Édition du 17 décembre 2024

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Afrique

Au Soudan, le spectre de la guerre civile

En avril, la rivalité latente entre les deux généraux à la tête du pays éclatait, déclenchant un conflit armé. Le “Washington Post” relate comment les conquêtes intérieures des combattants rivaux font craindre un retour à la guerre civile, en particulier au Darfour.

Tiré de Courrier international. Article publié à l’origine dans le Washington Post.

Les milices paramilitaires soudanaises et leurs alliés ont pris le contrôle de plusieurs villes dans la région occidentale du Darfour après en avoir chassé l’armée gouvernementale, et des massacres auraient été signalés dans une capitale régionale ainsi que dans une région où se trouvait un camp de personnes déplacées.

La prise de ces agglomérations, que se disputaient jusque-là les milices et l’armée, représente la percée la plus décisive des Forces de soutien rapide (RSF) depuis le début de la guerre, il y a sept mois. Un événement qui risque d’ouvrir une nouvelle phase de violences en impliquant des forces qui s’étaient tenues à l’écart des affrontements.

Trois des cinq capitales régionales sont tombées rapidement, l’une après l’autre, en deux semaines : Nyala [État du Darfour du Sud], El-Geneina [État du Darfour de l’Ouest] et Zalingei [État du Darfour du Centre]. De grandes bases militaires ont également été conquises ou abandonnées, les soldats franchissant la frontière et s’enfuyant au Tchad.

Ahmed Sharif, 31 ans, nous a expliqué au début du mois qu’il avait personnellement ramassé 102 cadavres, qu’il avait recouverts de bâches au lendemain d’une attaque lancée à la fin d’octobre sur Ardamata, banlieue d’El-Geneina qui abrite une base de l’armée et un grand camp de personnes déplacées. La route qui mène à la frontière était jonchée de dizaines d’autres corps, a-t-il ajouté, et les responsables du camp qui se sont réfugiés au Tchad ont rassemblé les noms de centaines d’autres personnes qui auraient été tuées, selon des proches et des témoins.

Six millions de Soudanais ont fui de chez eux

La guerre civile qui ravage ce pays de 50 millions d’habitants a éclaté le 15 avril, et elle oppose les RSF, sous le commandement du général Mohamed Hamdane Daglo, plus connu sous le nom de “Hemeti”, à l’armée, aux ordres du général Abdel Fattah Al-Burhan. Avant de se retourner l’un contre l’autre, les deux hommes s’étaient alliés pour renverser [en octobre 2021] le gouvernement d’un Premier ministre civil [Abdallah Hamdok].

L’armée a systématiquement bombardé des quartiers d’habitation, et les RSF, alliées à diverses milices arabes, ont été accusées d’avoir attaqué des hôpitaux à de multiples reprises et d’avoir perpétré des massacres, de même que des actions violentes contre d’autres ethnies dans la région du Darfour de l’Ouest. Pour l’heure, 6 millions de Soudanais ont fui de chez eux, et la moitié de la population a un besoin urgent d’aide.

“Ils nous ont attaqués avec des motos”

À Ardamata, près d’El-Geneina, l’attaque a commencé un samedi matin, de quatre directions différentes, poursuit Sharif, et les combattants paramilitaires, après s’être emparés de la base de l’armée, ont commis des meurtres et ont procédé à des arrestations dans la ville et le camp.

“Le dimanche, beaucoup de 4 x 4 sont arrivés et sont entrés dans le camp, et les massacres ont continué jusque dans la soirée, raconte-t-il. Après midi, ils nous ont attaqués avec des motos parce que les voitures ne peuvent pas passer dans les petites rues.”

  • “Je me suis caché dans une maison, et j’ai entendu des voisins se faire agresser et assassiner.”

“Ils disaient aux gens, ‘ô esclaves’, et ils nous ont présentés comme des alliés de l’armée”, ajoute-t-il. “Esclave” est un terme souvent utilisé par les milices arabes pour insulter les groupes ethniques africains.

Âgée de 43 ans, Kaltoum Ahmed en a aussi été témoin. Elle affirme avoir vu des miliciens tuer une trentaine de personnes dans le quartier de Kubra, près de la base militaire d’El-Geneina, après les avoir sortis de chez eux. Un troisième témoin, un homme de 34 ans qui a préféré garder l’anonymat pour des questions de sécurité, dit qu’il connaît 10 personnes qui y ont été assassinées et qu’il a vu les corps. Il ajoute que le quartier de Kubra et le camp d’Ardamata ont été le théâtre de massacres à grande échelle.

“On nous a signalé des massacres de familles”

Les Nations unies et l’organisation caritative Médecins sans frontières (MSF) ont elles aussi été alertées au sujet d’atrocités. “On nous a signalé des exécutions, des massacres de familles, de civils”, déclare Toby Harward, coordonnateur humanitaire adjoint de l’ONU pour le Darfour. “Nous avons entendu parler de détentions, de disparitions […] d’un grand nombre de gens, y compris des personnes déplacées, vulnérables et qui avaient trouvé refuge autour de la base militaire d’Ardamata.”

« -* “Les RSF, en tant qu’autorité qui contrôle aujourd’hui de facto la région, sont responsables de la sécurité des civils.” »

Selon Stephanie Hoffmann, coordonnatrice de MSF à Adré, une ville du Tchad à la frontière avec le Soudan, plus de 7 000 personnes auraient traversé la frontière durant les trois premiers jours de novembre, soit plus que durant tout le mois précédent. Un homme a raconté avoir fui avec seize autres – tous ont été tués sur la route, sauf lui. Atteint de plusieurs balles, il a survécu en se faisant passer pour mort, indique l’ONG.

Dans un courriel adressé au Washington Post, les RSF ont affirmé qu’elles n’avaient pas visé les populations civiles, mais qu’elles s’étaient battues dans la région pour prendre le contrôle de la base militaire. En outre, elles accusent l’armée d’avoir auparavant distribué des armes aux hommes des environs.

Des milices des Zaghawa lourdement armées

Dans la capitale régionale de Nyala, dans le Darfour du Sud, un témoin explique qu’il y a eu trois jours de violences et de pillages après la chute de la ville, le 26 octobre. Il a tenu à rester anonyme par peur des représailles. Il se souvient :

  • “Les Forces de soutien rapide nous ont dit que leurs troupes ne touchaient pas de soldes payées par l’État, et que nous devions donc les laisser piller pendant trois jours.”

Les combattants des RSF avaient dressé des barrages et réclamaient 500 livres soudanaises (environ 1 dollar) à qui entrait ou sortait du marché, ajoute-t-il. Les policiers avaient abandonné leurs postes, et les combattants des RSF s’étaient installés dans les commissariats.

Depuis plusieurs jours, des forces affiliées aux RSF encerclent El-Fasher, une autre capitale régionale. La ville abrite des dizaines de milliers de civils déplacés, ainsi que les milices lourdement armées des Zaghawa, un groupe ethnique africain qui se bat contre le gouvernement central depuis près de vingt ans. Les Zaghawa ont émis un communiqué où ils annoncent qu’ils se défendront si on les attaque. Sur Facebook, le gouverneur de la région a appelé les belligérants à laisser partir les civils.

La crainte du retour des violences au Darfour

Le risque d’un affrontement entre les Zaghawa et les RSF fait craindre un retour à la guerre civile qui a dévasté la région il y a vingt ans. À l’époque, des milices arabes connues sous le nom de “janjawid” – ce qui veut dire les “diables à cheval” – avaient incendié des villages, massacré les populations civiles et s’étaient servies du viol de masse comme d’une arme de guerre. Plus tard, beaucoup d’unités janjawids ont été incorporées dans les RSF, tandis que certains des anciens rebelles se sont vu confier des postes au gouvernement dans le cadre d’un accord de paix.

“Nous avons déjà été témoins d’atrocités à grande échelle au Darfour, commises par les RSF et leurs milices alliées”, commente Alan Boswell, directeur pour la Corne de l’Afrique de l’International Crisis Group.

  • “Une bataille pour El-Fasher pourrait constituer un tournant qui replongerait certaines régions du Darfour dans des violences du même niveau qu’il y a vingt ans.”

Ces exactions ont lieu au bout de mois d’escarmouches sanglantes au Soudan. L’armée contrôle l’essentiel des terres agricoles de l’est, et le terminal pétrolier de Port-Soudan. Les RSF tiennent les champs aurifères de l’ouest et la frontière poreuse qui, dans le désert, permet d’atteindre les camps de réfugiés au Tchad et les marchés des armements en Libye et en République centrafricaine. Elles étendent aussi peu à peu leur mainmise sur l’oléoduc qui sinue du Soudan du Sud vers la mer.

Katharine Houreld et Hafiz Haroun

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