La mission des EESAD : l’aide domestique
Un très grand nombre des mémoires présentés demandent que les activités de vie quotidienne (AVQ : les bains, surveillance de prise de médicaments, etc.) continuent à être offerts gratuitement par les auxiliaires familiales des CLSC, et non pas par les entreprises d’économie sociale en aide domestique (EESAD), comme le propose le Livre blanc, ce qui impliquerait une tarification. Ces mémoires demandent le respect du consensus du Sommet socio-économique de 1996 et que les EESAD se consacrent essentiellement aux activités de vie domestique (AVD : entretien ménager, etc.). C’est le cas de la CSN, de la FSSS-CSN, de la FTQ, de la CSQ, de l’Alliance du personnel professionnel et technique (APTS), de Médecins québécois pour un régime public (MQRP), de l’AQDR, de l’Association des retraités de l’éducation et autres services publics (AREQ), du Regroupement des aidants naturels du Québec (RANQ), de la Table des regroupements provinciaux d’organismes communautaires et bénévoles (TRPOCB), de la Coalition des Tables régionales d’organismes communautaires (CTROC), de la Coalition Solidarité Santé, de la Fédération des femmes du Québec (FFQ), de l’Association des auxiliaires familiales et sociales, etc.
La Fédération interprofessionnelle de la santé (FIQ) aborde la question sous un angle différent mais elle rejoint les mouvances syndicale et communautaire lorsqu’elle « estime qu’une tarification ne doit pas être envisagée, et ce, sous aucun prétexte. La Fédération est ferme à ce sujet, puisque ce mode de financement est inéquitable et qu’il contribue à accroître les inégalités socioéconomiques, directement associées aux inégalités sociales de santé » (p. 16 de son mémoire).
Une belle surprise : le mémoire, consistant et vigoureux, de la FADOQ, qui représente 275 000 membres. Le mémoire demande (p.4) : « Par ailleurs, comment garantirons-nous des services de qualité, abordables et continus si le projet propose de s’appuyer sur des organisations communautaires et privées qui n’ont ni formation ni stabilité en leur sein ? »
Le mémoire est sévère envers l’amplification des tâches des EESAD (p. 8) : « Nous invitons également le gouvernement à prendre connaissance de recherches telles que l’article de Bernard Ennuyer intitulé « Les services de maintien à domicile et le métier d’aide à domicile », quel bilan après la loi Borloo de 2005 ?, qui dépeint les erreurs commises par la France lors de l’instauration de l’Allocation personnalisée d’autonomie. Cette recherche stipule clairement que 1) les EÉSAD n’ont pas été en mesure de répondre à la demande ; 2) se sont gérées de manière marchande et compétitive, ce qui a affecté les conditions de travail du personnel ; 3) que les taux d’abus et de vols ont augmenté ; 4) et que finalement, le projet de loi était une vision technocratique qui a conduit à la banalisation des services à domicile. Comment, allons-nous nous assurer de ne pas répéter l’erreur française ? » (Gérontologie et société, 2012, p.151-155).
La FADOQ, comme la FIQ, est membre du Regroupement pour le mieux-être des personnes en perte d’autonomie (RMEPPA), qui demande que « Les économies projetées ne doivent pas se faire au détriment des travailleuses et des travailleurs du milieu communautaire ni de la qualité des soins et services de santé dispensés » (p. 19).
La FMOQ, les AVQ et les CLSC
Autre belle surprise : la Fédération des médecins omnipraticiens du Québec (FMOQ) s’interroge elle aussi sur le bien fondé d’un possible transfert des AVQ aux EESAD :
« Le livre blanc propose que l’assistance aux activités de la vie quotidienne (AVQ) soit essentiellement donnée par des entreprises d’économie sociale et des entreprises privées. Actuellement, ces services sont offerts par les Centres locaux de services communautaires (CLSC). Ils sont gratuits. De manière plus particulière, les auxiliaires familiales et sociales du CLSC aident les personnes en perte d’autonomie et leur entourage.
« La FMOQ reste sceptique devant un tel changement. Elle n’est pas convaincue à ce stade-ci que le personnel et les services des entreprises d’économie sociale soient respectivement aussi qualifiés et performants que ceux qui proviennent des CLSC. Le ministère de l’Éducation offre un programme d’études professionnelles en assistance familiale et sociale aux personnes à domicile. Le salaire des auxiliaires au sein du réseau de la santé est actuellement d’environ 18 $ l’heure. Les structures privées nouvellement responsables de la fourniture de ces services offriront-elles à leurs employés de semblables conditions ? Ces employés sont-ils stables ? Ont-ils la formation requise ? Les entreprises auront-elles seulement la capacité d’absorber la demande ? (...) » (p. 7 de son mémoire).
Une levée de boucliers
Le ministre Réjean Hébert ne s’attendait vraisemblablement pas à une telle levée de boucliers contre l’élargissement tous azimuts de la mission des EESAD. L’universitaire distingué n’avait pas pris la mesure de la réalité du terrain. Il ne suffit pas de décréter « on va augmenter la formation du personnel des EESAD ». Avec les faibles salaires offerts (voir les données chiffrées plus loin), les EESAD ne seront probablement pas en mesure, sauf marginalement, de recruter le personnel qualifié pour donner les services de qualité auxquels les usagers ont droit.
La FTQ a employé une image colorée pour expliquer son point de vue : « Demander à une préposée d’une EESAD de donner des AVQ, c’est comme demander à un préposé à l’entretien ménager dans un CHSLD de donner un bain. »
Des recommandations contradictoires ?
Dans son mémoire, l’AQDR avance deux recommandations à ce sujet :
1) Pour assurer des services de qualité, l’AQDR demande au gouvernement que les AVQ (activités de vie quotidienne) des personnes âgées en perte d’autonomie continuent à être offertes gratuitement par les auxiliaires familiales des CLSC, et non par les EÉSAD (entreprises d’économie sociale en aide domestique). Il y a actuellement 5 032 postes d’auxiliaires familiales (équivalent temps complet) et il faudrait beaucoup augmenter leur nombre.
2) Par ailleurs, l’AQDR recommande que, tenant compte des réalités du développement des services par les ESSAD en région au plan des activités de vie quotidienne (AVQ), le projet d’assurance autonomie doit prévoir une certification de ces organismes afin qu’ils puissent se développer ; le financement des services devrait permettre une bonification des conditions de travail pour une consolidation des emplois surtout occupés par des femmes.
La députée de Gouin, Françoise David, lors de la commission parlementaire, s’est demandée s’il n’y avait pas une certaine contradiction entre ces deux recommandations : l’AQDR est-elle favorable — ou non — à ce que les EESAD fassent des AVQ ? Le président de l’AQDR a répondu que sa deuxième recommandation prend en compte le fait qu’un certain nombre d’EESAD, surtout en région, effectuent des AVQ et qu’il devient donc important de prévoir un mécanisme de certification, impliquant des exigences de formation reconnue pour le personnel. Là où des communautés ont trouvé des réponses diversifiées, c’est correct en autant que le service demeure gratuit.
47 % ou 56 % des EESAD font des AVQ ?
Selon le mémoire du Chantier de l’économie sociale (p. 11), 47 % des EESAD font des AVQ. Par contre, le mémoire de la Fédération des coops de services à domicile et de santé (FCSDSQ) dit, en p. 6 : « Selon les résultats d’une enquête réalisée en 2013 auprès de 85 EÉSAD, une majorité d’entre elles (56 %) offre actuellement des services en AVQ. » (il y a 102 EESAD en tout). Le ministre a retenu la donnée de la FCSDSQ et il a répété, vingt fois plutôt qu’une, que « la majorité des EESAD font des AVQ ».
Des salaires inférieurs aux marchés public et privé
Le directeur de la FCSDSQ, J. Benoit Caron, a donné une idée des salaires offerts aux préposées des EESAD. Les employées qui font des AVD gagnent en moyenne entre 11 $ et 13 $ de l’heure, celles qui font des AVQ, un dollar de l’heure de plus, soit entre 12 $ et 14 $. Cela place les travailleuses des EESAD, en moyenne, dans un créneau de 4 $ de moins que les employées des entreprises privées et de 6 $ de moins que les travailleuses du secteur public (les auxiliaires familiales des CLSC ont un salaire d’environ 18 $ de l’heure).
30 % des EESAD sont syndiquées.
Accessibilité des services
Le coût moyen d’une heure d’AVD dans une EESAD est de 20 $ (variant de 18 à 21 $). Comme l’aide fixe et l’aide variable totalisent jusqu’à 13 $, il en coûte en moyenne 7 $ à une personne démunie pour se payer une heure d’entretien ménager (source : FCSDSQ). Plusieurs intervenants ont posé la question : une personne démunie a-t-elle les moyens de payer ce tarif ? La FCSDSQ elle-même se déclare préoccupée par l’accessibilité des services des EESAD pour les moins nantis. Même préoccupation de la part de la Coalition des EESAD et al.
L’AQDR demande au gouvernement que les personnes âgées en perte d’autonomie touchant une partie ou la totalité du Supplément de revenu garanti (SRG) bénéficient d’une politique de gratuité totale des services et qu’il y ait un ajustement compensatoire via l’allocation autonomie prévue dans le Livre blanc.
La CSQ abonde dans le même sens que l’AQDR : « En conséquence, si nous acceptons le principe d’une contribution des usagères et usagers aux services d’aide aux AVD, elle ne devrait pas dépasser (en proportion) ce qui est actuellement assumé par les citoyennes et citoyens (via le financement public de ce service). Par ailleurs, il nous apparait fondamental que la contribution requise des usagères et usagers pour les services d’aide aux AVD soit modulée en fonction de leur capacité de payer. Pour des raisons d’équité, le manque de ressources de certains bénéficiaires ne devrait en aucun cas les empêcher de recevoir les services leur permettant de maintenir leur autonomie. » (p. 25).
L’AREQ est sur la même longueur d’onde que l’AQDR et la CSQ à ce sujet.
L’enracinement local des EESAD et les disparités régionales
L’un des arguments des EESAD est que ces entreprises sont enracinées localement, contrôlées localement et répondent à des besoins locaux. La capacité de plusieurs EESAD dans certaines régions (exemple : le Bas-du-Fleuve) à offrir des AVQ (en plus des AVD) risque d’entraîner que les usagers de ces territoires devront payer un tarif pour avoir accès à ces services. Doit-on comprendre que, dans d’autres régions (par exemple, Montréal, mais aussi d’autres régions moins urbanisées), si les EESAD ne sont pas en mesure, à cause des bas salaires, de recruter du personnel qualifié pour donner des AVQ, c’est le secteur public (les auxiliaires familiales des CLSC) qui va continuer à donner ce service gratuitement ? On voit bien l’absurdité de la situation. (Par analogie, le même problème se pose pour les coops de santé : certaines exigent le paiement d’une cotisation pour avoir une consultation médicale, ce qui est contraire à la Loi canadienne de la santé. Le MSSS et la FCSDSQ condamnent l’exigence d’une cotisation de la part de coops de la santé pour le service médical)
Un double appauvrissement
En résumé, le projet d’assurance autonomie propose un double appauvrissement : l’appauvrissement des travailleuses, par le remplacement progressif des auxiliaires familiales du secteur public par des employées sous-payées des EESAD ; l’appauvrissement des usagers tenus dorénavant de payer un tarif pour les AVQ.
Les personnes handicapées
Certaines associations de personnes handicapées sont tellement outrées que le Livre blanc remette « possiblement » en question la gratuité des services qui leur est garantie par le Décret de 1988 que, comme la Confédération des organismes de personnes handicapées (COPHAN), elles doutent de l’urgence d’une refonte aussi vaste du système sans prendre le temps d’impliquer l’ensemble des acteurs concernés : elles demandent de suspendre les travaux actuellement en cours et de ne pas aller de l’avant avec un projet de loi pour l’instant.
AQESSS : nivellement par le bas
C’est un autre discours que tient l’Association québécoise d’établissements de santé et de services sociaux (AQESSS) dans le dossier des personnes handicapées. L’AQESSS, dans les faits, se fait-elle la porte-parole du MSSS et révèle-t-elle les véritables intentions du ministère ? L’AQESSS franchit le Rubicon : comme il serait coûteux que les personnes âgées en perte d’autonomie (PAPA) aient tous leurs services de soutien à domicile gratuits, et comme le Livre blanc intègre les PAPA et les personnes handicapées dans la même caisse d’assurance autonomie, on devrait, selon elle, niveler par le bas et enlever le caractère gratuit des services aux personnes handicapées. C’est ce qu’on le lit dans sa recommandation 5 : « Qu’une contribution financière soit demandée à l’usager pour des services d’assistance aux activités de la vie quotidienne (AVQ) et d’aide aux activités de la vie domestique (AVD) pour l’ensemble de la clientèle adulte avec déficience ou âgée en perte d’autonomie et que celle-ci s’applique à partir des mêmes seuils de revenus afin de protéger les personnes vulnérables. » (le caractère gras est de moi) Au nom de l’ « équité de la contribution financière entre les clientèles », doit-on avaliser des reculs sociaux ? Ne devrait-on pas plutôt maintenir le principe d’équité en assurant la gratuité pour tous et toutes, en nivelant par le haut ?
Pour éviter une diminution des services gratuits qui leur sont présentement (et en quantité insuffisante) offerts, serait-il préférable pour les personnes ayant des limitations fonctionnelles d’échapper au rouleau compresseur et de ne pas être intégrées à l’assurance autonomie ? Les inconvénients seraient-ils plus grands que les avantages, pour ces clientèles ? Mais, bien sûr, en théorie, si le spectre du nivellement par le bas n’était pas présent, ce serait approprié d’intégrer les personnes handicapées dans l’assurance autonomie destinée à tous les âges.
Crédit d’impôt
Lors de la commission parlementaire sur le Livre blanc, le ministre Réjean Hébert a indiqué que le crédit d’impôt pour les services à domicile serait maintenu mais, dans ce cas, l’usager n’aurait pas droit à l’allocation de soutien à l’autonomie (ASA). L’usager devra choisir l’un ou l’autre avantage.
Financement par les impôt progressifs réguliers
Un point positif pour terminer. Selon Le Devoir du 1er novembre, talonnée par l’opposition, la première ministre Pauline Marois a soutenu jeudi le 31 octobre en Chambre que le programme d’assurance autonomie de son gouvernement sera financé à même les impôts généraux et non par une taxe spéciale.
Rappel – Mise en contexte
http://www.aqdr.org/wp-content/uploads/nouv_20131009.pdf
Une analyse effectuée en 2003
http://www.chronijacques.qc.ca/2003/05/leconomie-sociale-en-aide-domestique-un-potentiel-des-obstacles/