Édition du 17 décembre 2024

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Asie/Proche-Orient

Après Fukushima, Minamata et Hiroshima

Au Japon, les antinucléaires se radicalisent

Comment se fait-il que tant de Japonais ordinaires, des dizaines de milliers de personnes âgées, de jeunes, de mères de famille, d’artistes, d’intellectuels sortent dans la rue toutes les semaines pour dire leur désaccord avec le gouvernement à propos de sa politique nucléaire ? Le Japan Times, quotidien anglophone fondé en 1897 et lié au Asahi Shimbun, a barré sa « une », le 30 juillet dernier, avec ce titre : « Les manifestants antinucléaires encerclent le Parlement » (« Antinuke demonstrators encircle Diet »).

Jeudi 9 août 2012

Les premières lignes de l’article précisent : « Des centaines, peut-être des milliers de personnes, parmi lesquelles des citoyens ordinaires et des militants antinucléaires, se sont rassemblées (…) autour du Parlement pour augmenter la pression sur le cabinet du premier ministre. [1] » Prudente réserve sur le nombre de manifestants. Autocensure ? Pressions d’origine policière ou gouvernementale ? Quelques jours plus tard, le 6 août, l’éditorial est titré « Une nouvelle dynamique pour le mouvement antinucléaire » (« New impetus for antinuke movement ») ; on y lit que, tous les vendredis soir, « des dizaines de milliers de personnes » se rassemblent près du Parlement et de la résidence du premier ministre et que, le 29 juillet, elles étaient plus de 10 000 d’après la police, environ 200 000 selon les organisateurs.

Jusqu’alors, les rares Japonais qui protestaient n’occupaient que la moitié de la rue, en maigres files de quatre à cinq personnes par rangées, s’arrêtant à chaque feu rouge pour ne pas gêner la circulation ; ils formaient un défilé avec des bannières, certes, mais découpé en tronçons, et sans le moindre excès. Au moindre geste imprévu, la police intervenait de façon musclée, bastonnait, emprisonnait. Le lendemain, on lisait, au mieux, quelques lignes en troisième page dans certains journaux – hormis bien sûr les gros titres du Drapeau rouge, le journal du Parti communiste japonais. Et rien sur d’éventuelles interventions policières.

Ce qui se passe aujourd’hui tient donc du changement radical. Un bouleversement. Il est vraisemblable que cette mobilisation nouvelle, facilitée par Internet et les réseaux sociaux, soit liée à l’inscription dans la mémoire collective des expériences traumatisantes du nucléaire et de ses conséquences avec Hiroshima et Nagasaki, ainsi que de la manière dont l’Etat gère les catastrophes de contamination, avec en particulier le cas de Minamata (pollution au mercure).

Le nucléaire, malgré Hiroshima

La commémoration du bombardement de Hiroshima, tous les 6 août, s’est déroulée, cette année, en présence d’un des petits-fils du président américain Harry S. Truman, qui donna l’ordre de lâcher la bombe. Il a rencontré des victimes, prié pour les défunts et s’est associé à la volonté de voir disparaître tout armement nucléaire. Il a été invité par M. Masahiro Sadako, le frère de la petite Sasaki qui, jusqu’à sa mort à l’âge de 12 ans, confectionna inlassablement des grues en origami, grues devenues l’emblème de l’espoir d’un « plus jamais Hiroshima ». En 1945, le peuple a opté pour la démocratie « apportée » par les Américains, tellement il était las de la guerre conduite par les gouvernants et de devoir mourir pour l’empereur.

Beaucoup, même parmi les victimes de Hiroshima, ne savaient qui blâmer après les bombardements : ceux dont ils étaient les otages ou ceux qui les ont libérés dans un bain de sang et de souffrances ? Les Japonais ont préféré regarder vers l’avenir : essayer d’obtenir des soutiens pour adoucir le quotidien des survivants et militer pour la disparition des arsenaux nucléaires. Par sa Constitution, le Japon s’interdit de mener des guerres et d’accéder à l’armement nucléaire.

Et pourtant le pays est devenu une puissance nucléaire civile. Il a fallu pour cela tromper le peuple. Le fasciner par les perspectives de la croissance économique et engager des dépenses considérables de communication pour le convaincre que l’atome pour la paix proposé par les Américains était une bonne option, parfaitement sécurisée. Alors que se mettait en place le nucléaire civil, malgré des protestations passées sous silence, un certain nombre de Japonais étaient victimes de pollutions industrielles extrêmement graves, en particulier à Minamata.

A Minamata, les « années du silence »

Dans cette petite ville du sud-ouest du Japon, à partir de l’année 1932, des rejets de mercure ont été déversés dans la mer par la firme chimique Chisso et se sont accumulés dans la faune marine, avant d’être transmis à la population par le biais des poissons dont elle se nourrissait. Cette pollution et ses conséquences sont connues dès 1956 : une partie de la population est atteinte de troubles moteurs et de déformations physiques qui s’aggravent avec le temps. Les gouvernements successifs ont laissé la firme poursuivre librement ses activités, accordant ponctuellement quelques mesures de façade. Ainsi, en 1959, un purificateur fut inauguré en grande cérémonie alors qu’il n’était pas placé sur le lieu principal des déversements. De même, le gouvernement incita Chisso à verser de l’argent – au compte-gouttes – « en sympathie » à l’égard des personnes atteintes d’intoxication et reconnues comme telles, évitant ainsi toute mise en cause de l’entreprise ou du gouvernement. Les dix années de revendication des victimes, de 1959 à 1968, n’ont abouti à rien – ce qui leur vaudra l’appellation d’ « années du silence ». Les réclamations ont également buté sur un ostracisme à l’égard de Minamata et de ses survivants.

A partir de 1969, le gouvernement change enfin d’attitude et la justice confirme en 1973 la responsabilité de Chisso. Un premier accord concédé en 1977 a permis de reconnaître 3 000 victimes ; un autre en 1995 a couvert 10 000 personnes supplémentaires. Celui-ci ayant été considéré comme insuffisant en 2004 par la Cour suprême, un autre protocole a été voté en 2009, qui, bien qu’en deçà des recommandations de la Cour, a conduit 57 000 personnes à déposer un dossier, le double du maximum attendu par le gouvernement.

Après la catastrophe de Fukushima

Les Japonais en ont assez. Les centrales accidentées de Fukushima sont loin d’être « froides ». A 60 km de celles-ci, la radioactivité dans l’air dépasse ici et là les normes autorisées pour les travailleurs du nucléaire : comment y laisser grandir les enfants sans s’inquiéter pour leur santé ? En outre, une partie des produits agricoles qui ont été vendus dans la région, jusqu’au thé de Shizuoka, comportaient des doses d’éléments radioactifs au-dessus de la normale : la nourriture participe à l’accumulation des effets de la radioactivité sur la population. Tout le monde ne dispose pas des ressources économiques et de l’énergie nécessaire pour quitter la préfecture de Fukushima, comme les 160 000 personnes qui en sont parties.

Pour les Japonais, à « plus jamais Hiroshima » il faut désormais ajouter « plus jamais Fukushima ». Pour cela, mieux vaut quitter le nucléaire civil. Les discours sur la sécurité se voudront rassurants et péremptoires, comme ils l’ont été par le passé. Le niveau du tremblement de terre qui a déclenché le tsunami était au-delà de l’imaginable : aucun test n’avait été réalisé pour une catastrophe de cette ampleur. Actuellement, les autorités concentrent leur attention sur les moyens à mettre en œuvre pour éviter les enchaînements qui se sont produits à Fukushima. Mais la prochaine catastrophe emprunterait certainement un autre chemin. Après l’accident, et ses conséquences qui perdurent, les compensations se font attendre et les autorités commencent par dire qu’il n’y a pas de victimes, comme dans le cas de Minamata. A « plus jamais Minamata », il faut aussi ajouter « plus jamais Fukushima ».

C’est avec tout cela en tête que plus de deux tiers des Japonais veulent en finir avec l’énergie d’origine nucléaire, et s’efforcent de faire entendre leur voix avec une persévérance et une ténacité qui devraient forcer les autorités à prendre en compte cette réalité. Il faudra certainement continuer et amplifier encore le mouvement pour que des décisions allant dans le sens souhaité par le peuple soient prises. Le premier ministre a promis de recevoir des représentants des manifestants – chose unique dans l’histoire du Japon – mais il a prévenu qu’il écouterait aussi ceux qui réclament la relance des centrales, campant sur ses positions. Bien que le Japon soit une démocratie, le peuple, ici non plus, n’est pas vraiment souverain.

Marc Humbert est professeur à l’université de Rennes, chercheur au CNRS, et professeur invité à l’université Ritsumeikan, Kyoto.

Notes

[1] L’article est disponible en ligne sous une forme sensiblement modifiée : « Antinuke demonstrators set their sights on Japan’s Diet building ».

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