29 janvier 2022 | tiré du site alencontre.org
Par Plínio de Arruda Sampaio Jr.
« Quand on gagne avec la droite, c’est la droite qui gagne. » (Rodomiro Tomic)
La bourgeoisie profite de l’inaction de la rue pour approfondir la libéralisation économique, la déconstitutionnalisation des droits sociaux, l’évidemment des libertés civiles et le n’importe quoi environnemental. Le but ultime est de dépouiller la Constitution de 1988 de tout son contenu démocratique, républicain et nationaliste. Dans le capitalisme néocolonial et barbare, le despotisme bourgeois doit être exercé de manière brutale et inébranlable, soit par un régime politique ouvertement dictatorial, soit par un autoritarisme impitoyable avec seulement un léger vernis démocratique.
D’où l’importance stratégique des élections de 2022 comme moyen de légitimer les coups virulents portés à la classe laborieuse après le déclenchement de la crise économique qui s’éternise depuis plus de sept ans. La nouvelle vague d’attaques – qui a commencé avec l’escroquerie électorale de Dilma Rousseff en 2014 [Michel Temer était le candidat à la vice-présidence sur son ticket], lorsque la faillite de la politique de conciliation des classes était rendue patente –, a changé de qualité avec la conspiration parlementaire [pour destituer Dilma Rousseff] qui a porté Michel Temer au Planalto en 2016 et a défini le terrorisme du marché comme ligne directrice de la politique économique. L’offensive du capital a atteint son point culminant avec l’arbitraire juridique et la violence qui ont abouti au processus électoral totalement frauduleux de 2018, puis à la stratégie éclair de démantèlement des politiques publiques, aux attaques contre les libertés civiles et à la désarticulation de l’Etat national.
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La stabilisation d’un coup d’Etat n’est cependant pas une opération simple. Le défi posé à ceux qui luttent pour une solution autoritaire au sein de l’ordre du système, sans rupture explicite avec la démocratie, est de reconstruire, sur les décombres de la Nouvelle République [formalisée par la Constitution de 1988], la caricature d’une Nouvelle République qui, en apparence, préserve la façade démocratique et nationale et, en substance, est sans équivoque antisociale et autoritaire. Si la Nouvelle République de 1988 s’est terminée comme une tragédie, la Nouvelle République que l’on veut construire est déjà condamnée à naître comme une farce. Elle s’inscrit dans une société faisant face à une crise de civilisation, sous le commandement d’une bourgeoisie vassale [face à l’impérialisme], engagée dans le démantèlement de l’Etat national.
La fragilité de la solution électorale à la grave crise qui secoue la démocratie brésilienne se révèle avec évidence dans les incertitudes qui entourent l’élection présidentielle de 2022. La nomination du général Fernando Azevedo, ancien ministre de la Défense de Bolsonaro, au poste de directeur général du TSE (Tribunal suprême électoral), chargé de veiller au bon déroulement du processus électoral, est assez inquiétante. Avant de représenter la garantie que la volonté des électeurs et électrices sera respectée, comme cela a été présenté à l’opinion publique, cette nomination implique une plus grande ingérence du parti militaire au sein du pouvoir judiciaire, approfondissant encore la tutelle des forces armées sur la vie nationale [voir à ce propos l’article publié sur le site alencontre en date du 16 janvier 2022].
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Dans ce contexte, l’initiative de Lula pour constituer un front large contre Bolsonaro, qui trouve dans le ticket Lula-Alckmin potentiel son couronnement maximal, a été reçue par l’establishment de l’opposition comme une table de salut qui unirait Grecs et Troyens. En rejoignant le grand Toucan [Geraldo Alckmin], ennemi historique des travailleurs, des étudiants et des enseignants, Lula rejoint inéluctablement la nouvelle génération des partisans de l’ordre néolibéral fondamentaliste.
Le pouvoir de corruption et de cooptation de la bourgeoisie brésilienne est illimité. Victimes et bourreaux fraternisent pour faire renaître de leurs cendres les illusions d’une impossible conciliation de classe. La capitulation aux exigences du statu quo est inconditionnelle. Lié à l’Opus Dei, champion de l’austérité budgétaire et des réformes libérales, homme de confiance de Faria Lima [l’avenue Brigadeiro Faria Lima illustre, avec la Paulista, le pouvoir capitaliste brésilien], candidat fort bien noté de la bourgeoisie en 2018, le « néocamarade » Geraldo Alckmin a toujours été implacable avec ceux d’en bas. Son bilan [de gouverneur de São Paulo] est éloquent : le massacre de Castelinho [assassinat en 2002 par la police militaire de 12 membres du réseau Primeiro Comando da Capital, organisant des prisonniers de droit commun], le massacre de Pinheirinho [en janvier 2012, près de 2000 familles sans habitat occupant des terrains], la répression des Journées de juin 2013 [mobilisations populaires qui ont touché des dizaines de villes du pays], la persécution des étudiants qui se sont battus contre la fermeture des écoles… La liste complète serait sans fin.
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En l’absence d’une mobilisation vigoureuse contre le modèle économique et pour une solution démocratique à la crise politique qui secoue la vie nationale, les masses n’ont pas d’alternative. Il ne fait aucun doute qu’une dose minimale de poison fait moins de mal que la dose maximale. Il n’est pas impossible qu’un futur gouvernement Lula parvienne : à stopper l’offensive réactionnaire concernant la réduction de la majorité pénale, l’accès facilité aux armes, l’impunité pour les forces de répression, etc. ; limite temporairement les attaques du capital contre le travail et l’environnement ; et même recompose partiellement la politique d’assistance aux défavorisés, ralentissant la marche insensée vers la barbarie.
Cependant, aucune société ne traverse impunément un processus de retournement néocolonial. La société brésilienne s’enfonce dans ce marécage. Même si la situation économique et politique est favorable, ce qui ne semble pas du tout probable, un futur gouvernement Lula n’aurait pas la moindre marge de manœuvre pour modifier les conditions structurelles responsables de l’abaissement systématique du niveau de vie des masses laborieuses. L’abîme entre ce que Lula semble être – le défenseur des pauvres et des opprimés – et ce qu’il est en réalité – un cadre politique talentueux au service d’une ploutocratie qui a rompu tout lien moral avec les classes subalternes – ne pourrait être plus grand.
Sans rien avoir à offrir aux classes subalternes, les propriétaires de la richesse et du pouvoir profitent de l’absence d’un agenda de rupture avec le modèle économique et politique pour faire écran à toute remise en cause de l’offensive écrasante du capital contre les droits des travailleurs et des travailleuses, contre les politiques publiques, contre le patrimoine national et l’environnement. Lula, qui n’est pas un naïf, est au service de ce projet.
La tâche fondamentale de la gauche [face à un ticket Lula-Alckmin] contre l’ordre est de critiquer les illusions d’une sortie de l’institutionnalité néolibérale et de présenter à la classe laborieuse un programme de lutte qui met en évidence la nécessité et la possibilité de la révolution socialiste comme seul antidote à la barbarie capitaliste. Pour être à la hauteur des défis de son temps, il est urgent de construire un front politique de gauche, unifié autour de la bannière de l’égalité réelle, qui met en avant l’intervention populaire comme seule stratégie capable d’interrompre le cercle vicieux de la dictature du monde des affaires qui condamne la société brésilienne à une fin d’histoire misérable.
Plínio de Arruda Sampaio Jr. est professeur émérite de l’Institut d’économie de l’Unicamp et éditeur du site web Contrapoder. Il est l’auteur, entre autres, de Entre a nação e a barbárie – dilemas do capitalismo dependente (Vozes, 1999) et de Crônica de uma crise anunciada : Crítica à economia política de Lula e Dilma (SG-Amarante Editorial, 2017). Il est membre du PSOL.
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