Tiré de Médiapart.
Cox’s Bazar (Bangladesh), de notre envoyé spécial.- Il y a ceux qui jurent ignorer de qui il s’agit, comme Mohammed, arrivé début octobre dans le camp de réfugiés de Kutupalong : « Nous, on n’a jamais vu les gars d’Al-Yakin. À cause d’eux, les Birmans ont raconté que les Rohingyas étaient tous des terroristes, mais c’était juste un prétexte pour nous faire partir. » Et puis, il y a ceux qui prétendent les avoir regardés droit dans les yeux, comme Rotna Raddrew, une Hindoue qui assure que ce sont eux qui ont attaqué son village et torturé la population, dans la province birmane de l’Arakan. « Ils étaient 80, ils portaient tous des tee-shirts et des pantalons noirs, avec un foulard sur le visage. Avant d’aller attaquer les postes de police, ils ont égorgé 86 personnes », assène-t-elle, le visage dur.
Notre interprète est dubitatif : « Ça, c’est la version des Hindous, qui espèrent rentrer en Birmanie avant les musulmans, en racontant qu’ils n’ont jamais été inquiétés par l’armée birmane. Tout le monde sait que c’est faux et décrire à quoi ressemblent les combattants d’Al-Yakin, c’est tellement facile : ils sont en photo sur tous les réseaux sociaux ! »
Al-Yaqin, ou plus exactement Harakah Al-Yaqin, est le nom qu’emploient dans leur langue les réfugiés du sud du Bangladesh pour désigner l’Armée du salut des Rohingyas de l’Arakan (Arsa). Ce mouvement insurgé s’est donné pour mission de « libérer le peuple rohingya de l’oppression perpétrée par les régimes birmans successifs » et dément appartenir à une quelconque mouvance islamiste. La Birmanie, le Bangladesh et l’Inde pensent pourtant le contraire et le qualifient même d’organisation « terroriste », notamment parce que son chef présumé, Ata Ullah, qui aurait grandi en Arabie saoudite, est né au Pakistan de parents ayant fui l’Arakan à la fin des années 1970.
Lors d’un passage début septembre dans la capitale birmane, Naypyidaw, le premier ministre indien Narendra Modi a laissé entendre que l’attaque du 25 août dernier contre une trentaine de postes-frontières entre la Birmanie et le Bangladesh avait été préparée avec le soutien de l’Inter-Services Intelligence (ISI), le renseignement de l’armée pakistanaise. Il a aussi fait circuler l’information selon laquelle Ata Ullah aurait été entraîné par l’organisation islamiste armée pakistanaise Lashkar-e-Toiba (LeT), bête noire de l’Inde en raison de son combat pour le rattachement du Cachemire au Pakistan.
On mesure ainsi le degré d’instrumentalisation de l’Arsa, discipline dans laquelle l’armée birmane, appelée Tatmadaw dans son pays, est championne toutes catégories, désignant cette « Armée du salut » comme la responsable de tous les maux dans l’ouest de la Birmanie et menant actuellement contre elle une guerre d’une violence inouïe, qui a fait fuir en quelques semaines plus de 620 000 Rohingyas. Elle qualifie d’ailleurs les militants de l’Arsa de « terroristes bangalais », alors que les intéressés sont réputés vivre cachés dans les montagnes Mayu, au nord de l’Arakan. Côté birman, donc.
Si les services secrets birmans évaluent les effectifs de l’Arsa à 600 individus environ, Tatmadaw a visiblement des problèmes de calculette : elle a d’abord estimé que les auteurs des attaques du 25 août étaient un millier, pour dire ensuite qu’ils étaient 4 000 et finalement affirmer, dans un rapport surréaliste publié le 13 novembre, qu’ils étaient « au minimum 6 200, au maximum plus de 10 000 ».
Au Bangladesh, dans les camps de réfugiés de Cox’s Bazar, l’Arsa n’est pas très populaire. « Quand ils sont arrivés, les Rohingyas étaient en colère contre ces insurgés, mais le climat est en train de changer et certains commencent à les considérer comme des “frères” qui défendent leurs intérêts en Birmanie », nous confie le représentant d’une ONG, qui demande l’anonymat. Sur les collines de Kutupalong et de Balukhali, des haut-parleurs crachotent parfois des versets du Coran, indiquant la présence d’une madrasa.
Un nombre invérifiable d’écoles coraniques ont surgi au milieu des abris en bambou. Elles sont officiellement financées par des associations musulmanes de charité, mais les organisations humanitaires internationales les tiennent à l’œil. « Nous surveillons plus particulièrement les adolescents, indique le Croissant-Rouge. Ils sont désœuvrés et constituent une cible parfaite pour des adultes qui chercheraient à les embrigader. » Pour contrer ce risque, les écoles des camps jouent la carte de la mixité, en accueillant les enfants des villages bangladais autochtones des alentours.
Plus que l’infiltration de militants de l’Arsa, c’est la radicalisation religieuse qui est crainte. « Le risque est très fort, c’est pourquoi nous avons ouvert des clubs spécifiques pour les 15-18 ans, afin de les occuper dans la journée, sous l’encadrement d’experts de la psychologie de l’enfant », explique l’Unicef, qui se penche en particulier sur ceux qui sont « non accompagnés » (les orphelins, en jargon onusien) ou « séparés » (ceux qui ont perdu l’un au moins des deux parents). « Après l’urgence sanitaire, vient le temps de la convalescence. Quand les Rohingyas auront retrouvé leurs forces, ils se transformeront en tigres et organiseront la lutte pour rentrer chez eux, car ils savent qu’ils n’ont pas d’avenir au Bangladesh », analyse Runa Khan, présidente de l’ONG Friendship.
Le retour hypothétique des nationalistes, la dérive de la gauche laïque
Pour comprendre ce qui est en cours sur les rives du golfe du Bengale, nous avons interrogé Ali Riaz, écrivain bangladais et professeur de sciences politiques asiatiques à l’université américaine de l’Illinois. « Avec la menace islamiste actuelle, c’est tout le Bangladesh qui est une Cocotte-Minute », d’après lui. « À la frontière birmane a fortiori, il pourrait y avoir rapidement des tensions locales avec les Rohingyas, ou entre les Rohingyas eux-mêmes. Dans les camps, les réfugiés sont désespérés et constituent un excellent terreau pour les organisations terroristes internationales », dit-il.
Si la situation empire par manque de nourriture, de médicaments et d’abris, la religion deviendra « un refuge facile ». « Il se trouve que dans le cas présent, il s’agit de l’islam. Mais ce serait la même chose avec le bouddhisme, le judaïsme ou le christianisme », estime Ali Riaz.
À Dacca, qui se trouve à 418 km de Cox’s Bazar si l’on en croit les panneaux de signalisation en bord de route, en tout état de cause, les migrants bousculent le jeu politique général. Des élections législatives figurent à l’agenda de la fin de l’année 2018, sans que personne ne sache vraiment si un scrutin « libre et juste » pourra se tenir. Les paris vont bon train. En 2014, le Parti nationaliste du Bangladesh (BNP, droite) avait boycotté le rendez-vous, estimant que les règles élémentaires de la démocratie n’étaient pas respectées. Absent depuis lors du Parlement, il pourrait être en mesure de gagner l’an prochain, s’il ressuscitait son alliance du passé avec le Bangladesh Jamaat-e-Islami, parti islamique modéré. Encore faudrait-il que ses dirigeants cessent de déserter le débat public.
Sa présidente, Khaleda Zia, qui fut première ministre de 1991 à 1996 et de 2001 à 2006, vient d’ailleurs de rentrer au pays, après plusieurs mois passés en Angleterre. À peine arrivée, le 30 octobre, elle s’est rendue dans les camps de réfugiés pour une opération de communication dont personne n’a été dupe. Tout en distribuant des cartons de produits alimentaires et de vêtements, elle a pris soin de prendre un bébé dans ses bras, sous l’objectif des caméras de télévision, afin de fustiger « l’incapacité » du gouvernement d’organiser le rapatriement des Rohingyas en Birmanie.
« À Dacca, on se souvient pourtant qu’à l’époque où Khaleda Zia était au pouvoir, les femmes rohingyas pouvaient obtenir la citoyenneté bangladaise en se mariant avec un Bangladais, tandis que les hommes rohingyas se voyaient offrir une carte d’électeur s’ils s’engageaient à voter BNP », raconte un journaliste du Daily Star, le premier quotidien du pays, sous réserve que nous ne révélions pas son identité.
« Même s’il existe un consensus de façade entre le BNP et sa grande rivale, la Ligue Awami, sur la nécessité de trouver une solution diplomatique avec la Birmanie pour renvoyer les réfugiés au lieu d’où ils viennent, chaque formation essaie de tirer avantage de la situation », observe Ali Riaz. Tout au long de la route donnant accès aux camps de réfugiés, alternent en effet des portraits de Khaleda Zia et de l’actuelle chef du gouvernement, Sheikh Hasina, que ses partisans présentent comme « la mère de l’humanité ». Cette dernière n’a, paraît-il, qu’une idée en tête : être toujours aux commandes lorsque le Bangladesh, fondé par son père, Sheikh Mujibur Rahman, célèbrera, en 2021, le cinquantième anniversaire de son indépendance.
Son parti, la Ligue Awami (centre gauche, laïc), nie toute présence de l’islamisme radical international sur le territoire. À la suite de l’attaque, le 1er juillet 2016, contre le restaurant Holey Artisan Bakery, à Dacca, qui avait fait 24 morts, dont 18 étrangers, le gouvernement a pointé du doigt le Jamaat-ul-Mujahideen Bangladesh (« L’Assemblée des djihadistes »), une organisation terroriste bangladaise interdite en 2005 et réapparue sous le nom de New Jamaat-ul-Mujahideen Bangladesh.
En même temps, l’exécutif a implicitement reconnu que le pays n’échappait pas à la toile du terrorisme mondial, puisqu’il a donné ordre à la police de créer un nouveau corps d’élite, « l’unité de lutte contre le crime transnational ». C’est elle qui boucle aujourd’hui le quartier de Gulshan 2 où se trouvait le Holey Artisan Bakery et où plus aucun piéton n’ose s’aventurer. Selon nos informations, une soixantaine d’individus soupçonnés de préparer des attentats ont depuis été tués par les forces de l’ordre. Dernier incident en date, des pilotes de la compagnie low cost Biman Airlines ont été arrêtés fin octobre. Ils étaient, semble-t-il, en train de projeter un attentat suicide.
La présence des Rohingyas dans le sud alourdit une atmosphère déjà pesante, marquée par des interpellations en masse (plus de 11 000 personnes, dont de nombreux représentants de l’opposition, ont été placés en garde à vue au printemps 2016) et par des assassinats à la machette ciblés, contre des homosexuels et des blogueurs militants de la laïcité et de la liberté d’expression. Le tout sur fond de très forte croissance démographique, de chômage endémique et de pertes de terres importantes dues au réchauffement climatique et à la montée des eaux. « On peut parler d’islamisation rampante », estime un diplomate européen en poste à Dacca, qui s’étonne de l’autorisation donnée récemment aux professeurs des écoles coraniques d’aller enseigner dans les écoles publiques.
La peur de voir les islamistes s’implanter dans les camps de réfugiés
« Dans ce contexte, l’instrumentalisation de la question des réfugiés par la Ligue Awami n’est pas nouvelle. C’est juste l’ampleur qui a changé. Lors du précédent afflux de Rohingyas, à l’automne 2016, Sheikh Hasina avait organisé avec l’ONU une grande conférence sur les migrations, qui avait été interprétée comme un vrai succès politique », rappelle Nordine Drici, directeur du cabinet ND Consultance et auteur d’un récent essai sur le Bangladesh (Face à l’autoritarisme, les droits de l’homme en péril, auto-édité par son cabinet, avril 2017, 95 pages).
« Aujourd’hui, la situation à la frontière birmane permet à la première ministre de montrer au monde combien le Bangladesh est une nation musulmane amie des musulmans du monde entier. Cela lui permet d’amadouer la nébuleuse des groupuscules islamistes, politiques ou pas politiques, qu’elle n’arrive pas à contrôler », ajoute-t-il.
Sheikh Hasina, surnommée la « Dame de fer », est en train de concentrer tous les pouvoirs, poursuit Nordine Drici : « Avec elle, le régime a viré à l’autoritarisme et tourne maintenant au totalitarisme, si l’on se réfère aux définitions de Raymond Aron et Hannah Arendt. » Pour preuve, notre interlocuteur cite la loi de 2013 sur la torture qui a créé un vide juridique « pour laisser les mains libres aux services de sécurité », ou la propension du gouvernement à vouloir contrôler « tout ce qui touche à la culture, à la vision de l’histoire ou à la censure de la presse », lorsque celle-ci s’intéresse de trop près à l’armée, à la justice ou à la religion.
Si le BNP a souvent noué des alliances avec des formations politiques religieuses, la Ligue Awami fonctionnait jusqu’ici sur le principe de la laïcité. « En réalité, elle agit de plus en plus sous l’influence du Hefazat-e-Islam Bangladesh », remarque Nordine Drici, en faisant référence à la plus vaste organisation fondamentaliste du pays, qui repose sur un réseau de 25 000 madrasas.
Soupçonnée de liens avec les talibans pakistanais, Hefazat-e-Islam Bangladesh prône l’interdiction de la mixité entre hommes et femmes dans les lieux publics, et l’inscription dans la Constitution de « la confiance absolue en Allah ». C’est elle qui, par exemple, a obtenu en mai dernier le déplacement de la statue de la Justice que le gouvernement avait dressée devant le bâtiment de la Cour suprême, à Dacca, au motif que l’œuvre était « non islamique ».
Autre inquiétude : l’implantation de l’organisation État islamique. « Dans les camps de réfugiés de Cox’s Bazar, le risque est réel, car beaucoup de Rohingyas ont été victimes d’atrocités et veulent maintenant se venger », indique le représentant local de l’organisme anticorruption Transparency International. Iftekhar uz Zaman nous a reçus dans son bureau à Dacca et a voulu nous expliquer le ressentiment qui habite les migrants : « Ils ont eu affaire à de faux agents de change qui leur ont donné entre 2 000 et 4 500 takas pour 100 000 kyats birmans, au lieu des 6 000 takas auxquels ils avaient droit. » Ils ont ensuite payé « parfois plus de 5 000 takas par personne [51,70 euros – ndlr] » pour prendre le bateau à la frontière, alors que la traversée coûte normalement 200 takas (2 euros). Arrivés au Bangladesh, enfin, ils se sont vu réclamer « 2 000 à 5 000 takas [20,7 à 51,7 euros – ndlr] pour obtenir un minuscule bout de terrain ».
Pas étonnant qu’ensuite les Rohingyas cherchent des petits boulots et soient prêts à ne gagner que 20 takas de l’heure, contre 40 habituellement dans la région, et que ceux qui sont venus avec leur bétail cherchent à vendre une vache 2 000 takas, alors que le prix normal se situe entre 20 000 et 30 000 takas (entre 207 et 310 euros). Pas étonnant non plus que les habitants de Cox’s Bazar commencent à en avoir assez. Le marché du travail est déstabilisé, l’accès aux services publics de santé et d’éducation sature, le tourisme est anéanti et le coût des produits de première nécessité s’envole. « Une bâche en plastique pour couvrir un abri se monnaie 500 takas [5,20 euros – ndlr], alors qu’à Dacca, elle coûte moins de 10 takas [10 centimes d’euro – ndlr] », se plaint un homme rencontré sur le marché.
À l’échelle macroéconomique, l’impact de l’arrivée massive des migrants de Birmanie est très important. Selon le Centre pour le dialogue politique, un think tank qui vient de mener une étude de terrain avec le Haut Commissariat aux réfugiés (HCR), le Bangladesh a besoin de 71,26 milliards de takas (737 millions d’euros) pour tenir jusqu’en juin. Cela représente 1,8 % de son budget annuel et devrait lui faire perdre 0,3 point de croissance.
Un gros coup dur pour ce pays qui figure parmi les plus pauvres de la planète : une contraction de près de 15 % des rapatriements de devises de sa diaspora pour cause de crise pétrolière dans les pays du Golfe persique, une hausse de 66 % du prix du riz en raison de la pénurie induite par les inondations dramatiques provoquées cet été par la mousson, et un coup de frein inédit des exportations de prêt-à-porter, secteur clé du Bangladesh. Tous ces éléments laissent présager le pire pour les prochains mois et font peser d’énormes incertitudes sur les élections à venir.
Guillaume Delacroix
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