Tiré de Médiapart.
Cox’s Bazar (Bangladesh), envoyé spécial.- C’est une longue tente blanche dressée sur un terrain poussiéreux, près du camp de réfugiés de Balukhali. Des soldats en uniforme sont postés à l’entrée, vert pour les soldats de l’armée régulière, brun pour les gardes-frontières, bleu pour le bataillon paramilitaire Ansar. Les migrants rohingyas en provenance de Birmanie patientent en file indienne, attendant d’être enregistrés pour obtenir un toit, à boire et à manger, des soins au dispensaire et une place à l’école pour les enfants. L’armée enregistre leur nom, leur village d’origine et leur date d’entrée au Bangladesh. Elle les prend en photo et relève leurs empreintes digitales. De grands ventilateurs rafraîchissent le matériel informatique.
À la sortie, chaque réfugié reçoit une carte plastifiée format carte de crédit. Au verso apparaît un code-barres. Au recto, l’intitulé suivant : carte d’enregistrement de citoyen birman. Les Rohingyas n’en croient pas leurs yeux. Privés de citoyenneté en 1982, ce qui fait d’eux la plus grande communauté apatride de la planète, les voici avec un lien reconnu à la terre birmane, écrit noir sur blanc par le gouvernement bangladais. Ce n’est qu’un succédané de permis de séjour mais il fait plaisir à cette population presque exclusivement musulmane qui n’avait eu droit par le passé, au mieux, qu’à des cartes sur lesquelles la junte militaire birmane tamponnait le mot “bengali”, en référence à la langue officielle du Bangladesh, histoire de les considérer comme des étrangers.
L’ennui, c’est que les Rohingyas ne parlent pas bengali. Ils s’expriment en rohingya, une variante du chittagongais, le dialecte du sud du Bangladesh, voire parfois en arakanais, la langue de cet État d’Arakan dont ils ont été chassés. Qu’importe... Le 15 novembre, les services d’immigration bangladais ont indiqué être en possession des données biométriques de 527 600 réfugiés, soit 85 % de tous ceux qui ont passé la frontière depuis fin août.
En arpentant l’artère principale du camp de Kutupalong, nous rencontrons Mustafa, un jeune homme de 25 ans au regard perdu dans le vide. S’il accepte de nous montrer son permis de séjour, il ne veut visiblement pas nous en dire plus. Il nous prie de le suivre à travers les collines, jusqu’à son abri de fortune où, pour s’abriter d’un soleil de plomb, se terrent sa femme et ses trois enfants en bas âge. Le petit dernier est venu au monde trois jours après la fête de l’Aïd-el-Kébir, alors qu’ils venaient de traverser la rivière séparant la Birmanie du Bangladesh.
Mustafa et les siens ont faim, si bien que cette histoire de papier d’identité les laisse de marbre. « On remercie la communauté internationale et le gouvernement du Bangladesh de nous permettre de rester ici. Mais ce qu’on veut, c’est rentrer chez nous, déclare-t-il sans cérémonie. À condition, bien sûr, que notre statut de Rohingya et notre nationalité birmane soient reconnus. À condition, aussi, que nous soyons libres de nos déplacements en Birmanie. Sinon, on préfère mourir ici. »
Assis par terre, sur le pas de sa porte, Mustafa a les larmes aux yeux. Ses paroles s’emballent. « En Birmanie, le gouvernement faisait des photos de famille pour pouvoir en contrôler tous les membres. Si quelqu’un mourait ou qu’un bébé naissait, ça faisait des tas d’histoires, car la photo ne correspondait plus à la réalité et la police nous punissait », raconte-t-il. Il montre la photo en question et brandit toute une série de petits papiers agrafés entre eux, qui pourraient servir en cas de retour au pays : « Ce sont mes titres de propriété, six acres de terre que je possède en Arakan [2,4 hectares – ndlr], sur lesquels l’armée birmane est en train de récolter mon riz. » Il le sait parce que des copains restés là-bas lui racontent ce qu’ils voient.
Cachés dans la jungle, ces derniers ne peuvent pas venir jusqu’au Bangladesh. On raconte en effet que l’armée birmane tire sur tous ceux qui sortent à découvert. Ils restent donc à proximité de leur village et communiquent avec des téléphones portables qu’ils arrivent à recharger avec l’énergie solaire. Comment, dans un tel contexte, demander aux Rohingyas de retourner dans un pays qu’ils ont fui en se faisant arnaquer par les passeurs et les faux agents de change, et où de toutes les façons, leurs habitations ont été rayées de la carte ? « Il faudrait d’abord être d’accord sur les termes employés », pointe Chowdhury Abrar, professeur de relations internationales à l’université de Dacca, que nous avons rencontré le 2 novembre dans les locaux du centre de recherche sur les réfugiés et les mouvements migratoires qu’il dirige.
L’expression « nettoyage ethnique » est inappropriée
Première mise au point : les Rohingyas sont bien des réfugiés. « Les conventions internationales sont très claires : il faut qu’il y ait franchissement d’une frontière, la peur justifiée d’être persécuté pour des raisons ethniques, religieuses ou politiques, le fait que le pays d’origine ne fournisse pas de protection ou que la population ne puisse pas assurer elle-même sa propre protection… Les Rohingyas remplissent ces critères », observe-t-il, ajoutant que si le Bangladesh refuse aujourd’hui de parler de réfugiés, de peur d’en avoir la charge pour le restant de leurs jours, il n’avait pas eu cette pudeur lors des vagues de migration précédentes, en 1978, 1991 et 1992, 2012…
« Le gouvernement met en avant que le pays n’est pas signataire de la convention des Nations unies sur les réfugiés et parle d’“infiltrés” ou de “population birmane déplacée de force”, cela n’a aucun sens, car le statut de réfugié est précisément lié à la notion de droit au retour », s’indigne Chowdhury Abrar. Deuxième mise au point : le “nettoyage ethnique” est selon lui une expression « à bannir ». En droit international, en effet, c’est le génocide qui est passible de mesures de rétorsion, pas le nettoyage ethnique. « La communauté internationale ne veut pas parler de génocide parce qu’elle ne veut pas avoir à intervenir pour stopper les horreurs en cours, prétend notre interlocuteur, elle s’abrite derrière la commission conduite par Kofi Annan, laquelle est chargée de trouver une solution mais n’a obtenu aucun résultat à ce jour. »
Installé à Kutupalong depuis 1992, Abdul Mabut est loin de ces considérations. Âgé de 54 ans, il est instituteur dans l’une des écoles primaires du camp. La question de l’identité est pour lui très simple. « Je suis un Rohingya de Birmanie, ma patrie, c’est la Birmanie », assène-t-il, avant de s’engouffrer dans sa maison au sol en terre battue. Il en ressort avec une boîte en plastique vert contenant tous les papiers de sa famille : une carte d’identité birmane qu’il avait miraculeusement obtenue en 1990. Il nous montre du doigt les mots écrits en birman : nationalité birmane, statut rohingya. Puis il nous tend son carnet de famille, accordé par les autorités en 1988. Cette fois, Abdul apparaît comme un citoyen arakanais, preuve que la Birmanie a changé plusieurs fois de pied sur la question. « Je suis convaincu que je rentrerai un jour chez moi », nous confie-t-il.
De l’autre côté de la frontière, l’armée birmane ne cesse de répéter que seuls pourraient être un jour autorisés à revenir ceux qui possèdent des papiers d’identité birmans en bonne et due forme. Autant dire personne. Le gouvernement civil, sous l’autorité d’Aung San Suu Kyi, est en revanche plus souple, envisageant, selon nos informations, un retour sans contrôle d’identité. La prix Nobel de la paix 1991 ne prononce toujours pas le mot « Rohingya », mais elle vient de faire savoir que le processus de rapatriement « des personnes déplacées » serait enclenché d’ici à début décembre, le temps de signer un accord avec le Bangladesh, dont le brouillon a été rédigé le 24 octobre par les ministres de l’intérieur des deux pays.
« La Dame de Rangoun », comme on l’appelait avant qu’elle ne gagne les élections législatives de novembre 2015 et n’entre quatre mois plus tard au gouvernement sous le titre de conseillère spéciale de l’État, est en réalité coincée [1]. Si elle prenait ouvertement le parti des Rohingyas, elle se mettrait à dos la quasi-totalité de ses concitoyens, dont la haine à l’égard des musulmans de l’Arakan est notoire, notamment dans la région de Mandalay où sévit un moine bouddhiste fondamentaliste, Ashin Wirathu, parfois comparé à Hitler. Et l’armée s’efforcerait aussitôt de l’évincer du pouvoir. « Actuellement, dès qu’Aung San Suu Kyi tente d’apaiser le climat sur l’affaire des Rohingyas, le général Min Aung Hlaing, chef d’état-major de l’armée, la recadre immédiatement », indique une source proche du pouvoir.
La Birmanie, l’Occident a tendance à l’oublier, est toujours aux mains des militaires : les ministres de l’intérieur, de la défense et des frontières sont des hommes en uniforme, ainsi que 25 % des parlementaires. En Arakan de surcroît, la Ligue nationale pour la démocratie d’Aung San Suu Kyi est minoritaire à l’assemblée régionale, et ce sont les militaires qui contrôlent l’administration territoriale. En clair, Aung San Suu Kyi a le choix entre le suicide politique et le silence propre à sauver le processus de démocratisation de son pays, quitte à ruiner sa réputation personnelle. Elle a choisi la seconde voie, car elle garde en mémoire l’assassinat de son conseiller juridique, en janvier 2017. Un événement interprété comme un avertissement : celui-ci était de confession musulmane et revenait d’un voyage en Indonésie, où plusieurs dirigeants régionaux s’étaient retrouvés pour évoquer les tensions religieuses en Arakan.
Dans la crise humanitaire en cours au Bangladesh pourtant, la religion n’est qu’un alibi. À Rastar Matha, nous avons ainsi visité un camp de réfugiés où s’entassent 145 familles rohingyas de confession... hindoue, tandis que dans le centre-ville de Cox’s Bazar, nous avons découvert un marché de prêt-à-porter tenu par une communauté birmane d’Arakanais... bouddhistes. En réalité, les Rohingyas n’ont d’autre tort que de s’être installés en Arakan depuis des siècles et d’y avoir eu beaucoup d’enfants (lire ici notre rappel historique). Pour leur malheur, le monde s’est industrialisé et la province est devenue hautement stratégique.
Des milliards de dollars d’investissements chinois
Certes, l’Arakan est réputé être l’Etat le plus pauvre de Birmanie avec, au nord, autour du fief de Maungdaw, des Rohingyas paysans et petits-bourgeois vivant de la culture du riz et du commerce du bois de teck, et au sud de la ville de Sittwe, des Arakanais de souche, petits commerçants et fonctionnaires. Or, comme l’a rappelé récemment Annabelle Heugas, chercheuse à l’Institut birman des études stratégiques et internationales [2], c’est le sous-sol qui est prometteur : « En 2004, l’entreprise coréenne Daewoo a découvert un gisement de gaz offshore de 127 milliards de mètres cubes », dont les Chinois se sont aussitôt emparés, avec le feu vert de l’armée birmane.
La China National Petroleum Cooperation, en partenariat avec les entreprises publiques indiennes Gas Authority of India Limited et Oil and Natural Gas Corporation Limited, a dès lors construit un gazoduc qui, depuis 2013, achemine 12 milliards de mètres cubes de gaz par an depuis le port de Kyaukpyu, jusqu’à la province du Yunnan. L’Arakan recèle également du pétrole, et en avril 2017 la Chine a mis en service un oléoduc, parallèle au gazoduc, pour pomper l’or noir birman. Selon Annabelle Heugas, « les deux conduites ont coûté 2,5 milliards de dollars », soit 2,1 milliards d’euros.
Le jeu en valait la chandelle, car Pékin, sous couvert de ressusciter les routes de la soie, cherche à diversifier ses circuits de ravitaillement énergétique, afin de ne plus être uniquement tributaire du détroit de Malacca qui sépare l’Indonésie de la Malaisie, par où transitent actuellement 80 % du pétrole importé du Moyen Orient. Pour faire de Kyaukpyu un nouveau point de passage, plus court et plus sûr, le fonds d’investissement chinois Citic finance depuis fin 2015 la construction d’un port en eaux profondes entouré d’une zone économique spéciale, pour 10 milliards de dollars (8,5 milliards d’euros).
Une infrastructure qui prendrait encore plus de sens si la rumeur de la présence d’uranium dans la région était confirmée. Selon l’Initiative contre la menace nucléaire (NTI), une association qui réunit des scientifiques et des diplomates du monde entier, « le gouvernement birman a entrepris des travaux d’exploration, mais l’ampleur et les spécificités de ces activités ne sont pas connues ». Tout juste le ministère de l’énergie a-t-il reconnu l’existence de « cinq sites potentiels d’uranium » autour de Mandalay, dans le centre du pays.
Selon le Bangkok Post toutefois, « une dizaine de gisements » aurait été repérée, « dont deux très importants ». Des documents confidentiels américains révélés en 2010 par WikiLeaks [3] évoquaient quant à eux « des expéditions d’uranium birman vers la Chine » et « la présence de trois cents ouvriers nord-coréens construisant une infrastructure souterraine en béton armé » près de Minbu, une ville située à 50 kilomètres de l’Arakan.
L’Inde, qui ne veut pas être en reste, développe pour sa part le port de commerce de Sittwe et projette de construire une plate-forme multimodale, en vue d’établir des liens maritimes vers Calcutta, et terrestres vers les États du Mizoram et de l’Assam, en passant à travers les zones de l’Arakan habitées par les Rohingyas. « Voilà pourquoi la Chine et l’Inde aspirent à la stabilité dans la région et refusent de se ranger du côté des Occidentaux pour exiger de la Birmanie une solution au problème rohingya », conclut Annabelle Heugas. En somme, les deux géants d’Asie préfèrent considérer eux aussi les Rohingyas comme des terroristes et les savoir au Bangladesh, afin de mieux protéger leurs investissements.
« La seule chose qui les intéresse, c’est le contrôle du golfe du Bengale. La communauté internationale ne dit rien parce que beaucoup d’intérêts économiques sont en jeu », résume Runa Khan, fondatrice de l’ONG Friendship, à qui les derniers développements donnent raison. Mercredi 15 novembre, le secrétaire d’État américain, Rex Tillerson, s’est rendu en Birmanie et lors d’une conférence de presse commune avec Aung San Suu Kyi, il s’est déclaré opposé « à toute sanction économique globale » contre la Birmanie.
Pendant ce temps-là, à Dacca, les autorités bangladaises se préparent à plusieurs années d’attente. Priorité : stopper la croissance démographique des familles rohingyas qui comptent bien souvent une dizaine d’enfants chacune. Dans les camps de Cox’s Bazar, le gouvernement pousse les organisations humanitaires à former les réfugiés au planning familial. Les dispensaires distribuent la pilule et les préservatifs à tour de bras. Ils proposent aussi aux femmes de se faire stériliser, « sur la base du volontariat ».
Parallèlement, au large de Chittagong, la marine bangladaise a reçu l’ordre d’accélérer les travaux d’aménagement de Bhasan Char, une île déserte de 5 300 hectares formée il y a une vingtaine d’années par l’accumulation de limons charriés par le fleuve Meghna depuis l’Himalaya. L’endroit n’est accessible qu’après deux heures de navigation, depuis le port de Noakhali. Un ponton de débarquement et des équipements destinés à produire de l’électricité et à stocker de l’eau sont en construction. « C’est sur cette terre du bout du monde, régulièrement submergée à marée haute, que les Rohingyas pourraient être bientôt déportés », rapporte Ashraf Haque, chercheur en relations internationales à la faculté de sciences sociales de l’université de Dacca. « Le gouvernement a mobilisé 10 milliards de takas (103,6 millions d’euros) pour la rendre habitable, ce qui montre qu’à ses yeux la crise des Rohingyas ne sera pas résolue de sitôt. »
Guillaume Delacroix
Comment la Birmanie s’est faite berner par Pékin
Dans son édition datée du 15 novembre 2017, l’hebdomadaire indien Tehelka consacre un long article à la présence chinoise en Birmanie. Le magazine apporte notamment des précisions sur les contreparties consenties par Pékin au gouvernement birman, lors de la signature des contrats de construction du gazoduc et de l’oléoduc reliant le port de Kyaukpyu à la ville chinoise de Kunming, dans la province du Yunnan (770 km). On apprend que la China National Petroleum Corporation (CNPC) s’est engagée à verser durant trente ans une redevance annuelle de 13,8 millions de dollars (11,7 millions d’euros) à la Birmanie, ainsi qu’un péage de 1 dollar par tonne de pétrole brut pompé au large de l’Arakan. La Birmanie récupère en outre 2 millions de pétrole brut par an depuis l’oléoduc, pour sa propre consommation. Cela représente seulement 9% des volumes que la Chine s’approprie dans la région.
Un message, un commentaire ?