Tiré de Politis.
L’Australie brûle. Comme l’Amazonie ou la Sibérie plus tôt dans l’année. Elle brûle, comme ont brûlé les plaines enneigées du Groënland en 2017, la Lettonie, le Portugal, la Californie ou les forêts du nord de la Suède en 2018. Elle brûle, parce que la multiplication des méga-feux devient l’apanage quotidien de tous les étés du monde (le nombre d’incendies a explosé en 2019), parce que le dérèglement climatique est avant tout un brasier qui se nourrit de l’aveuglement général sur l’incendie qui vient.
Les feux d’Australie défraient la chronique parce qu’ils esquissent minutieusement les contours du spectacle de l’effondrement : les systèmes de sécurité publiques sont en crise et le monstre qui leur fait face est impossible à contrôler. Les incendies australiens sont si puissants qu’ils forment leur propre microclimat, leurs propres orages, foudres et vents puissants qui allument d’autres incendies à la chaîne. L’écosystème social et naturel s’effondre : plus d’un milliard d’animaux sont carbonisés, une surface comme deux fois la Belgique partie en fumées, 100 000 personnes évacuées d’urgence, d’autres coupées des ravitaillements en eau ou en nourriture, 12 personnes mortes durant la seule première semaine de janvier, Sydney et Canberra, submergées par des fumées épaisses, déclarent que la Nouvelle-Galles du Sud est en « urgence de santé publique » et les malades intoxiqués inondent les urgences hospitalières.
Un système s’écroule sous nos yeux. Et si une avalanche de chiffres tous plus aberrants les uns que les autres décrivent tant bien que mal la catastrophe en cours, ils nous en feraient presque oublier son long prélude : une sécheresse inédite qui provoque en retour des inondations puissantes, car la terre asséchée n’absorbe plus les eaux des pluies fortes qui s’abattent de façon subite et désordonnée. 95% du cheptel de certains éleveurs du Queensland sont décédés, 1 milliard de dollars de pertes, 500 000 bovins morts de faim dans la boue. En parallèle, l’Australie perd 50% de ses rendements agricoles en 2019. Tombant sous le seuil d’autosuffisance alimentaire, elle importe des céréales pour la première fois depuis dix ans. De façon latente et incontrôlable, le carnage actuel qui détruit la faune de l’un des pays les plus riches du monde est en mouvement depuis longtemps. Il sabote peu à peu les rouages d’un système que l’on avait cru puissant, découplé des limites du monde naturel, qui dévoile pourtant ici son extrême vulnérabilité à faire face à un climat dérégulé qui en retour l’étouffe, le dévore ou le pulvérise.
Chaque billet qui tombe est une bûche de plus au milieu de l’incendie
Plus incroyable encore, le désastre spectaculaire des incendies d’Australie fait face à l’indolence marquée du « business as usual ». Que les chaînes de l’écosystème austral s’effondrent ne semble pas affecter les cours du charbon, dont l’Australie est le premier exportateur mondial, ni ceux du gaz dont elle est le deuxième exportateur. Des milliards de dollars pleuvent dans les caisses de dizaines de multinationales qui n’ont que faire de savoir si chaque billet qui tombe est une bûche de plus au milieu de l’incendie. L’argent coule à flot tandis que la pluie s’arrête. Comprenez que les incendies ne sont un malheur que pour ceux qui côtoient directement les bruits avant-coureurs du cataclysme futur. Pour tous ceux que les murs de billets verts protègent encore des désastres du monde terrestre, le dilettantisme est de mise, l’aveuglement est opportun et l’habitude est un fleuve tranquille faits de marbres et d’échappatoires possibles en jet privé.
La fantasmagorie du capital est si puissante que plus personne n’ose y toucher. Le Premier ministre climato-négationniste australien hurle à qui veut l’entendre que le charbon c’est l’emploi, qu’on ne peut toucher ni à la croissance, ni aux usines, moteur d’une prospérité suicidaire. Pas plus tard qu’en avril, il donnait son feu vert à la multinationale Adani pour exploiter la plus grande mine de charbon du pays près des récifs de corail. Le drame est donc que le bien-être (apparent) de tout son pays dépend de la satisfaction économique des multinationales qui l’exploitent. Que le salaire des habitants de son pays dépend de la marche autodestructrice vers l’exploitation infinie de la nature. Combien vaut la destruction progressive du monde face au maintien du statu quo ?
Derrière les déclarations du gouvernement, c’est tout un prolétariat que l’on enchaîne aux instruments du cataclysme. À l’usine ou au bureau, le sacro-saint taux d’emploi nourrit les comptes de la croissance. Le métro-boulot-dodo est une course à la survie et c’est parce que le capital nous maintient le nez dans la précarité que personne ne prend le temps de vérifier si le tapis roulant du système ne termine pas en suicide collectif. Le charbon d’Australie maintient la croissance du pays à flot, le taux chômage est en berne et assure au gouvernement australien sa réélection prochaine, contentant les masses que le capital aura préalablement enchaîné au salariat.
Et ainsi se déroule quotidiennement le cycle de l’enfer : l’Australie a augmenté ses émissions de gaz à effet de serrede 46% depuis 1990, le monde augmente ses émissions tous les ans malgré les COP ; les feux de Sumatra en 2018 ont émis autant de gaz à effet de serre que les États-Unis tout entiers, les feux de Sibérie en 2019 ont émis autant de CO2 que 36 millions de voiture.
Le capitalisme est une prison de feu qui se referme doucement. Les engrenages de l’effondrement sont les chaînes des travailleurs du monde au système économique. Le salariat construit consciencieusement la poudrière des futurs perdus pour le compte des vrais pollueurs : 70% des gaz à effet de serre serait le fruit d’une centaine de multinationales, les quatre principales banques françaises polluent 4,5 fois plus que la France tout entière, les 10% des Américains les plus riches émettent 84,5 tonnes de CO2 quand les 10% les plus pauvres n’en émettent que 3,6… De son côté, la facture environnementale est tout aussi inégalement répartie. Selon le chercheur Lucas Chancel (1) :
Dans de nombreux pays, les individus les plus pauvres sont surreprésentés sur les territoires à risque, qu’il s’agisse de pollution de l’air ou des sols, d’inondations ou de sécheresses.
Autrement dit, le smog n’est pas démocratique et l’effondrement n’est d’abord une réalité probable que pour les oublié·es de la mondialisation.
Solidarité contre croissance
Maintenant que le désastre est palpable, les appels à « prier pour l’Australie » se suivent. La force de l’esprit transformera peut-être la cascade de dollars en une pluie salvatrice. Elle se substituera certainement à l’aveuglement volontaire du Premier ministre australien et ses prédécesseurs ultra-conservateurs, dont la constance à s’enticher du ruissellement néolibéral force le respect. Mais la tragédie de la prison capitaliste est d’autant plus révélatrice que les Scott Morrison, Bolsonaro et autre Trump font exactement ce pour quoi ils furent élus : maintenir les remparts du vieux monde avec les recettes de la prospérité à l’ancienne, croissance, production, exploitation, pollution, consommation… avec la promesse que l’Amérique sera « great again », que le CICE fera un million d’emplois, que la précarisation et l’explosion des inégalités fera pousser quelques centimes de plus dans les poches des prolétaires de l’Occident.
Selon les chercheurs François Dubet (2) et Thomas Frank (3), si les électeurs moyens votent contre leurs intérêts en faveur de ces personnes, c’est pour tenter d’échapper au déclassement vers lequel ces mêmes politiques les entraînent. La peur du déclin détruit la rationalité électorale, exacerbe les réflexes d’autodéfense, ramène les électeurs vers les solutions d’apparence les plus simples ou les plus rassurantes. Et ce sont les mêmes élites qui entretiennent la précarité constante à travers la destruction des réseaux de solidarité ou le découpage de l’État social, qui prospèrent en retour sur la peur de la paupérisation générale. La boucle du court-termisme est ainsi bouclée. Le capitalisme est une cage qui tourne sur elle-même. À l’inverse, plus les réseaux de solidarité sont importants, plus la précarité diminue et plus l’espoir que cette dernière n’alimente plus les forces réactionnaires devient concret.
Dès lors, l’enjeu du combat contre la réforme des retraites est bien celui de savoir si l’on donne la possibilité à l’un des plus puissants réseaux de solidarité de se maintenir, ou si l’on cède aux sirènes de l’individualisation et de la discipline des esprits via une énième épée de Damoclès sur les plus pauvres avec un point qui peut être dévalué à tout moment. Si le financement des retraites est bloqué à 14% sur la croissance, alors il ne nous restera plus qu’à prier pour que celle-ci augmente, encore et toujours, en espérant peut-être mourir avant que la production sans limites n’épuise définitivement la terre ou que le dérèglement climatique n’ait fini de brûler toutes les forêts de la planète.
Le vieux monde est un piège, les vieilles recettes sont un leurre. Reste l’espoir de la lutte contre la destruction de l’entraide, le réveil social contre un système économique suicidaire qui prospère sur les incendies du monde.
Notes
(1) Insoutenables inégalités. Pour une justice sociale et environnementale, Lucas Chancel (Les Petits Matins, 2017), page 105. (2) La Préférence pour l’inégalité. Comprendre la crise des solidarités, François Dubet (Le Seuil, 2014).
(3) Pourquoi les pauvres votent à droite : comment les conservateurs ont gagné le cœur des États-Unis, Thomas Frank (Agone, 2013).
Un message, un commentaire ?