Ovide Bastien, auteur de Chili : le coup divin, Éditions du Jour,1974
Le rêve de l’Unité populaire – développer une société plus juste et inclusive, où la nationalisation du cuivre servirait à rendre éducation, santé, et logement accessible aux masses jusqu’alors exclus – se trouvait ainsi remplacé, du jour au lendemain, par une dictature carrément néolibérale qui a duré 17 ans et a fait plus de 3,000 morts. La moitié de ces derniers sont d’ailleurs des personnes portées disparues. Encore en 2023, les proches de centaines de celles-ci sont toujours sans nouvelle, les militaires refusant d’ouvrir leurs archives.
Le matin du coup d’État du 11 septembre, 1973, alors que les militaires entourent le palais présidentiel La Moneda, Wynanne et moi entendons quelqu’un cogner à notre porte. Comme il y a des militaires dans la rue en train d’échanger des coups de feu avec quelqu’un qui se trouve sur le toit de notre appartement, nous hésitons avant d’ouvrir.
C’est Patrick Boucher, journaliste qui écrit dans le Devoir et Le Monde diplomatique sous le pseudonyme Xavier Uscategui. Tremblant et sanglotant, il entre et se jette dans nos bras. Une fois la voix retrouvée, il nous explique qu’il tentait de se rendre à La Moneda lorsqu’il s’est soudainement retrouvé au milieu d’échanges nourris de coups de feu. « Je ne savais pas si j’en sortirais en vie », nous dit-il.
Quelques minutes plus tard, nous écoutons à la radio Salvador Allende prononcer son dernier discours émouvant à la nation. Et peu après, nous voyons les avions Hawker Hunters nous survoler et tirer des rockets sur le Palais présidentiel La Moneda situé à peine quelques coins de rue de chez nous.
Comme l’information qui nous parvient de nombreuses sources est peu rassurante—on remplit le Stade national de prisonniers, y pratique la torture, assassine, et transporte des cadavres à l’aéroport pour les jeter à mer—Wynanne et moi décidons, le 19 septembre, de nous réfugier dans la résidence de l’ambassadeur canadien, Andrew Ross.
À notre grand étonnement, on nous refuse l’entrée.
« Pourquoi êtes-vous venus ici, vous croyez-vous en danger ? Les gens commencent à être hystériques et s’énervent pour rien », s’exclame Mme Ross, debout devant la barrière de métal de la résidence.
Ce n’est qu’à la suite d’une longue négociation durant laquelle Wynanne éclate en sanglots qu’elle finit par nous ouvrir la porte.
À l’intérieur de la résidence, je continue, comme je le fais depuis mon arrivée au Chili fin-juillet, à écrire mon journal intime.
20 septembre : « Marc Dolgin, le premier secrétaire de M. Ross, nous expliquait hier soir qu’il avait trouvé sa journée à l’ambassade au centre-ville fort déprimante, tellement il y avait de personnes qui le suppliaient de leur accorder l’asile »
21 septembre : « M. Dolgin nous annonce que le gouvernement canadien leur demande de n’accepter aucun réfugié. Présentement nous en avons dix, dont trois Canadiens, dit-il ».
Au même moment, il y a déjà des centaines de réfugiés dans l’ambassade du Mexique, et autant dans d’autres, comme celle de la France.
Je me rends vite compte que pour les Ross, le coup d’État représente un heureux dénouement. En berçant son chien, Mme Ross nous raconte avec fierté que la junte militaire vient de nommer leur ami personnel, un général, ministre de la Santé.
Ce même 21 septembre, le jeune employé de l’ACDI à Ottawa, Bob Thompson, s’étonne et se révolte lorsqu’il voit les télégrammes confidentiels que M. Ross est en train d’envoyer au ministère des Affaires extérieures :
« Je doute fortement que la junte autorise des assassinats politiques, » affirme Ross. « (…) Le Chili a connu une vague de politisation exagérée et je suis convaincu que les militaires organiseront rapidement des élections (…) Plusieurs de ceux qui se retrouvent dans le Stade national sont des étrangers et de la racaille de la gauche latino-américaine. Je ne vois pas pourquoi le gouvernement canadien ne s’empresserait pas de reconnaitre le nouveau gouvernement chilien. »
Le soir de ce même jour, j’écris dans mon journal :
« Nous essayons d’aider les gens en danger à entrer dans l’ambassade, mais comme M. Ross vient de nous couper de toute communication avec l’extérieur, cela est devenu impossible. Donc ce matin je suis retourné à l’appartement. Wynanne demeure dans la résidence des Ross, car elle joue un rôle important de médiation entre les réfugiés et Mme Ross. »
Le 26 septembre, j’informe Wynanne que la situation dans le quartier s’est calmée, et elle vient me retrouver dans l’appartement.
Le lendemain après-midi, alors que nous tentons de nous libérer de la lourdeur et du stress immenses qui nous habitent sans relâche depuis le déclenchement du coup, quelqu’un cogne à notre porte.
C’est le Dr. Roberto Bellemare, directeur des cliniques externes du Service social de santé du Chili sous Allende, dont nous avions fait la connaissance depuis peu chez nos amis américains Art et Nathalie Warner.
Le visage de Roberto est pâle et exprime peur, inquiétude et angoisse.
« Vers 5 pm, j’ai reçu la visite d’un médecin de droite qui est proche des militaires. Il m’a appris que je suis sur leur liste noire et que je dois prendre immédiatement refuge dans une ambassade. »
Wynanne court chez notre voisine Olga et téléphone à M. Marc Dolgin, qui s’était montré plus humain face aux demandeurs d’asile. Il nous conseille de nous rendre immédiatement avec Roberto à la résidence de M. Ross.
Nous nous y rendons immédiatement avec Roberto, son épouse Edith, et leur nouveau-né de trois mois.
Ross sort de l’ambassade, voit qu’il pleut, et revient avec un parapluie. Il écoute la supplication du couple mais refuse carrément de leur accorder l’asile.
« Selon mes informations, la vague de violence est passée. Les militaires ne font que détenir des gens, et, plus souvent qu’autrement, seulement pour les faire parler. Les gens s’énervent pour rien, » nous dit-il.
Wynanne le supplie. Moi aussi. La réponse est toujours non. Il pleut et nous n’avons pas de parapluie. La colère. La tristesse. Le dégout. L’indignation. Le Canada !
Complètement révolté, nous annonçons à M. Ross que nous allons tout faire afin que son attitude inhumaine soit connue au Canada.
« Demain, nous avons un rendez-vous avec le journaliste canadien James Reed de CTV qui vient d’arriver au Chili. Nous allons lui décrire en détail ce qui se passe à l’ambassade, » lui expliquons-nous, le cœur rempli de rage.
Dès le lendemain matin, je rédige un long rapport sur l’attitude de Ross et l’apporte à James Reed, qui m’avait donné rendez-vous au restaurant de l’Hôtel Carrera.
À mon arrivée, je suis étonné de voir qu’il est en train de dîner avec un haut placé dans le nouveau gouvernement militaire, l’attaché de presse de la junte, Federico Willoughby.
Le 29 septembre, alors que nous sommes en train de déjeuner, Wynanne et moi apercevons soudainement une enveloppe apparaître sous notre porte. C’est un message, écrit à la main, dans lequel Ross demande de nous rencontrer immédiatement, en nous laissant entendre que nous sommes possiblement en danger.
« Le cas de Beaubien, qui a été arrêté simplement parce que quelqu’un dans le même appartement avait informé la police qu’il était un étranger, illustre ce que je veux dire, » écrit Ross.
Quelle lettre bizarre, nous disons-nous. Pourquoi une personne qui affirme sans cesse depuis le déclenchement du coup « que les gens s’énervent pour rien », et qu’il n’y a vraiment pas de danger, ni pour nous ni pour les milliers de Chiliennes et Chiliens que traquent présentement les militaires, manifesterait-il soudainement une grande inquiétude pour notre sécurité, nous invitant même à retourner à l’ambassade si nous nous sentons en danger ?
Nous savons que le Québécois Beaubien a abouti au Stade national et qu’il n’a été libéré que grâce à l’intervention personnelle de Ross. Mais instinctivement, nous soupçonnons que l’initiative de Ross – vouloir nous rencontrer un samedi matin – ne provient pas de son inquiétude pour nous, mais plutôt de sa crainte du tort immense que pourrait lui causer le reportage télévisé de James Reed.
Malgré notre hésitation, nous finissons par nous rendre, le matin même, à l’ambassade.
Ross passe une heure de temps à tenter de nous convaincre de retourner au Canada, laissant entendre que nous prenons d’énormes risques en tentant de venir au secours des Chiliens et Chiliennes qui se sentent menacés par les militaires. Interprétant cependant son geste comme du chantage, et soupçonnant que ce n’est pas tant notre sécurité qui l’inquiète mais plutôt notre capacité de mobiliser les médias, nous lui annonçons fermement que nous allons rester au Chili.
Ce même 29 septembre, M. Mitchell Sharp annonce que le Canada va reconnaître le gouvernement chilien. La situation au Chili, ajoute-t-il, n’exige pas qu’on accepte d’autres réfugiés chiliens.
Le 30 septembre, je fais parvenir, en tant que membre du Conseil d’administration de SUCO-CUSO, une lettre à l’Assemblée générale de SUCO qui va avoir lieu le 4 octobre. Je dénonce l’attitude fasciste de Ross, et exprime le dégoût profond que je ressens à voir le Canada, d’une part envoyer des coopérants dans les pays du Sud, et, d’autre part, « refuser carrément d’accorder le refuge à des Chiliens, des Boliviens, des Uruguayens et des Brésiliens qui sont actuellement traqués au Chili, dans le cadre d’actes de répression massifs et brutaux ». Je dénonce aussi la supposé neutralité politique du Canada par rapport à la junte militaire.
Étonné et profondément choqué par l’annonce de Mitchell Sharp, Bob Thompson décide de passer outre au secret diplomatique et transmet à John Carney, député du NPD à la Chambre des communes, les télégrammes de M. Ross qu’il a vus.
Les médias s’emparent de ceux-ci et le gouvernement canadien se trouve rapidement dans l’embarras. S’élèvent de plus en plus de voix au Canada exigeant le renvoi de M. Ross et l’ouverture aux réfugiés chiliens.
Le 14 novembre 1973, Jean-Claude Leclerc, qui reçoit régulièrement de l’information de nous par l’intermédiaire de Dominique Boisvert, écrit un éditorial dans le Devoir intitulé 30,000 Hongrois, 16 Chiliens dans lequel il fustige le gouvernement canadien qui ouvre rapidement ses portes aux réfugiés des pays de l’Est mais les ferme carrément aux réfugiés chiliens.
S’ajoute la pression énorme et croissante, particulièrement au Québec, exercée par églises, syndicats et groupes populaires qui remettent en question l’attitude du gouvernement canadien.
Invitée par des groupes de solidarité internationale, Mme Hortensia Allende, la veuve d’Allende, fait une tournée au Canada. Le Premier ministre, Pierre Elliott Trudeau, accepte de la rencontrer.
Mi-novembre, Trudeau envoie Jeffrey Pearson des Affaires extérieures et Gary Schrow de l’Immigration au Chili pour enquêter. Le tout premier groupe qu’ils choisissent de rencontrer à Santiago, c’est celui dont Wynanne et moi faisons partie avec Serge Mongeau et son épouse Solange.
Lorsque nous leur livrons notre témoignage, nous les trouvons tellement sympathiques et accueillants que nous sentons que l’attitude du gouvernement canadien face aux demandeurs d’asile va bientôt changer.
Ce qui se produit effectivement.
À leur retour, Pearson et Schrow concluent que les nombreuses victimes de répression, contrairement à ce qu’affirme Ross, ne sont pas de la simple « rocaille de la gauche » et recommandent que le Canada ouvre ses portes aux Chiliens qui cherchent à s’exiler.
La solidarité internationale avec le peuple chilien fut fort impressionnante, et ce, de façon particulière au Québec, qui venait de vivre une Révolution tranquille similaire, à certains égards, à celle que menait l’Unité populaire.
Bob Thomson a payé cher son geste de solidarité avec le peuple chilien. Car dès que l’enquête gouvernemental arrivait à identifier l’auteur de la fuite, il perdait son emploi à l’ACDI. Et dans les années qui suivent, il n’arrive jamais, malgré ses nombreux efforts, à obtenir l’autorisation de sécurité nécessaire pour obtenir un autre emploi au gouvernement fédéral. Cependant, en décembre 2013, la communauté chilienne au Canada honore Thomson et les Journalistes canadiens pour la libre expression (CJFE) lui décerne leur Prix de l’intégrité.[1]
Comme la loi sur l’accès à l’information ne limite la confidentialité des documents diplomatiques du gouvernement fédéral qu’à trente ans, Thomson se rend, le 24 avril, 2014, à Bibliothèque et Archives Canada à Ottawa, avec la productrice montréalaise de documentaires, Mary Armstrong, afin d’examiner et de photographier tous les autres télégrammes, jusque-là confidentiels, qu’Andrew Ross faisait parvenir à Ottawa au moment du coup d’État.
Ce n’est que lorsque Mary Armstrong me transmet par courriel ces télégrammes que j’obtiens la preuve que ce qui motivait l’ambassadeur Ross à exhorter Wynanne et moi à quitter le Chili en septembre 1973, ce n’était pas surtout son inquiétude quant à notre sécurité, mais bel et bien nos efforts pour mobiliser l’opinion publique au Canada.
Dans son télégramme du 28 novembre 1973 au ministère des Affaires extérieures à Ottawa, Ross affirme que Wynanne et moi – il mentionne aussi Serge Mongeau - avons de nombreux contacts avec les médias et le Comité Québec-Chili. La mobilisation au Canada, écrit-il, ne provient que de notre petit groupe, c’est-à-dire « d’une demi-douzaine des 224 Canadiens résidant au Chili ». Il affirme qu’à la suite du séjour de Wynanne et moi dans sa résidence, il a fait rapport sur nous aux services secrets canadiens GWL et PSS. Il affirme que le témoignage de notre groupe à Pearson et Schrow a sans doute biaisé leur rapport. La grande majorité des gens poursuivis par les militaires, insiste-t-il, ne sont que des « marxistes fanatiques ». Il recommande donc au gouvernement de ne pas altérer sa politique concernant les demandeurs d’asile.
Au lieu de donner suite à la recommandation de son ambassadeur Ross, le gouvernement Trudeau a plutôt donné suite à celle de Jeffrey Pearson et Gary Schrow, sans l’ombre d’un doute à cause de l’immense solidarité exprimée au Canada et au Québec envers le peuple chilien.
C’est à cause de cette solidarité qu’il y a présentement 50 000 Chiliens et Chiliennes au Canada, dont 15 000 au Québec.
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