Édition du 17 décembre 2024

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Ce que le totalitarisme doit à l’Amérique

Sous un titre provocateur pour la pensée dominante, qui associe le totalitarisme au nazisme et au stalinisme, en les faisant d’ailleurs strictement égaux, Patrick Tort rétablit ce que le nazisme doit au libéralisme américain et anglo-saxon, mais aussi français.

« Struggle for life », le darwinisme social et le libéralisme

Revue L’Anticapitaliste n°143 (février 2023)

Par Fabienne Dolet

Spécialiste de Charles Darwin, Patrick Tort lutte depuis des décennies contre cette notion de « darwinisme social » qu’on attribue, selon lui, à tort à l’auteur de l’Origine des espèces. «  Chez Darwin, plus on progresse dans la voie de la civilisation, plus la régie du devenir humain bascule du côté des développements combinés du sens moral et de la capacité rationnelle(1) », explique-t-il.

Parce que Patrick Tort est marxiste et matérialiste, son combat pour rétablir Darwin dans le camp du progrès social et civilisationnel s’inscrit dans une bataille sans cesse renouvelée contre le capitalisme et les penseurs du « libéralisme », jusqu’à leurs plus monstrueuses expressions fascistes. C’est d’ailleurs ce libéralisme qui « a totalement occulté les conclusions de La Filiation de l’Homme […] qui impliquent en toutes lettres le dépérissement de la sélection naturelle en elle-même et de ses conséquences éliminatoires au profit d’une extension universelle de l’altruisme et de son institution rationnelle dans les règles juridiques et éthiques qui gouvernent la vie sociale et la conscience du civilisé  ». (2)

La matrice est dans l’Angleterre victorienne

La notion de « darwinisme social » est donc un pure et simple contre-sens que l’on peut expliquer par une collusion brouillonne du titre-phare de Darwin avec les thèses du très libéral Herbert Spencer, son quasi-contemporain dans l’Angleterre victorienne, qui utilisa le premier le terme d’évolutionnisme. Ce dernier a osé la métaphore du corps social avec le corps organique, jusqu’à perdre lui-même le fil de son raisonnement. Une « naturalisation » que l’on retrouve chez nombre de penseurs « libéraux », partisans du laisser-faire. Les libéraux anglais pouvaient ainsi «  s’opposer au colonialisme et à la coercition exercée envers les peuples étrangers, ou encore à l’inégalité statutaire des femmes » mais aussi « lutter contre toute forme d’assistance aux pauvres et contre toute espèce d’intervention de l’État destinée à soulager la misère […] à toute législation sur le travail, l’école ou la santé publique (3) ».

Dans tous les cas, selon, Patrick Tort, libéraux et conservateurs s’accordent sur la « naturalité profonde de la suprématie anglaise, laquelle repose naturellement sur une hégémonie économique due à l’esprit d’entreprise d’une bourgeoisie majoritairement libérale   ». (4)

Libéralisme et eugénisme

Cet impérialisme, on le retrouve aux États-Unis, cette «  nation fondée par des repris de justice encadrée par des pasteurs », selon les mots de Darwin lui-même.

Pour confirmer cette suprématie, le libéralisme, dans sa phase impérialiste (pour reprendre les catégories de Lénine) s’adjoint l’aide d’une certaine obsession sanitaire (notamment concernant les méfaits de l’alcoolisme parmi les plus pauvres) jusqu’à des mesures autoritaires (comme la Prohibition au États-Unis), jusqu’à l’eugénisme, qui revient à vouloir « nettoyer » la société de ses éléments les moins performants, notamment en période de crise économique. Ainsi, au côté de Spencer, on retrouve Francis Galton, anthropologue du XIXe siècle, cousin de Darwin, considéré comme le fondateur de l’eugénisme (il est connu pour avoir systématisé la méthode d’identification par empreintes digitales).

Si le credo des États-Unis est le libéralisme, «  qui implique l’élimination des moins aptes », celui de l’Allemagne nazie est l’eugénisme «  qui prend acte de la non-application réelle de la sélection naturelle en milieu de civilisation et entend régénérer la société par une sélection artificielle ». (5)

Totalitarisme et eugénisme

Patrick Tort montre que pour ces deux pays, l’ennemi commun c’est le « communisme » incarné par l’Union soviétique de Staline et qu’ils ont en commun d’avoir pratiqué l’extermination à grande échelle de communautés humaines, les États-Unis étant les premiers, avec en particulier l’extermination des Amérindiens. Les premières chambres à gaz furent utilisées au États-Unis dès 1924 pour l’exécution des condamnés.

Les investissements démesurés dans la construction des chemins de fer ont entraîné une panique bancaire en 1893, des faillites, puis une vague de grèves en 1894, violemment réprimée. Ces événements forment «  le socle historique, économique et social sur lequel se développeront les théories eugénistes, qui imagineront résoudre le profond malaise du pays, assimilé à une faction organique héréditaire, par l’extirpation des éléments nocifs d’un corps social malade (5) ». À la même époque les politiques racistes visant à réduire l’immigration se développent. Dès le début du XXe siècle, nombre de chercheurs se placent dans le sillage de Galton, et les universités américaines développent des centres de recherche sur l’eugénisme notamment autour des travaux de Charles Benedict Davenport, zoologiste et généticien. Ce dernier devient secrétaire de section de l’American Breeders Association, créée en 1903, dont les travaux s’inspirent de la génétique de Gregor Mendel, généticien et botaniste autrichien.

La rhétorique du corps social malade revient dans les périodes de crise. Elle n’a épargné ni l’Allemagne ni la France au cours de la période qui précède la Seconde Guerre mondiale.

Rockfeller, Rüdin et Carrel

Deux figures scientifiques européennes ont été dans un dialogue puissant avec les États-Unis au point d’y puiser inspiration, énergie et même ressources financières. Il s’agit d’Ernst Rüdin en Allemagne, médecin psychiatre tôt rallié à l’eugénisme de Francis Galton et Karl Pearson, et d’Alexis Carrel, en France, également médecin.

Sans refaire ici le parcours complet de ces deux figures majeures de l’eugénisme et la constellation de chercheurs qui les entourent, la démonstration de Patrick Tort sur les emprunts faits par les deux hommes à l’hygiénisme racial états-unien est édifiante. Les travaux de l’un et l’autre ont été soutenus par la Fondation Rockfeller aux États-Unis.

Après la crise de 1929, les États-Unis comptent 13 millions de chômeurs, « et la Caroline du Nord met en œuvre un programme de stérilisations eugéniques sur la base des tests “d’intelligence” et des signalements effectués par les travailleurs sociaux  ». Toujours la crise. Dans l’Allemagne de Weimar, en pleine crise elle aussi, «  l’eugénisme stérilisateur est devenu la requête ultra-majoritaire des médecins, et en particulier des psychiatres  » (6). Une rêve devenu réalité dès 1934, avec l’entrée en vigueur de la loi de stérilisation du 14 juillet 1933. Rüdin enseigne, de 1936 à 1944, l’hygiène raciale à l’université de Munich et meurt en 1952 sans être inquiété pour l’extermination des millions de personnes juives, tsiganes, communistes, homosexuels, étrangères ou malades «  dont l’existence avait été jugée nuisible à l’idéal ratio-culturel et politique de leurs assassins ».

Quand Alexis Carrel, médecin d’origine lyonnaise, publie en 1935, L’Homme, cet inconnu, il défend que le risque existe d’une dégénérescence des nations civilisées d’Occident du fait « de l’extinction des meilleurs éléments de la race ». Après plusieurs allers et retours aux États-Unis, Carrel, revient définitivement en France en 1941, et défend dans la Fondation française pour l’étude des problèmes humains une politique de l’immigration qui détermine « les immigrants dont la présence est désirable du point de vue de l’avenir biologique de la nation »(7). Des références utiles pour décrypter les discours de l’extrême droite aujourd’hui et leur dangerosité.

Totalitarisme, économie de guerre, propagande et management

Tout au long de ce livre, Patrick Tort redéfinit le totalitarisme, loin de la notion si souvent utilisée par les libéraux qui ne l’ont utilisée que pour discréditer le système soviétique et l’idéal communiste. Il l’associe clairement à un État supervisant une économie de guerre. Bien sûr, la coercition est un des traits du totalitarisme, mais celui-ci a aussi besoin de la conviction. À cet égard, le régime nazi a fait preuve d’une certaine habileté en management, en propagande. D’une part en s’inspirant du fordisme (Henry Ford étant plusieurs fois cité pour ses liens avec les courants de pensée eugéniste), mais aussi en puisant dans Gustave Le Bon, dont Hitler avait bien compris tout le parti qu’il pouvait tirer. Pour Le Bon, l’ignorance et la bestialité des masses sont le postulat de sa Psychologie des foules.

Coercition et conviction vont ensemble, ainsi que l’a souligné Edward Bernays, neveu de Freud, qui partage le point de vue de Le Bon et dont on connait l’œuvre de propagande et de marketing au profit des marchands de cigarettes américains (8). Ainsi écrit-il  : « La propagande est universelle. […] Au bout du compte, elle revient à enrégimenter l’opinion publique, exactement comme une armée enrégimente les corps de ses soldats. » (9)

L’emprise totalitaire trouve aussi sa source dans un besoin de «  réparation narcissique  » quand un peuple est humilié, en crise, « ce qui à l’échelle d’un pays prend aisément la forme d’une réappropriation territoriale (le sol) ou d’un rétablissement de l’authenticité (le sol) » (10). Le chef incarne le peuple (immanence) et plus encore il doit incarner l’idéal du peuple (transcendance), comme Napoléon et Hitler selon Patrick Tort. Ainsi l’« Amérique d’Henry Ford, l’Allemagne nazie, la France de Vichy, l’Italie fasciste, chacune réagissant à une humiliation spécifique (ou dans le cas des États-Unis, à une menace imaginaire), ont usé de cette constance de la psychologie des foules contre les Juifs et toutes les minorités indésirables, et ont par cette voie tenté de restaurer une identité nationale assimilée à une authenticité et à une puissance originelle historiquement déchue, mais susceptible de résurrection à travers une sorte de transaction sacrificielle  » (11).

Ce qui conduit Patrick Tort à intégrer dans son raisonnement le concept d’hypertélie, qui dans le règne animal consiste à hypertrophier certains attributs destinés à séduire et à des fins de reproduction. Car le totalitarisme est aussi « de séduction » pour canaliser, cristalliser, polariser la colère et la pulsion du peuple. Il utilise la manipulation, la propagande et la séduction. Le nudge d’aujourd’hui serait une des manifestations de ce totalitarisme.

S’il n’est pas toujours aisé de suivre Patrick Tort tant ses développements sont foisonnants, ce livre a le grand mérite de rappeler et d’analyser ensemble idéologie, politique et recherches scientifiques dans le contexte socio-économique d’une époque. Ainsi du libéralisme de l’ère victorienne au totalitarisme du XXe siècle et à la propagande totalitaire du XXIe siècle, nous entrevoyons par quels chemins les classes dominantes, quand leur système devient trop insupportable, cherchent à garder la main quitte à sacrifier une partie de l’humanité… et leur humanité. Notre espèce a donc encore du chemin à faire vers «  l’altruisme et […] son institution rationnelle dans les règles juridiques et éthiques qui gouvernent la vie sociale et la conscience du civilisé  ». Probablement parce qu’une seule classe est capable porter les intérêts généraux de l’humanité, c’est la classe laborieuse  !

Notes

1. Patrick Tort. Du totalitarisme en Amérique. Comment les États-Unis ont instruit le nazisme. Éditions Érès, 2022, p. 178.
2. Idem, p. 179.
3. Idem, p. 35.
4. Idem, p. 35.
5. Idem, p. 54.
6. Idem, p. 80.
7. Idem, p. 80.
8. Edward Bernays. Propagande. Comment manipuler l’opinion en démocratie, Zones/La Découverte, 2007, 144 pages.
9. Idem, p. 205.
10. Idem, p. 207.
11. Idem, p. 229.

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