Etre. Humain. La langue anglaise met si facilement ces deux mots ensemble, pour former l’une des plus étranges de toutes les expressions : l’être humain. Nous avons tous, naturellement, l’impression d’appartenir à cette catégorie. Mais aucun de nous ne voudrait être reconnu uniquement comme tel. C’est seulement dans des conditions extrêmes, en temps de guerre, ou en prison, que nous déclarons « nous sommes des êtres humains ». Les êtres humains font des outils, des constructions, ils organisent, ils créent, et ils détruisent. Avec une main, ils indiquent à l’autre ce qu’ils ont créé ou détruit. Et c’est ce geste qui les rend douloureusement conscients de n’être pas seulement maîtres, mais aussi prisonniers de ce qu’ils ont créé ou détruit. Les animaux aussi ont un langage, mais seul le nôtre a des structures compliquées qui nous rendent capables de raconter des histoires. L’être humain veut raconter et entendre ses histoires, mais quand reconnait-on qu’une histoire est notre histoire ?
Je pense que l’être humain a commencé de raconter des histoires quand il a fini par réaliser qu’il y avait eu une grande erreur quelque part. Une erreur irréversible. Peut-être était-ce un péché. Ou bien il s’agissait juste d’oublier les plans de l’immortalité. Un serpent s’en est emparé, et nous l’avons perdu pour toujours. Pour toujours. C’était le début. Au commencement était le verbe, avons-nous déclaré, et avec le verbe le ciel s’est séparé de la terre, le visage a perdu son image, et le sang a coulé. Depuis lors, un dieu tue sans cesse un autre dieu en nous. Comme nos mots, nous sommes faits de ce mariage du sang et des images.
Que pourrais-je vous dire à propos de la liberté ? Tout spécialement à vous, des journalistes professionnels triés sur le volet. En tant qu’écrivaine, je me considère comme une chroniqueuse amateure. Et ma carrière qui n’aura duré au total que 5 ans, fut en réalité un échec total. J’ai été licenciée deux fois par le même journal. J’ai plus ou moins perdu le statut et respect que pouvait me procurer le fait d’être écrivaine. J’ai connu la pauvreté. J’ai fait l’objet d’un véritable lynchage social – de fait, une mort sociale, initiée par la presse mainstream. J’ai reçu plusieurs menaces. Et finalement j’ai été arrêtée.
Quelle a pu être cette pomme dans laquelle j’aurais mordu, ou même, que j’aurais offerte à d’autres, pour finir dans cet exil si réel ? Voilà un siècle, le physicien Rutherford bombardait de très fines feuilles d’or avec des particules lourdes [les particules alpha], et il fut surpris de voir qu’elles étaient finalement réfléchies. « C’était comme tirer sur une feuille de papier avec un canon, et constater alors que le tir revenait sur vous », déclarait-il. Il venait de faire par hasard la découverte du noyau de l’atome. Malheureusement, nous ne pouvons pas donner aussi facilement un nom à ce qui nous frappe de façon répétitive comme un canon, quand nous ne faisons que jeter quelques mots sur des feuilles vides. Je n’ai pas de formules, pas de solutions, pas de recettes en tant que chroniqueuse novice. Je ne ferai aucune demande ou requête au pouvoir. J’essaierai simplement d’être la voix de l’autre.
Un texte est ou bien un cri, ou bien un jugement. J’essaierai de donner voix au silence – le silence ou les cris étouffés des victimes. Un cri est solitaire, sans foi, sans humanité, vide comme une note de musique. Mais un cri ne ment jamais. Les mots sont pour moi le seul outil où les cris, ou peut-être juste leur écho, vibrent et parfois, rarement, deviennent une mélodie. C’est notre métier et la raison de notre existence de donner un sens aux mots, et des mots au sens. Ce très ancien mystère, ce tragique dilemme, l’être humain, est notre matériel. L’histoire de tout le monde appartient à tout le monde. Et alors que nous sommes condamnés à voir notre image dans tout ce que nous regardons, notre visage devient visible quand l’arrière plan de la réalité est plus complet.
Jamais dans ma vie les mots n’ont eu autant d’écho que derrière les barreaux. Quand un verrou se ferme sur vous, en fait quand vous êtes enfermé comme si vous étiez un animal sauvage – car ils pourraient vous enfermer avec un petit verrou mais ils le font avec plusieurs gros verrous – vous commencez à entendre l’écho du mot « liberté” » La dignité acquiert une forme, une troisième dimension, en chair et en os, quand ils vous crient dessus « vous devez enlever votre pantalon » alors que vous entrez dans la prison. Avec un autre mot, si démodé, si cliché, la « solidarité », vous pouvez survivre à la douleur, au froid, aux maladies, aux humiliations. En vous accrochant à un mot, vous vous relevez, et en vous accrochant à un autre, vous restez debout.
La liberté est un mot qui ne peut jamais être réduit au silence. J’ai écrit dans ma cellule sur un bout de papier et je l’ai passé en fraude vers l’extérieur. C’était un Lundi. Mes amis chantaient des chansons de prison et je les entendais derrière les murs. Je les entendais ou peut-être je les imaginais chantant. Plus tard j’ai appris que de fait ils chantaient tous les Lundi, les chansons étaient là, mais je n’avais pas la possibilité de les entendre.
Je suis allée en prison parce que je ne pouvais pas rester trop longtemps sourde et muette à l’appel de cette expression impossible, appartenant peut-être à un passé lointain, ou peut-être à l’avenir : l’« être humain ». J’ai été mise dans une cellule juste pour avoir écrit sur les atrocités commises dans une petite ville kurde qui a pour nom Cizre. J’étais et je suis toujours en procès avec la menace de prison à vie, parce que j’ai rassemblé les derniers messages, les dernières voix, les derniers cris de cent cinquante personnes enterrées vivantes dans des sous-sols, en essayant de les transformer en littérature, dans les colonnes d’un journal. Peut-être ceux qui ont lu mes articles ont-ils eu des difficultés à comprendre pourquoi et comment des textes si humanistes pouvaient être considérés comme une menace pour le système. Je pense que ce genre de textes ne fait pas, ne peut pas faire de compromis. Si vous décidez d’écrire sur des massacres, des tortures, des camps de concentration, de quitter la sécurité du poste d’observateur pour essayer de dire l’indicible, vous franchissez un point de non retour. Dans ce « no man’s land » il n’y a pas d’hypocrisie ou de mensonges pour panser les plaies, il n’y a même pas de tendresse ou de pitié, ni pour ceux qui écrivent, ni pour ceux qui lisent. Mais cette absence de compromis fait partie de la littérature elle-même, elle n’est pas en moi, en tant que personne, elle est dans les mots.
La littérature, telle un miroir, est brisée par le temps, mais certains d’entre nous continuent de tâtonner dans les éclats de verre, vagabondant sous le rêve d’un miroir, qui peut-être s’est depuis longtemps transformé en sable, pour un grain de vérité que seule une main ensanglantée peut saisir. Mais le miracle des mots est éternel. Cela tient au fait qu’ils restent toujours partiels, dépendant toujours de ce qui est dit dans la phrase d’après.
Je dois vous rappeler, et me rappeler également, que mon histoire en tant qu’écrivaine et journaliste est une histoire très banale, dans un pays qui emprisonne 150, voire 180 journalistes. En l’espace d’un siècle, la Turquie a incarcéré plus de 170 de ses plus grands auteurs et poètes. Et si vous y ajoutez les universitaires, les éditeurs, les artistes, les journalistes, ce sont alors des milliers de personnes qui ont rejoint les prisons – un record mondial. Chaque fois que les dirigeants ont voulu afficher leur puissance, les journalistes ont toujours été la première cible. Et plus de 100 journalistes ont été assassinés dans l’histoire de la république turque, en majorité des Kurdes, et ensuite des Arméniens.
Je voudrais évoquer deux personnes, avec beaucoup de respect, de douleur et de consternation. Hrant Dink, un journaliste arménien, qui dirigeait le journal Agos, et un de mes amis de longue date, qui a été assassiné en 2007. Et l’enquête sur son meurtre se poursuit depuis dix ans sans avoir abouti. Puis Musa Anter, un intellectuel kurde, un chroniqueur qui était âgé de soixante dix ans lorsqu’il a été tué par balles dans les années 1990. Et je suis très fière que le journal Özgür Gündem m’ait confié ses chroniques. Ce petit journal a compté pas moins de 76 victimes dans ses 25 années d’existence. Trente de ses journalistes et chroniqueurs ont été assassinés. Les quarante six autres personnes étaient des reporters, des employés et des distributeurs.
La liste est en réalité très longue, si vous regardez partout à travers le monde, de Charlie Hebdo à Anna Politkovskaïa, et il n’y a aucun pays qui soit « propre » de ce point de vue. Et il y a une autre personne dont je voudrais parler. Parce qu’il a été tué en Turquie, à la même époque que l’attentat contre Charlie Hebdo. Il s’agit de Naji Jerf, qui était le directeur d’une revue en Syrie, s’était enfui en Turquie et a été assassiné très probablement par Daech. De fait en Turquie, dans les années 1970, être un journaliste important signifiait être emprisonné ou tué, et très souvent les deux.
Je voudrais terminer avec une petite histoire. Lors de mon deuxième mois en prison, un magazine pour lequel j’avais l’habitude d’écrire, FIL, qui veut dire éléphant, avait préparé un numéro spécial sur moi, mon travail littéraire, mon travail journalistique, mon emprisonnement. Un des reporters alla à Cizre, cette petite ville sur laquelle j’avais écrit, qui a presque été effacée de la carte, complètement en ruines. Et il demanda aux gens dans la rue ce qu’ils pensaient de l’arrestation d’Aslı Erdoğan. Ces gens avaient déjà perdu presque tout. Leurs maisons. Leurs rues. Leurs souvenirs. Leurs enfants étaient morts. Une mère avait gardé le corps de son bébé pendant dix jours au congélateur, car elle n’était pas autorisée à sortir pour aller l’enterrer. Et le corps d’une femme de 70 ans était resté pendant une semaine dans la rue, en raison du couvre-feu. Ces gens de Cizre ont dit qu’ils n’avaient aucune chance de lire mes articles. Mais ils ont demandé au reporter : « s’il vous plait, dites lui que même si le monde entier l’oublie, nous ne l’oublierons jamais. » C’est un des rares moments, des très rares moments dans ma vie, où j’ai pleuré avec gratitude. Chaque chose, tout acquérait un sens et de fait un but. Rien, même pas ma propre vie, n’était gaspillé. C’est la vie qui nous donne le sens, dit une très vieille chanson brésilienne.
Je vais finir avec une citation très connue. « Si vous ne connaissez pas le pouvoir des mots, alors vous ne connaissez pas la gloire de l’humain ». Merci de m’avoir invitée et de m’avoir écoutée, et pour toute la solidarité que vous m’avez témoignée à travers mes épreuves. Comment pourrai-je vous dire merci pour ma liberté…
Aslı Erdoğan
Ce texte est la retranscription et traduction de l’enregistrement vidéo diffusé par le journal La Repubblica le 21 novembre
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