable originalité du processus chilien, sa capacité transformatrice et sa force historique. Ceci, au-delà du caractère inédit du projet de transition au socialisme allendiste ou d’une stabilité intangible supposée des institutions démocratiques de « l’État de compromis ». Et il nous semble qu’il y a là une piste à suivre, et une voie à creuser, pour l’étude d’autres grandes crises politiques ou processus révolutionnaires latino-américains.
Si l’on scrute les diverses facettes de cette ébullition collective qui a mobilisé plusieurs dizaines de milliers de salariés, pobladores et militants de gauche, on voit poindre une « grammaire de la contestation [1] » peu connue de l’Unité populaire. Cette « idée-force [2] » est celle du pouvoir populaire, mais dans ce ciel agité, une étoile a brillé plus fortement que d’autres : celle des Cordons industriels. Assurément, « le thème des Cordons industriels fait référence à une des expériences les plus importantes et réussies de l’Unité populaire, en se rapprochant peut-être d’une des utopies la plus réalisée du socialisme chilien : celle où les travailleurs se construisirent en tant qu’acteur historique doté d’une forte responsabilité économique et politique collective, au sein du processus en marche[3] ». Apparus la plupart du temps en périphérie des grandes villes, ce sont des organismes territoriaux de coordination de classe, regroupant les syndicats de plusieurs entreprises d’une zone urbaine spécifique, avec pour but immédiat la concrétisation de revendications telles que l’extension du secteur nationalisé, le contrôle ouvrier de la production, l’autodéfense des usines, l’augmentation des salaires ou encore, à moyen terme, l’instauration d’une nouvelle architecture institutionnelle, basée sur des conseils populaires communaux et provinciaux. Les Cordons dessinent ainsi une nouvelle topographie des luttes en milieu urbain, aux côtés d’autres acteurs du mouvement social. Ils s’ancrent progressivement dans une ville en lutte et des territoires appropriés par et pour des classes populaires massivement mobilisées.
Mais qu’ont-ils vraiment été ces divers organes de pouvoir populaire, au-delà de leur immense charge symbolique, qui éclaboussent encore de mille feux les imaginaires collectifs ? Il apparaît clairement que la notion de « poder popular » est un concept qui possède une multiplicité de significations et d’applications concrètes, suivant les secteurs sociaux et politiques qui s’en sont réclamé. On devrait d’ailleurs parler des pouvoirs populaires. Les appréhender dans la réalité chilienne du début des années soixante-dix est une tâche toujours difficile, si l’on veut restituer cette polymorphie. Au fil de ces pages, se sont pourtant dessinés plusieurs « paysages de la vérité » (M. Löwy) dont nous avons pu esquisser les contours et définir les lignes de forces et limites essentielles. Surtout, nous pensons avoir mis en valeur l’historicité, l’expérience et certains éléments de l’économie morale d’une classe ouvrière mobilisée. Une classe qui se constitue comme un sujet politique à part entière au fil de ses mobilisations et à l’intersection de rapport sociaux conflictuels. Une classe qui « se crée elle-même tout autant qu’on la crée [4] », et dont la centralité est très claire dans la société chilienne du début des années 1970.
Voix du pouvoir populaire, voix des institutions. Les « hoquets du temps brisé » du gouvernement Allende
Cherchant à éviter de nouvelles interprétations réductionnistes ou mythifiées sur une expérience révolutionnaire complexe, notre approche et la méthodologie employées lèvent le voile sur une dynamique diachronique entre le mouvement ouvrier et le projet de transition au socialisme de la gauche ; entre l’espace des mobilisations collectives et leur tentative de canalisation par les partis ; entre la logique tellurique de la lutte des classes et la volonté du gouvernement Allende de suivre le temps institutionnel. Nous pensons avoir montré l’intérêt d’une telle analyse interactionnelle entre la « voix de la rue », celle du pouvoir populaire et la « voix des institutions », notamment celle du gouvernement. Un aspect paradoxalement très peu étudié de l’Unité populaire. Nous rappelions en introduction que plusieurs théories récentes de l’action collective soulignent les « passerelles » entre « mondes “mouvementistes” » et partisans, constatant qu’« il n’y a qu’une frontière floue et perméable, voire un continuum d’action, entre politique institutionnelle et non-institutionnelle, car les interactions entre les deux sphères sont constantes et que le passage de l’une à l’autre est relativement aisé[5] ». Pourtant, nous avons montré que, précisément, dans cette période révolutionnaire, cette interaction devient de plus en plus tendue et conflictuelle au fur et à mesure que le projet allendiste entre en crise et que se radicalisent aussi bien les secteurs populaires qui appuient le gouvernement, que l’opposition de droite et d’extrême droite.
La discordance des temps sociaux et politiques de l’Unité populaire est ainsi dévoilée comme une donnée capitale. Durant cette période, s’affirment nettement ce que le philosophe Daniel Bensaïd nommait les « hoquets du temps brisé » du conflit de classe [6]. De l’élan issu de la participation des travailleurs dans le secteur nationalisé, orienté par le gouvernement, au débordement des directions partisanes de gauche ; de la crise de l’appareil syndical jusqu’à l’apparition des Cordons industriels ; des essais de ravitaillement direct des quartiers périphériques à la mobilisation de certains campamentos, on assiste à divers soubresauts d’auto-organisation et à plusieurs éclairs autogestionnaires. Cette épopée du mouvement social représente une bataille collective menée dans des conditions (locales, nationales et mondiales) adverses. Les récits de vie permettent de restituer la dimension microsociale de ces luttes et entrevoir ce qui s’est passé dans une usine, un syndicat ou lors de l’assemblée d’un Cordon industriel. Bref, de comprendre de quelle manière l’action collective et les engagements individuels se sont combinés avec l’affrontement politique global. Il y a donc plusieurs niveaux d’analyse nécessaires, si l’on veut restituer toute la logique dialectique du mouvement social et des débats qui traversent la gauche.
Le flux de conflit étudié peut-être divisé en plusieurs épisodes liant diverses séquences d’interactions conflictuelles [7], au cours desquelles s’affirment des formes différentes, voire asymétriques, mais combinées, de participation des classes dominées et agents mobilisés au processus du changement social. De façon permanente, c’est la question de l’interface, de cet aller-retour diachronique, entre le mouvement populaire, le champ syndical, l’État et des partis politiques qui cherchent à représenter les intérêts des couches sociales subalternes, qui est posée. Cette articulation détermine, dans une large mesure, le rythme de développement et de reflux, en quelque sorte la respiration des essais d’auto-organisation ouvrières et pobladores. Le sociologue Guy Rocher insiste sur cette interaction, souvent chaotique : « Le mouvement révolutionnaire est souvent aux prises avec le dilemme de savoir s’il garde la direction de la révolution ou s’il l’abandonne au pouvoir populaire. Ce dilemme est alors source de divisions supplémentaires entre ceux qui font la révolution [8]. » Selon Hannah Arendt, la grande contradiction du siècle passé serait précisément de cet ordre :
« L’opposition entre les deux systèmes, celui des partis et celui des “conseils”, a surgi au premier plan dans toutes les révolutions du xxe siècle. Le conflit tel qu’il se posait était le suivant : représentation contre action et participation. Les “conseils” étaient des organes d’action, les partis révolutionnaires des organes de représentation, et bien que les partis révolutionnaires reconnussent sans enthousiasme les “conseils”, ils n’en essayaient pas moins au sein même de la révolution de les noyauter ; ils ne savaient que trop qu’aucun parti, si révolutionnaire qu’il fut, ne pourrait survivre à la transformation du gouvernement en véritable République des Soviets [9]. »
La dynamique du pouvoir populaire confirme, mais seulement dans une certaine mesure, cette analyse pessimiste de la philosophe allemande, très marquée par l’impact du stalinisme en Europe. Car comment négliger le fait que, le plus souvent, la transformation sociale passe par une articulation entre champ politique et mouvement social où interviennent engagements partisans et mobilisations collectives ? C’est ce que vient confirmer l’expérience chilienne. C’est là aussi, c’est vrai, où elle a peut-être échoué… Pourtant, il est indéniable que ce sont les militants des organisations politiques et syndicales qui ont permis au pouvoir populaire de se structurer, de durer, de changer d’échelle. Ces activistes, multi-engagés, ne se proposaient pas de défendre uniquement des revendications transitoires, mais de créer des formes de coordination territoriale qui soient les germes d’une société future et la base d’un socialisme démocratique.
Durant le gouvernement Allende, les appareils politiques qui accompagnent les actions collectives protestataires sont majoritairement représentés par les partis qui composent l’UP (principalement le PC et le PS). Des organisations partisanes qui contrôlent le pouvoir exécutif, une partie (minoritaire) du Parlement et toujours une large fraction du syndicalisme comme du mouvement pobladores. Ces partis organisent et s’appuient sur des luttes sociales qui explosent littéralement dans tout le pays à partir de 1970. Parallèlement, l’objectif tactique de la gauche gouvernementale est de réussir à canaliser les agents sociaux mobilisés autour du programme « étapiste » de la révolution institutionnelle et pacifique. Ceci tandis que le chemin pris par les actions collectives s’engage dans un cours ascendant, extrêmement difficile à contenir dans de telles limites. Ainsi, comme dans la plupart des phénomènes prérévolutionnaires, ce petit « pays allongé » du Cône sud connaît une dynamique de débordement, non seulement des partis de gauche, mais aussi de l’ensemble des pouvoirs institués de représentation politique ou de médiation sociale. Parti d’une relation très étroite, presque symbiotique, que l’on pourrait qualifier d’hétéronome, on décèle une différenciation toujours plus nette entre l’espace du mouvement ouvrier et le champ partisan. Finalement, au cours de ces mille jours, se chevauchent des formes de « pouvoir populaire institutionnalisé » (sous contrôle du gouvernement), avec diverses déclinaisons de « pouvoir populaire constituant », jaillies de la base. Dans une vision synchronique, nous pouvons dégager, au terme de cet ouvrage, trois grandes séquences successives [10].
Les trois respirations saccadées du pouvoir populaire chilien
La première séquence va de l’élection d’Allende à la grande grève menée par l’opposition et le patronat, en octobre 1972. Elle est marquée par une forte identification entre l’UP et sa base sociale. Le gouvernement s’appuie résolument sur le salariat organisé et favorise des mobilisations collectives, massives, festives, enthousiastes, dans tout le pays. Il lance un vigoureux programme de réformes démocratiques, de redistribution des richesses et met fin à la répression étatique contre les mouvements sociaux, créant ainsi une structure d’opportunités politiques ouverte. C’est la notion de participation institutionnalisée qui prime : comités de l’Unité populaire, comités de ravitaillement (JAP), système de participation des salariés dans le secteur nationalisé, comités de surveillance de la production pour le privé. Il s’agit d’une participation impulsée et dirigée depuis l’État, restreinte à certaines couches sociales spécifiques, sur lesquelles le gouvernement cherche à s’appuyer en priorité. Rapidement, plusieurs initiatives de ce type ont tourné court. C’est le cas des comités de l’Unité populaire qui périclitent faute d’un projet politique concret. D’autres ont montré leurs limites, comme les JAP, qui malgré leur contribution réelle au combat contre le marché noir, restent sans pouvoir réel ; ou tels les comités de surveillance du secteur privé, qui ne se sont jamais vraiment mis en place, de peur de s’attirer les foudres de la petite et moyenne bourgeoisie. Fondamentalement, le projet de l’UP possède de nombreux traits de productivisme, dans le sens où il insiste davantage sur la « bataille de la production » que sur l’importance de la praxis participative de l’ensemble des classes populaires. Ce que l’historien Gabriel Salazar désigne, de manière volontairement provocatrice, comme un projet de « réformes pour le peuple, sans le peuple ». L’une des mesures phares prise par l’UP en faveur d’une transformation progressive des relations sociales de production, a été d’implanter un système de cogestion dans les entreprises nationalisées, en accord avec la CUT. La constitution (et l’extension) de l’Aire de propriété sociale est l’une des pierres de touche de cette période, puisqu’elle accentue le contenu et la radicalité des conflits entre capital et travail, en même temps qu’elle amorce un riche essai d’appropriation sociale de la sphère productive par les salariés. Rappelons que ce sont finalement plus de 400 entreprises qui constituent l’APS en 1973, dont plus de 260 ont été réquisitionnées sous pression des salariés. Malgré les avancées en termes de libération du travail et de participation, il est vrai que se maintiennent malgré tout plusieurs formes d’hétérogestion et, parfois, un paternalisme éloigné de la geste autogestionnaire souhaitée par certains militants ouvriers. De même, l’épineuse question de la propriété des entreprises n’a jamais été résolue par le gouvernement, car il a dû affronter un Parlement majoritairement hostile et un appareil judiciaire qui lui refuse le droit de nationaliser.
Progressivement, l’énergie libérée par cette « révolution par en bas » s’étend, par capillarité, depuis les secteurs ouvriers les plus organisés jusqu’aux couches populaires subalternes. L’extension et la diffusion de l’action collective à un sujet social toujours plus ample se retourne contre le projet de réformes institutionnelles et graduelles de l’UP. Les dirigeants syndicaux des moyennes entreprises laissées dans le privé par le gouvernement, des pobladores liés à l’aile rupturiste de la gauche, des militants souvent jeunes et critiques envers leurs directions politiques, deviennent les têtes de file d’un mouvement où s’entremêlent, de manière féconde, rénovation générationnelle, identités populaires insurrectionnelles et radicalisation politique. Indéniablement, cette impulsion a pour racine une modernisation accélérée de forces productives qui se trouvent de plus en plus à l’étroit dans le cadre de relations sociales de production très souvent archaïques.
La seconde respiration du pouvoir populaire prend son souffle avec la grève d’octobre 1972, pour finir en juin 1973. Le trait essentiel de cette étape est le surgissement d’organisations indépendantes de l’exécutif, telles que les Cordons industriels et, dans une moindre mesure, les Commandos communaux ainsi que divers comités, liés au mouvement pobladores. Néanmoins, cette étape souligne avec force que le mouvement pobladores est une partie essentielle du pouvoir populaire urbain. Plusieurs expériences collectives menées par ces agents sociaux montrent l’importance de leurs mobilisations et comment ils parviennent à interpeller l’État central sur leur situation en ce qui concerne le transport, le logement, la santé, etc. Le cas du campamento Nueva La Habana apparaît à ce titre symbolique, même s’il reste exceptionnel. Cette tentative de village autogéré représente un embryon de pouvoir populaire constituant local. Par contre, à l’image des autres secteurs du mouvement pobladores, ce campamento n’a pas vu l’éclosion d’une véritable « révolution culturelle » et ses habitants restent insérés dans une relation verticaliste dans leurs rapports avec les cadres du MIR. Quant à l’apparition des Commandos communaux, si elle confirme la tendance à l’unification des secteurs subalternes (qui s’accélère durant la grève d’octobre 1972), il apparaît que leur praxis réelle est largement mythifiée.
À partir de la mi-1972, la toile de fond avec laquelle doit composer l’Unité populaire est celle d’une grave crise économique où s’autoalimentent inflation et marché noir, consciemment organisés par la bourgeoisie et l’opposition. Les classes dominantes, après avoir centré leurs attaques sur le gouvernement, se préparent à agir résolument en dehors du cadre institutionnel. Produit de cette accumulation de tensions, se dessine une inquiétante division au sein du gouvernement, entre un secteur « rupturiste » et un pôle plus modéré. Le phénomène apparaît avec éclat à l’occasion de l’assemblée de Concepción, durement condamnée par Allende et le PC, têtes de file de l’aile « gradualiste ». Mais, c’est surtout le déphasage croissant entre d’un côté, le gouvernement, les directions des partis et, de l’autre, les salariés et certains militants de base, qui signe la crise de représentation que vit l’ensemble de la gauche partisane. La montée en flèche des mobilisations ouvrières ne pouvait manquer de faire trembler la CUT, même si celle-ci parvient à maintenir une stabilité de façade lors des élections syndicales nationales de mai 1972. Face à la rapide offensive de l’opposition, aux difficultés croissantes du gouvernement Allende (attaqué depuis l’intérieur du pays, mais aussi par l’impérialisme), à l’intégration étatique croissante de la CUT, certaines fractions du mouvement social recherchent de nouvelles formes d’expression autonomes. « L’Octobre chilien » est, en ce sens, une véritable épreuve du feu. On assiste à la création d’auto-organisations multiples, où se combine l’activité de plusieurs couches sociales dans un grand mouvement destiné à défendre le gouvernement, mais qui va aussi bien au-delà des limites du programme de la gauche parlementaire. Le système institutionnel dans lequel s’est progressivement enlisée l’Unité populaire apparaît tout à coup obsolète. Le gouvernement et la CUT sont comme paralysés face à la vigueur de l’offensive et c’est essentiellement depuis la base, que surgit la résistance, donnant – temporairement – une consistance aux consignes de pouvoir populaire. Au niveau de l’industrie, ces coordinations de caractère horizontal et territorial répondent massivement au boycott patronal, par une vague d’occupations d’usines et, dans certains cas, par une remise en route de l’appareil productif sous contrôle ouvrier. Cette autodéfense ouvrière entre en adéquation avec la mobilisation au sein des entreprises de l’Aire de propriété sociale. Ainsi, plusieurs Cordons en soi, existant dans le paysage urbain des grandes villes, s’auto-organisent sur des bases politiques radicales et tentent de se forger en tant que Cordons pour soi au sein d’espaces de lutte bien déterminés, très ancrés localement. Ils sont le résultat « d’un ensemble de processus moléculaires d’unification interne du mouvement ouvrier », qui dépasse le caractère corporatiste des syndicats et la division sociale du travail [11].
La décentralisation de l’activité politique est telle, la dynamique de socialisation et d’intermédiation des actions collectives si importante que, de sujets passifs au sein d’un processus de réformes par étapes, des pans entiers des couches dominées passent « à la condition de sujets déterminants dans le monde matériel et social qui les entoure [12] ». Nous sommes alors clairement face à une conjoncture fluide de profonde crise politique. Cependant, après chaque épisode de désectorisation de l’espace social, les organes embryonnaires de pouvoir populaire se trouvent pris entre leur fidélité à Allende (qui leur demande de respecter ses engagements institutionnels) et le désir de maintenir la pression sociale pour faire avancer la transition. Cette indécision les entraîne dans une période de reflux, de démobilisation et de nouvelle séparation entre les divers agents en lutte (ouvriers, pobladores, étudiants, etc.), alimentée, qui plus est, par les nombreuses divisions de la gauche. Au final, le pouvoir populaire s’en remet à Allende (comme le montre la lettre, désespérée, des Cordons de Santiago, datée du 5 septembre 1973 et publiée en annexe 7).
Rapidement, le gouvernement reprend le contrôle de la situation et canalise sa base militante, très active dans les embryons de pouvoir populaire. Le président de la République adopte alors une instable position de modérateur des conflits sociaux, s’engage dans d’interminables négociations avec la Démocratie-chrétienne (toujours plus droitière) et cherche à freiner les options de pouvoir populaire constituant, dans la mesure où elles remettent en cause ses propres orientations. Cette tactique passe également par l’intégration croissante de l’appareil syndical à l’État et par une invitation pressante faite aux forces armées, afin que ses plus hauts officiers s’investissent dans la gestion publique. Assumant, tant bien que mal, ce rôle d’arbitre sui generis du conflit de classe, la fraction modérée de l’UP – surtout le PC – condamne vigoureusement le « gauchisme » des occupations d’usines, tout en accusant le MIR d’en être l’instigateur. Pourtant, le camarade-président a également l’intelligence politique de reconnaître le rôle essentiel joué par l’auto-organisation du mouvement social, louant notamment les Cordons industriels pour leurs actions décisives. Soufflant le chaud et le froid, l’Unité populaire nationalise à tour de bras, nomme des administrateurs (Interventores), en même temps qu’elle abandonne au secteur privé les salariés de nombreuses entreprises occupées, jugées « non stratégiques ». On retrouve la même logique d’entre-deux en ce qui concerne le thème du ravitaillement et les relations de l’exécutif avec le mouvement pobladores. D’où les nombreuses marches et barricades des Cordons industriels face au projet Prats-Millas, les mobilisations de campamentos dans le centre de la capitale et en province, ou encore, l’apparition de Commandos de ravitaillement direct, destinés à dénoncer le manque d’initiatives gouvernementales sur la sphère de la circulation des marchandises.
Cette dynamique de balancier qui laisse insatisfaites de nombreuses revendications populaires, mais ne rassure pas pour autant les couches moyennes et supérieures de la société, se reproduit durant la troisième séquence des politiques du conflit de l’UP, c’est-à-dire à partir de la tentative de putsch de juin 1973 (le tancazo). À cette date, la contre-révolution est déjà en marche. La figure tutélaire du militaire devient omniprésente à tous les niveaux et le rapport de force général se dégrade considérablement pour les militants et le mouvement social. La gauche parlementaire ne désire pas appuyer un pouvoir populaire qui pourrait faire surgir une dualisation par rapport aux institutions en place (comme le réclame le MIR). Le débat sur le pouvoir populaire est alors à son apogée et l’ensemble des organisations politiques du pays reconnaît sa puissance potentielle, soit pour le condamner au nom du danger de la « dictature marxiste », soit pour tenter d’en canaliser la force. Plus que jamais, les Cordons industriels possèdent une image déformée, démesurément grossie sur la scène politique nationale, alimentée par certains journaux proches de la gauche « rupturiste » et sans commune mesure avec leurs capacités de mobilisation réelles.
Le pouvoir populaire possède néanmoins un répertoire d’action collective ample et diversifié, assez classique mais vigoureux, qui lui permet de s’affirmer comme un acteur important. Certaines journées de mobilisations s’avèrent même exceptionnelles, comme celles de juin et juillet 1973. Cependant, voir dans les Cordons industriels des « soviets à la chilienne » tient d’une illusion héroïque [13]. Ils ne possèdent pas d’organisation permanente et démocratique, basée sur des délégués élus en assemblée, représentant les centaines de milliers de salariés de leur zone. En fait, la participation politique de la majeure partie de la classe ouvrière et du mouvement social urbain a été garantie seulement dans des conjonctures déterminées et défensives (grève d’octobre, tancazo). Une fois la situation stabilisée, la grande majorité des salariés réintègrent l’orientation gradualiste du gouvernement, qui représente toujours l’espoir. Entre-temps, les activités des organes de pouvoir populaire sont assurées par quelques minorités actives, quelques centaines d’individus, souvent eux-mêmes compromis politiquement avec les partis gouvernementaux. Dans ces conditions, la structuration de « Commandos communaux de travailleurs », articulant un large bloc social et prêts à prendre en charge démocratiquement la gestion d’une commune, voire d’une province, n’a été qu’un rêve éveillé. Les caudillismes militants, les pratiques substitutionnistes des partis, affectent également la dynamique démocratique du pouvoir populaire. Et la distanciation symbolique, culturelle, ainsi que les formes de dominations entre dirigeants et ouvriers, entre cadres militants et pobladores, entre hommes et femmes, sont des données qui ont continué de peser.
Divisions historiques et sectorisation du mouvement social (à l’intérieur de la classe ouvrière, entre le mouvement ouvrier et les pobladores, entre dirigeants politiques et base sociale) sont, malgré tout, restés la norme. Les essais de coordination provinciale ont été trop tardifs et court-circuités par les divisions de la gauche et, particulièrement, par un débat sans fin sur la relation houleuse entre la CUT et les Cordons. Depuis l’extérieur de l’UP, le MIR participe activement, et dans la mesure de ses moyens, aux mobilisations. Avec fébrilité, ses partisans cherchent à construire un « pouvoir dual », qui serait la cellule de base de la nouvelle société à venir. Le MIR a pourtant largement sous-estimé l’importance des initiatives de centralisation des Cordons industriels. Restée minoritaire, la jeune organisation de Miguel Enríquez s’est essentiellement positionnée dans le champ politique comme une force de pression sur l’exécutif, incapable d’incarner une alternative crédible aux yeux de larges secteurs du mouvement ouvrier. Parallèlement, l’appareil de la CUT cherche à intégrer sous sa coupe les Cordons industriels, pendant que les dirigeants communistes multiplient les manœuvres pour réussir à les arracher des mains du PS et des « gauchistes ». Apeuré par une dynamique libertaire qu’il ne contrôle pas, le parti fondé par Luís Emilio Recabarren n’a pas su comprendre cette dimension du mouvement social, étrangère à sa conception monolithique de l’action collective. Le PS quant à lui, héritage de son histoire de parti-mouvement polyclassiste, a progressivement pris la tête de nombreux organes de pouvoir populaire, grâce à de jeunes militants issus de certains comités régionaux très engagés, non sans une bonne dose d’opportunisme. De là, la posture vacillante des dirigeants socialistes des Cordons : très investis, ils critiquent durement leur gouvernement, mais dans les moments clefs, ils sont les principaux modérateurs des ardeurs des salariés, afin de les ramener dans le giron allendiste.
Au cours de ces trois temps discordants du pouvoir populaire, se trouve – en filigrane – la relation dialectique entre ce que certains chercheurs ont nommé « la révolution par en bas » (il s’agit en fait de l’auto-organisation des secteurs populaires), et la politique de réformes du gouvernement Allende. Il ne s’agit pas d’une dichotomie simple, ni d’un processus réifié, cristallisé. Si le concept de « révolution par en bas » a effectivement permis de faire avancer notre vision, en attirant l’attention des chercheurs sur ce qui se trame à la base de la société, on ne peut l’envisager isolément, séparé de son contexte et de ses relations organiques avec l’UP. Sans aucun doute, ces relations tumultueuses ont permis de faire avancer, dans un premier temps, la démocratisation de la société, la politisation des couches sociales subalternes, le début de réformes progressistes radicales. Mais une fois le cadre institutionnel débordé par des agents sociaux jusque-là en marge de la participation politique traditionnelle, cette articulation se transforme en frein pour les mobilisations. Le « constitutionalisme entêté » de l’UP, sa position minoritaire au niveau du Parlement (fait politique fondamental) et une confiance démesurée dans le légalisme des forces armées, expliquent que le gouvernement ait accepté ce rôle de funambule, arbitre du conflit social. Un exécutif qui a – par exemple – laissé s’appliquer la loi sur le contrôle des armes contre les Cordons industriels ou encore toléré l’arrestation des marins de Valparaíso. Salvador Allende, fidèle à ses principes et ses promesses de campagne jusqu’à la mort, a toujours essayé de maintenir un équilibre périlleux de conciliation, afin d’empêcher une rupture de l’ordre constitutionnel qui l’a porté à la tête de l’État. Aucune fenêtre de sortie ne s’est alors présentée avec assez de puissance, pour dégager les pouvoirs populaires constituants de cette relation de dépendance envers l’État et le gouvernement.
Un processus révolutionnaire sans dualité de pouvoir ?
Au-delà de sa diversité et de ses contradictions, le pouvoir populaire urbain peut être défini comme un « pouvoir en mouvement », au sens où l’entend Sidney Tarrow. Et comme sous d’autres latitudes, il « ne peut être compris sans que soit prise en compte la centralité de l’opposition capital/travail au sein des sociétés capitalistes contemporaines [14] ». D’un point de vue épistémologique, ces politiques du conflit de grande ampleur soulignent qu’il serait illusoire de vouloir segmenter à l’extrême les concepts de mouvement social, mouvement ouvrier, lutte de classes, actions collectives et de processus révolutionnaire, en tentant de séparer les uns, pour pouvoir mieux écarter les autres. Au contraire, des périodes comme celle de l’Unité populaire rappellent la logique ininterrompue, bien que diachronique, des grands conflits sociaux. Charles Tilly a abondamment souligné, à propos des révolutions européennes, que de la grève à la constitution d’un épisode révolutionnaire, le chemin est tortueux et, qu’il a – le plus souvent – abouti à de violentes défaites. Selon lui, au cours de telles expériences collectives exceptionnelles, il convient de distinguer deux étapes fondamentales : la « situation révolutionnaire » (revolutionary situation) de celle du « résultat révolutionnaire » (revolutionary outcome), mais aussi le degré de division de la communauté politique et l’ampleur du transfert de pouvoir au cours de ce processus [15]. Si on se base sur ces critères, nous pouvons affirmer que durant l’UP, se dégage une situation révolutionnaire, du fait de l’importante mobilisation et division de la société civile, de la profondeur de la crise du régime politique ainsi que du poids des fractions de la population aspirant à une transformation sociale radicale. Cependant, si de telles conditions sont réunies cela n’a pas signifié mécaniquement, pour le peuple chilien, un résultat révolutionnaire. C’est-à-dire, toujours selon la grille d’analyse de Tilly, une rupture de l’appareil d’État, la neutralisation des forces armées et un transfert de pouvoir dans les mains des forces révolutionnaires. Dans cette perspective, on peut affirmer que le pouvoir populaire n’a pas représenté des organes de double pouvoir, dans le sens plein du terme. Ou, dit d’une autre manière, les organes de pouvoir populaire constituant en sont restés à une phase de développement local, la plupart du temps embryonnaire, sans parvenir à représenter les cellules de base de la nouvelle organisation sociale, qui hésite encore à naître. Une puissante tendance à l’auto-organisation a pourtant existé au Chili. On peut en conclure, avec Marie-Noëlle Sarget, que les organismes de pouvoir populaire « étaient porteurs d’une forme de démocratie alternative et opposée à la démocratie chilienne, basée non plus sur l’exclusion du prolétariat et des pauvres, mais sur celle des secteurs hostiles à la politique de réformes du gouvernement populaire [16] ». Mais, ils en sont porteurs seulement comme une possibilité non advenue, une bifurcation éventuelle mais vite refermée, de ce processus. On peut donc déceler un potentiel autogestionnaire à l’œuvre dans les périphéries des grandes villes et, au cours de la dernière année, un début de dualisation de pouvoir qui ne débouche pas, comme dans l’Espagne des années trente ou lors d’autres situations révolutionnaires latino-américaines, sur la multiplication de conseils ouvriers et paysans.
Comme l’a noté René Zavaleta Mercado « les partis n’allaient pas aux Cordons en abandonnant le pouvoir officiel, sinon qu’ils existaient, en même temps, dans le pouvoir officiel et dans les Cordons [17] ». Selon nous, un point important longtemps oublié, se situe précisément ici : au-delà de ses divisions, l’ensemble de la gauche partisane et de larges fractions du mouvement social, ont partagé une conception profondément étatiste du changement social. Et lorsque les Cordons industriels se mobilisent, c’est avant tout dans l’attente de mesures gouvernementales, de réponses de l’État et pas fondamentalement pour construire un réseau d’entreprises autogérées. Pour l’UP, l’État de compromis n’est pas envisagé comme un obstacle pour sa stratégie de transition, mais au contraire, comme l’un de ses outils essentiels. Cette « vision étatiste » ou statocentrée est fille d’un ensemble de traditions idéologiques et culturelles, de perceptions héritées d’une formation sociopolitique qui s’est forgée au cours des années vingt, au service d’une oligarchie inquiète de la progression de la « question sociale ». Malgré plusieurs éléments de rupture, le projet de l’UP s’inscrit, comme l’affirment les historiens Gabriel Salazar et Julio Pinto, dans la lignée de ces projets « nationalistes-développementistes ». Le rêve brisé de Salvador Allende a été de combiner cet héritage, avec un programme de transition au socialisme qui en soit la prolongation, mais surtout le dépassement, grâce à la participation des classes populaires organisées. Pourtant, dans ces conditions, les organes de participation gouvernementaux comme les pouvoirs populaires embryonnaires, surgis de la base, se sont « rapidement trouvés amarrés à la geôle libérale tendue, depuis 1925, par la Constitution politique [18] ».
Les classes dominantes ont, quant à elles, intelligemment surmonté leurs divisions et pris conscience que le cœur du problème était désormais situé en dehors du champ institutionnel. Presque instinctivement, elles comprennent qu’il ne s’agit désormais plus de conserver un pacte social forgé au sein de l’État de compromis, mais de défendre, par tous les moyens, la propriété privée des moyens de production. Ainsi que l’a montré, dans une étude novatrice, le politiste Juan Carlos Gómez, c’est précisément là que se situe « la frontière de la démocratie » chilienne, tout au long du siècle. En prétendant socialiser les principaux moyens de production, tout en respectant le jeu démocratique et électoral, Allende pense pouvoir éviter l’affrontement violent. Pourtant, « le conflit autour des aires de la propriété sociale n’a jamais été résolu démocratiquement, mais il fut résolu définitivement : le droit de propriété est redevenu inviolable, garanti non pas au travers de formes constitutionnelles, mais par les forces armées » et le terrorisme d’État [19]. En 1974, lors de la commémoration de la première année du coup d’État, le journal El Mercurio a pu cyniquement féliciter les vainqueurs : « Le pouvoir populaire s’évanouit devant le bruit, l’odeur et les balles de la véritable guerre. Le peuple aura des armes proclame Allende ; néanmoins le silence devant les tanks révèle que le peuple marxiste manque encore de préparation [20]… » Il se dégage ainsi, depuis les années trente jusqu’au coup d’État du 11 septembre 1973, un continuum institutionnel relatif, accompagné de la présence combinée d’une discontinuité sociale soutenue, ponctuée de luttes sociales explosives et de répressions régulièrement sanglantes [21]. Et, c’est aussi dans une trajectoire historique encore plus vaste que s’inscrivent les pouvoirs populaires constituants de l’UP. En tentant de renouer avec les divers moments d’indépendance de classe et d’auto-organisation collective de l’histoire sociale de ce pays, ils renvoient à d’autres expériences, comme par exemple l’Assemblée ouvrière de l’alimentation nationale (AOAN), en 1918-1919, voire à celle des « sociétés de résistance », à la fin du xixe siècle.
Leçons chiliennes, fin et suites
Depuis le coup d’État du 11 septembre 1973, des milliers de pages ont été écrites afin de faire le bilan de l’UP et nombreux sont les auteurs et acteurs qui ont tenté d’expliquer les causes de la tragédie chilienne. Bien entendu, l’implication active du gouvernement Nixon ne saurait être éludée et elle est désormais bien documentée. Le rôle de l’impérialisme (et de Henri Kissinger) est en effet une coordonnée majeure au moment d’envisager la fin de ces mille jours d’espoir, de cris et de luttes. Notre travail ne cherche aucunement à minimiser cet aspect, sur lequel existent de nombreux écrits, recherches et documentaires [22]. La campagne de déstabilisation états-unienne a été, en effet, considérable : plus de 8 millions de dollars ont été dépensés, en 3 ans, afin de financer des médias (notamment El Mercurio) et influencer l’opinion publique, des partis d’opposition (dont tout particulièrement la DC afin qu’elle refuse tout compromis avec Allende) et, dans une moindre mesure, des organisations corporatistes du secteur privé, hostiles à l’UP. Ceci sans compter la pression économique exercée contre le Chili, les contacts pris avec les militaires putschistes et l’appui logistique de la CIA : cette « secrète obscénité » de l’histoire récente doit faire partie de toute réflexion sur la fin de la « voie chilienne [23] ». Elle est même sa première leçon, selon nous. Cependant, l’objet de ce livre était plutôt de défricher d’autres horizons afin d’enrichir notre connaissance collective sur cette période. Ce sont ainsi les tensions sociopolitiques et les relations de forces internes au processus qui ont été au centre de notre recherche.
Dans ce domaine, aujourd’hui encore, et au-delà des nuances de chacun, plusieurs analystes – souvent situés à gauche de l’échiquier politique – regrettent amèrement l’excessive polarisation du « centre politique », dénoncent l’irresponsabilité du pôle « rupturiste » et celle des partisans du pouvoir populaire, qui auraient contribué à fragiliser le gouvernement et sa politique de négociation avec la DC, pour finalement le couper des « classes moyennes ». Dès 1973, ce constat avait d’ailleurs poussé les eurocommunistes italiens, puis européens, à proclamer l’impossibilité d’une rupture violente des institutions libérales et la nécessité de réformes progressistes menées par de vastes majorités électorales [24]. Dans le même esprit, trente ans après, un sociologue critique (proche du Parti communiste) comme Tomás Moulian, pense encore que la seule issue pour l’UP, aurait été une politique « d’approfondissement réformiste », autour de laquelle il fallait agglutiner « le parti centriste dominant ». Moulian, tout comme l’historien Luís Corvalán Márquez ou, dans un autre registre, Alain Touraine, attribuent d’ailleurs en partie l’incapacité d’Allende (qualifié de « réaliste modéré ») à diriger le processus, au « comportement des masses qui prennent alors au sérieux leur rôle d’acteurs historiques et qui, dans certaines occasions, agissent avec autonomie sous le coup de leurs impulsions, spontanément vécues [25] ». À la lumière de notre investigation, on peut légitimement s’étonner de tels postulats, basés sur une vision réductrice de la transformation sociale et, surtout, largement décontextualisée. Une perspective qui laisserait croire en la possibilité historique d’un processus révolutionnaire bien ordonné, sans débordements collectifs et tranquillement contrôlé « par en haut », dans le cadre de l’État de compromis. S’aventurer sur un tel terrain, c’est précisément ne pas comprendre les mécanismes à l’œuvre dans l’espace des luttes sociales de cette période, la radicalisation du champ partisan et balayer d’un revers de la main l’énergie créatrice du pouvoir populaire, avec – c’est vrai – toutes ses limitations. Finalement, la conclusion de ce doctorat semble plutôt donner raison à l’économiste Pedro Vuskovic, que l’on ne peut d’ailleurs soupçonner de méconnaissance au moment de juger le gouvernement de l’UP, puisqu’il a été l’un de ses plus importants ministres. Ce dernier, dès 1976, et à la différence de la majeure partie des dirigeants de gauche, tenait à faire un bilan autocritique. Il affirmait : « Nous n’avons pas perçu suffisamment la potentialité de la mobilisation des masses et de la gestation, du développement, de nouvelles formes de pouvoir populaire [26]. »
L’histoire et les mémoires du pouvoir populaire ont encore beaucoup à nous dire, bien loin d’un passé pétrifié, telle la statue de Salvador Allende qui trône désormais, face à la Moneda, sur la place de la Constitution à Santiago. À l’aube du xxie siècle, les « leçons chiliennes » sont encore dignes d’enseignements et de nombreux aspects de cette expérience collective extraordinaire restent à analyser et découvrir [27]. Le politiste français Pierre Cours-Salies note à ce sujet « des continuités de problèmes et de débats politiques bien plus fortes qu’on ne le croit [28] ». Si l’Unité populaire continue à nous interpeller, c’est qu’elle raconte les difficultés immenses d’un changement radical de société et d’une démocratisation pleine et entière à tous les niveaux, qui puisse réconcilier émancipation et représentation, participation démocratique et appropriation sociale. La question de l’indépendance du mouvement ouvrier, celle de l’autonomie des mouvements sociaux, les relations parfois difficiles – mais à la fois nécessaires – entre espace protestataire et champ partisan, entre gauches sociales et gauches politiques, la place de l’État et son rôle, doivent apparaître au cœur des réflexions sur cette période. Ceci sans nous faire oublier que, dans un tel moment de polarisation, une élite menacée dans ses intérêts fondamentaux est capable de s’appuyer sur le terrorisme d’État et l’interventionnisme de puissances étrangères pour rétablir ses privilèges. Même s’il est vrai que ces interrogations doivent nécessairement passer par un renouveau théorique, être actualisées et mises en lien avec d’autres expériences (passées et présentes) comme de nouvelles problématiques (de genre, écologiques, postcoloniales, institutionnelles, etc.) [29].
Depuis la chute du mur de Berlin, et après un xxe siècle marqué au fer rouge par le stalinisme et les totalitarismes, certains idéologues ont tenté d’affirmer, à peu de frais, que l’histoire aurait pris fin : l’humanité serait condamnée à accepter docilement ou par dépit son sort, loin des utopies et d’autres mondes possibles. Pourtant, le « volcan latino-américain [30] » nous rappelle, depuis une quinzaine d’années, que le sourire du spectre des pouvoirs populaires constituants parcourt à nouveau l’Amérique latine. La région a connu d’importantes mobilisations collectives contre les conséquences du néolibéralisme, avec parfois des dynamiques de luttes ayant abouti à la démission de gouvernements considérés comme illégitimes ou à la remise en cause du pouvoir des transnationales et des oligarchies locales. Le changement des rapports de forces dans l’arrière-cour des États-Unis et ce qui a été qualifié par certains analystes de « tournant à gauche » (en Bolivie, Équateur ou Venezuela notamment), au-delà de leur importante diversité, sont le produit d’une crise d’hégémonie des élites traditionnelles, mais aussi de mouvements sociaux créatifs, qui ont combiné revendications sociales, expérimentations démocratiques « par en bas », avec une orientation anti-néolibérale et souvent anti-impérialiste. Cette conjoncture révèle de nombreux acteurs en résistance (indigènes, chômeurs, paysans sans-terre, citoyens sans-toits, travailleurs et syndicalistes, militants écologistes, femmes et féministes, etc.) dans toute la région, ainsi qu’une multiplicité d’expérimentations concrètes et alternatives de faire société. Se dessinent alors la cartographie en actes d’autres formes de vie quotidienne, d’organisations sociales, politiques et même économiques. Dans des contextes variés, des germes de pouvoirs populaires cherchent à tâtons les chemins de l’émancipation, ceci souvent contre les pouvoirs constitués, face à la répression d’État ou paramilitaire, mais aussi, parfois, en lien avec des politiques publiques post-néolibérales. À différentes échelles et sur plusieurs territoires de luttes, dans un rapport au pouvoir et aux questions organisationnelles original, ces émancipations en construction « indo-afro-latino-américaines » sont riches, contradictoires et novatrices. Elles nous interpellent, particulièrement au moment où le « vieux monde » connaît une crise majeure, une crise radicale, une crise de civilisation [31].
Envisagée ainsi, la mémoire collective des trésors perdus chiliens apparaît dans toute sa modernité, avec l’ardeur d’une braise qui brûle encore. Elle nous montre ce passé qui vit en nous, ce temps révolutionnaire que l’on aurait pu croire révolu mais dont le pouls continue à battre, car « la mémoire vivante n’est pas née pour servir d’ancre, écrit Eduardo Galeano. Elle a plutôt vocation à être une catapulte. Elle ne veut pas être un havre d’arrivée, mais un port de départ. Elle ne renie pas la nostalgie, mais elle lui préfère l’espoir, ses dangers, ses intempéries. Les Grecs pensaient que la mémoire était fille du temps et de la mer ; ils n’avaient pas tort [32] ».
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Illustration : « El Pueblo Unido Jamás Será Vencido. IL 143. IRT. 1973. Chile ». Source : https://discotecanacionalchile.blogspot.com
Notes
[1] Pereira I., Les grammaires de la contestation. Un guide de la gauche radicale, Paris, La Découverte, 2010.
[2] Pour Pierre Bourdieu : « La force proprement politique de l’idée réside en dernière analyse dans la force du groupe qu’elle peut mobiliser » (« Questions de politique », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 16, 1977, p 55-89).
[3] Illanes M. A., La Batalla de la memoria, op. cit.
[4] Thompson E. P., La formation de la classe ouvrière anglaise, op. cit., p. 174.
[5] Luck S. et Dechezelles S. (dir.), Voix de la rue ou voix des urnes ?, op. cit., p. 20.
[6] Bensaïd D., La discordance des temps, Paris, Les Éditions de la Passion, 1995.
[7] Pour poursuivre avec la terminologie de Tilly C. et Tarrow S., Politique(s) du conflit, op. cit., annexe 2.
[8] Rocher G., « Le processus révolutionnaire », Le changement social, op. cit., p. 277-278.
[9] Harendt A., Essai sur la révolution, op. cit., p. 404.
[10] Jorge Magasich dégage lui aussi trois étapes (Pouvoir formel et pouvoir réel au Chili 1972-1973, université libre de Bruxelles, faculté de philosophie et de lettres, mémoire de licence d’histoire, 1980).
[11] Cruz Salas L., op. cit., p. 410-411.
[12] Smirnow G., Le développement de la lutte pour le pouvoir pendant l’Unité populaire, op. cit., p. 85.
[13] C’est par exemple le cas de Maurice Najman (Le Chili est proche : révolution et contre-révolution dans le Chili de l’Unité populaire, Paris, Maspero, 1974, p. 22).
[14] Voir l’introduction à Béroud S., Mouriaux R., Vakaloulis M., Le mouvement social en France, op. cit.
[15] Voir Tilly C., From mobilization to revolution, op. cit., et du même auteur : Las revoluciones europeas. 1492-1992, Madrid, Critica, 2000.
[16] Sarget M. N., Système politique et Parti socialiste au Chili : un essai d’analyse systémique, Paris, L’Harmattan, 1994, p. 1003-1006.
[17] Zavaleta Mercado R., El poder dual en América Latina, México, Siglo XXI, coll. « Minima », 1974, p. 258.
[18] Salazar G., Pinto J., Historia contemporánea de Chile, Santiago, LOM, 5 tomos, 1999, p. 151-166.
[19] Gómez J. C., La frontera de la democracia. El derecho de propiedad en Chile. 1925-1973, Santiago, LOM, 2004, p. 353.
[20] El Mercurio, 11 septembre 1974.
[21] De Riz L., « La lucha de clase en la sociedad chilena : hipótesis para su interpretación », Revista Mexicana de Sociología, México, vol. 38, nº 1, 1976, p. 127-149.
[22] Voir bibliographie en fin d’ouvrage.
[23] Corvalán Márquez L., La secreta obscenidad de la historia de Chile, op. cit.
[24] Nous faisons allusion ici au « compromis historique » annoncé par le secrétaire général du PC italien, E. Berlinguer, en septembre-octobre 1973, à la lumière des événements chiliens.
[25] Moulian T., Conversación interrumpida con Allende, op. cit., p. 97.
[26] Vuskovic P. (comp. R. Maldonado), « Política económica y poder político » (1976), in Obras escogidas sobre Chile (1964-1992), Santiago, CEPLA, 1993.
[27] Gaudichaud F., « Retour sur les leçons chiliennes »,Contretemps, Paris, Textuel, 2004, p. 166-178.
[28] Cours-Salies P., « Continuité de lutte », in P. Arenas, R. Gutiérrez, O. Vallespir(coord.), Salvador Allende. Un monde possible, Paris, Syllepse, coll. « Coyoacan », 2004, p. 29-35.
[29] Collectif Lucien Collonges, Autogestion : hier, aujourd’hui, demain, Paris, Syllepse, 2010.
[30] Gaudichaud F. (dir.), Le Volcan latino-américain. Gauches, mouvements sociaux et néolibéralisme en Amérique latine, Paris, Textuel, 2008.
[31] Gaudichaud F. (coord.), Amériques latines. Émancipations en construction, Paris, Syllepse, 2013.
[32] Galeano E., « Ce passé qui vit en nous », Le Monde diplomatique – Manière de voir, Paris, n° 82, août-septembre 2005.
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