Édition du 17 décembre 2024

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Argentine. L’étrange pays de l’apathie et de la polarisation

Brûlant les manuels de sciences politiques en cours de route, la dernière ligne droite vers les PASO (élections primaires, ouvertes, simultanées et obligatoires) prouve ce qui semblait impossible : que la polarisation et l’apathie peuvent coexister dans une même élection.

6 septembre 2021 | tiré du site alencontre.org

D’une part, comme c’est le cas depuis quelques années, tout indique que la société penchera vers l’une des deux grandes coalitions : le Frente de Todos [dont les dirigeants sont Cristina Fernández de Kirchner, Alberto Fernández, Sergio Massa], qui, hormis la persistance de l’indomptable « cordobecismo » [courant du gouverneur de Cordoba : Juan Schiaretti], a réussi à unifier l’ensemble du péronisme, et Juntos por el Cambio [coalition politique, fondée en 2019 et élargissant la coalition Cambiemos de 2015, elle présentait Mauricio Macri à la présidence], qui rassemble le spectre non péroniste.

Cette configuration binaire a commencé à prendre forme pendant le « conflit agricole » [conflit qui explosa en 2008, sous la présidence de Cristina Fernández de Kirchner, portant sur l’imposition des exportations de céréales et d’oléagineux], la dernière accoucheuse de notre histoire. Elle est le résultat d’un long processus d’apprentissage politique. En effet, pendant une grande partie de la décennie kirchnériste, le non-péronisme a été fragmenté en propositions allant de la droite traditionnelle aux tentatives toujours infructueuses de construire un pôle progressiste alternatif. Au cours du second mandat de Cristina, le péronisme a également commencé à se diviser, avec pour conséquence les défaites kirchnéristes en 2013, 2015 et 2017.

Les deux « blocs » ont appris, et aujourd’hui il peut y avoir des tensions et des différends, mais les coalitions restent unies par le simple fait que c’est dans l’intérêt de tous. Avec Florencio Randazzo [ex-ministre des gouvernements de Néstor Kirchner et de Cristina Fernández de Kirchner, à 58 ans il se présente comme député de la province de Buenos Aires avec le regroupement Vamos con vos], réduit à un même super égotisme figé dans son traumatisme fondateur, les rêves lavagnistes [en référence à Roberto Lavagna, ministre de l’Economie de 2002 à 2005, sous E. Duhalde et N. Kirchner] de construire un centre puissant ont été enterrés. Aujourd’hui la politique est organisée en deux blocs. Il y a de nouveaux développements, comme celui impulsé par Ricardo López Murphy [qui a passé par diverses formations et qui après une longue absence politique se présente en 2021, avec sa liste] dans la compétition interne du parti Porteño [de Buenos Aires] Juntos. Mais ces développements se situent davantage vers les extrêmes que vers le centre, tout comme les quelques scissions pertinentes, dont celle incarnée par Javier Milei est la plus bruyante [économiste, se revendiquant de l’école autrichienne, il est en vue suite à ses critiques acerbes, sur les chaînes de TV des politiques des divers gouvernements ; il se présente à Buenos Aires sur la liste d’une coalition libertarienne Libertad Avanzada].

Encore une fois s’affirme la coupure en deux blocs. Et aussi une reconnaissance : bien qu’elle ait entraîné le débat public à des niveaux de conflit exaspérants et qu’elle ait été très paralysante du point de vue de la gouvernance, la polarisation a été politiquement efficace, dans la mesure où elle a permis aux deux blocs d’exprimer les intérêts et les valeurs des secteurs majoritaires de l’électorat. Et, dès lors, de les transformer en un affrontement qui a rendu les options politiques intelligibles : on peut préférer l’un ou l’autre, mais personne ne peut dire que le kirchnérisme et le macrisme sont la même chose.

En outre, et de manière très décisive, elle a permis de traiter les désaccords de manière démocratique, avec une reconnaissance mutuelle de la légitimité et une alternance impeccable : du péronisme au non-péronisme et de là, de retour au péronisme. Face aux éruptions et aux coups d’état qui ont frappé la moitié de l’Amérique du sud, l’Argentine traverse une période de stabilité démocratique enviable.

C’est de la tristesse

En même temps que la bipolarisation du système politique se consolidait et que les discours extrêmes se renforçaient, surtout du côté non péroniste, s’installait une distance croissante entre la société et la politique, comme une brume descendant lentement de la montagne, une apathie citoyenne que les sondages commencent déjà à relever.

Ce climat de désenchantement met fin à la longue période de repolitisation militante du kirchnérisme ainsi qu’à la période plus courte d’effervescence du macrisme. Il rappelle parfois l’atmosphère de la fin des années 1990, mais sans les années précédentes du boom de la consommation et avec une décennie de récession et une pandémie pesant sur le dos. L’Argentine a déjà explosé en 2001 [« faillite » de l’Argentine hyper-endettée], et nous en avons tous vu le coût. C’est peut-être la raison pour laquelle l’aboulie n’a pas encore conduit à une explosion sociale. Il n’y a pas un cri du style « Qu’ils partent tous » [à l’ordre du jour en 2001], mais un « Qu’ils restent, d’accord, mais qu’ils fassent quelque chose ». Ce n’est pas de l’indignation, c’est de la tristesse.

Bien qu’il soit difficile de le quantifier exactement, certaines indications concordent pour mettre en évidence cet état général de découragement. La plus concrète est la participation électorale. Elle a chuté de manière significative dans toutes les élections locales organisées ces deux dernières années : à Misiones, de 79% à 60% ; à Río Cuarto, de 62% à 50% ; à Jujuy, de 80% à 70%, tandis qu’à Salta, dans des conditions épidémiologiques normales, elle est passée de 73% à 64%, et à Corrientes, également sans bruit, de 80% à 65%.

L’« indice de nihilisme politique » élaboré par Alberto Quevedo et Ignacio Ramírez pour la FLACSO (Facultad Latinoamericana de Ciencias Sociales) confirme cette intuition [1]. En 2013, au début des enquêtes, seuls 36% des personnes répondant se disaient d’accord avec l’affirmation « Tous les hommes politiques sont les mêmes » ; ils sont aujourd’hui 45% (à l’inverse, ceux qui rejettent cette idée sont passés de 57% à 45%).

Les estimations de Quevedo et Ramírez, réalisées l’année dernière, ont montré un déséquilibre important par parti : 50% des électeurs de Juntos por el Cambio ont soutenu la position sceptique, contre seulement 34% de ceux qui soutiennent le péronisme (Frente de Todos). Il convient de se demander si c’est toujours le cas, si le rejet se concentre toujours principalement dans le camp du non-péronisme. Des épisodes récents tels que le centre de vaccination VIP ou les fréquentes transgressions de la quarantaine par des fonctionnaires nationaux alimentent l’idée d’un gouvernement insensible à la souffrance de la majorité et étirant la distance qui le sépare de la société. Avec ses airs de Puerto Madero [quartier haut de gamme], la photo d’Olivos [Quinta Olivos, résidence présidentielle : un repas luxueux avec plus de 12 personnes, en plein confinement] a déclenché chez les citoyens ordinaires le souvenir de ce qu’ils ne pouvaient pas faire en raison de restrictions sanitaires : l’anniversaire de l’enfant sans amis, les mois sans voir les parents, la veillée funèbre. Cela a souligné un trait de caractère qui est peut-être tolérable dans un gouvernement élitiste, mais inacceptable dans un gouvernement populaire – et encore moins au milieu d’une pandémie : la négligence.

A l’impact de la photo s’ajoutent la persistance de l’inflation et les difficultés à tenir la promesse de récupération des salaires réels. Cela s’ajoutera au climat de déception qui ne se traduira peut-être pas par un mouvement électoral profond, mais va accroître le manque d’enthousiasme notoire pour la campagne électorale. Et cela soulève une autre question. Dans leur recherche, Quevedo et Ramírez ont conclu que, si les identités politiques sont construites sur une base d’identification et de rejet, la composante négative est plus concentrée dans le non-péronisme que dans le péronisme. « L’identité politique de l’électorat du Juntos por el Cambio est beaucoup plus fondée sur la différence, sur le rejet de l’autre. En revanche, l’identité kirchnériste est fondamentalement structurée sur sa propre liturgie, et ne dépend pas tellement du contraste avec les électeurs des autres forces. »

Est-ce toujours le cas ? Les électeurs du Frente de Todos sont-ils convaincus de soutenir le projet officiel ou agissent-ils par crainte d’un retour du macrisme ? De même qu’à l’époque Cambiemos était constitué comme une coalition anti-kirchnériste, où la crainte de la continuité de Cristina Kirschner l’emportait sur toute autre considération, le péronisme aujourd’hui n’est-il pas, dans une large mesure, un anti-macrisme ?

La jeunesse

La froideur de la citoyenneté est d’autant plus frappante qu’elle est particulièrement concentrée chez les jeunes. Le cabinet de conseil Escenarios, dirigé par Pablo Touzon et Federico Zapata, a posé des questions sur l’autodéfinition politique. Il a constaté que la catégorie « indépendant » pèse plus lourd chez les jeunes que dans le reste des classes d’âge [2]. Les sondages indiquent que les options anti-establishment de type Javier Milei attirent une bonne partie de leurs adhérents parmi les nouvelles générations d’électeurs.

Les raisons de cette dépolitisation de la jeunesse ne sont pas mystérieuses, il suffit d’opérer un examen. Tout d’abord, la crise économique : le taux de chômage des jeunes, au premier semestre 2021, était deux fois plus élevé que celui de la population moyenne (20% contre 10%). Mais il y a aussi l’histoire : un jeune de 25 ans a passé pratiquement toute son adolescence et sa jeunesse dans la récession, avec des souvenirs lointains des années dorées du premier kirchnérisme [mai 2003-décembre 2007]. Et il connaissait, comme le seul paysage politique, le paysage de la bipolarisation. C’est sur cette longue crise socio-économique et sur cette immuabilité des options politiques qu’a éclaté la pandémie, à laquelle le gouvernement d’Alberto Fernández a fait face en imposant un confinement aussi responsable qu’insensible aux particularités de la jeunesse : un discours rigoureux qui a parfois semblé provoquer les jeunes, comme ce fut le cas avec les accusations concernant les adolescents qui, après s’être saoulés lors d’une fête clandestine, sont rentrés chez eux pour infecter leurs grands-parents.

Quoi qu’il en soit, le retrait politique des jeunes est un signe de désengagement qui se répercute avant tout sur le kirchnérisme, soit le mouvement qui a d’abord capitalisé, puis promu, la repolitisation de la jeunesse. Un processus qui a commencé dans la clandestinité en 2003 et qui est devenu visible lors de l’événement mythique du Luna Park le 14 septembre 2010 [grand meeting organisé par la Jeunesse péroniste ; Nestor Kichner, qui avait été opéré suite à un accident cardiaque, y apparaît pour la dernière fois en public ; il décède le 27 octobre 2010], où le Nestornauta a été présenté [la superposition de l’image de Nestor Kirchner et du dessin de El Eternauta]. L’influence parmi la jeunesse du kirchnérisme l’a conduit à s’imposer clairement auprès des nouveaux électeurs, à tel point que si seuls les jeunes avaient voté aux élections présidentielles de 2015, Daniel Scioli [vice-président de 2003 à 2007 ; gouverneur de la province de Buenos Aires de 2007 à 2015 ; se présente aux élections présidentielles en 2015 et est battu par Macri] aurait gagné… au premier tour [3].

Principale apparition de ce phénomène et expression fondamentale de la vibration idéologique du kirchnérisme, La Cámpora [nom donné au mouvement de jeunesse créé en 2003 dont le dirigeant est Máximo Carlos Kirchner] s’est consolidée au cours de ces années comme une fabrique de militantisme, un incubateur de bons fonctionnaires et, avec le temps, une structure territoriale de déploiement national. Mais en cours de route, et dans le cadre de ce même processus de croissance, il a progressivement perdu sa composante jeunesse. Sans atteindre les extrêmes de la Jeunesse radicale [liée à l’historique Union civique radicale] qui, à la fin de l’alfonsinisme [référence à Raúl Ricardo Alfonsín, premier président élu démocratiquement après la dictature militaire, en fonction du 10 décembre 1983 au 8 juillet 1989], avait une direction entièrement composée d’hommes aux cheveux gris, les dirigeants actuels de La Cámpora sont devenus des hommes d’Etat d’une quarantaine d’années. A quel âge quitte-t-on La Cámpora ?

Fraise et chocolat

Dans un article devenu un classique [4], les politologues Peter Mair et Richard Katz ont expliqué les transformations que subissent les partis politiques depuis les années 1990, et cela en réaction aux changements sociaux. De manière simpliste, ils ont fait valoir que les divisions idéologiques, sociales ou religieuses traditionnelles se sont diluées dans des sociétés de plus en plus complexes, hétérogènes et fragmentées. L’érosion de ces « références fortes » aurait transformé les partis en forces larges et idéologiquement labiles. En conséquence, la structure qui soutenait et donnait une cohérence idéologique au parti – le militantisme, les syndicats – a progressivement perdu du poids face à la dépendance des ressources de l’Etat. A son tour cela a inversé – comme le suggère le constat copernicien de Peter Mair et Richard Katz – le sens de la représentation : les partis ne sont plus chargés de représenter les intérêts de la société devant l’Etat, mais plutôt de transmettre les politiques de l’Etat à la société.

Gerardo Scherlis, un disciple argentin de Peter Mair, affirme que le résultat de ce « virage étatiste » des partis est un changement de leur perception : les gens les voient différemment. Comment ? Comme un service public fourni par l’Etat, comme le gaz ou la collecte des déchets, quelque chose de cher et d’ennuyeux, mais nécessaire pour garantir la continuité de la démocratie, un régime qui peut être ennuyeux mais qui est finalement préférable aux autres [5]. En perdant leur nerf idéologique, les partis sont devenus un phénomène juridique plutôt que social, une institution de la démocratie comme une autre, comme le Congrès ou la Présidence. Il est donc logique qu’ils ne soient pas jugés principalement par leur capacité à exprimer une idéologie, mais par leur efficacité à gérer l’Etat ; moins par ce qu’ils sont que par ce qu’ils font. Le slogan « nous venons pour résoudre les problèmes des gens » résume cet esprit municipaliste des forces politiques modernes.

Ecrite en pensant à l’Europe, l’analyse de Peter Mair peut être projetée, de manière nuancée, sur l’Argentine. Bien que la polarisation ait renforcé deux noyaux durs d’idéologie intense, il reste un large électorat flottant qui, ajouté aux marges molles des deux pôles, est ce qui définit les élections, et qui vote effectivement en fonction des performances gouvernementales de chaque parti. Comme dans d’autres pays, la compétition politique en Argentine s’organise autour de l’axe parti au pouvoir-opposition.

La conclusion reste ouverte. Si la politique se divise en deux blocs, et que les élections sont définies par l’efficacité de chacun dans la gestion de l’Etat, on peut se demander ce qui se passe lorsque ces blocs ont déjà été jugés et punis. En moins d’une décennie, en effet, les Argentins ont voté contre le kirchnérisme (en 2015 et 2017) et contre le macrisme (en 2019), avant d’opter finalement pour le péronisme centriste exprimé par le Frente de Todos. Et maintenant ? Le retrait politique des jeunes, les mauvais résultats de certaines personnalités qui, jusqu’il y a peu, étaient très appréciées, comme María Eugenia Vidal [elle fut gouverneur de la province de Buenos Aires de décembre 2015 à décembre 2019 ; première femme à occuper ce poste et première élue non-péroniste depuis 28 ans, membre de Propuesta Republicana], ainsi que la montée des options anti-establishment du type Javier Milei sont des indices qui appuient l’idée d’un climat général de découragement. Alors que nous continuons à être à l’affût de la polarisation, le malaise se prépare depuis le bas. Le problème n’est pas horizontal (entre politiciens), mais vertical (entre la classe politique dans son ensemble et une société insatisfaite). C’est pourquoi la polarisation et l’apathie peuvent coexister. (Article publié dans Le Monde diplomatique, édition Cono Sur, septembre 2021 ; traduction rédaction A l’Encontre)


[1] https://www.eldiarioar.com/opinion/usos-desconfianza_129_7296123.html

[2] https://www.infobae.com/politica/2021/08/28/bronca-pesimismo-e-insatisfaccion-en-la-poblacion-en-la-previa-a-las-paso/

[3] Voir l’éditorial du Monde diplomatique, edición Cono Sur, de mayo de 2017.

[4] Richard Katz y Peter Mair, « Changing Models of Party Organization and Party Democracy : The Emergence of the Cartel Party », in Party Politics, Vol. 1, N° 5, 1995.

[5] Voir l’article inclus dans le livre de Andrés Malamud (éditeur), Adelante radicales, Ed. Capital intelectual, 2019.

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