En fait, le recours intenté par Allan Young dans Bedford vise à faire tomber toutes les lois qui tentent de limiter ou de contrer les hommes qui achètent du sexe ou ceux qui gèrent des femmes de façon à ce que d’autres hommes puissent en tirer profit et les exploiter sexuellement, pour le plaisir, en toute impunité.
Manipulation de l’affaire Pickton
Par exemple, bien des personnes ont été trompées par les nombreuses mentions faites de l’affaire Pickton, comme si la loi contestée était de quelque façon responsable des actes effroyables de cet homme. En fait, Pickton racolait périodiquement des femmes pour la prostitution sur le trottoir du bar/hôtel où il se tenait. Il y était un prostituteur bien connu, un habitué. Il embauchait également des types, qu’il envoyait dans les points de service de « réduction des méfaits » pour y racoler des femmes toxicomanes, soit pour agir en proxénètes en les faisant se prostituer, soit pour les ramener chez lui en leur promettant de l’argent et de la drogue... Il aurait pu être arrêté en vertu de la loi sur la sollicitation aux fins de prostitution, mais ne l’a jamais été. Il n’a même pas été éloigné par la police ou par les travailleurs sociaux. Lui et son frère offraient des activités de prostitution, à tout le moins à son Piggy’s Palace, c’est-à-dire qu’ils tenaient un bordel. Son impunité l’a enhardi. Pourtant, la propagande diffusée en appui au procès Bedford prétend que si Pickton s’était présenté dans un bordel, il aurait été dépisté comme client indésirable. Eh bien, en termes de bordels, il en tenait un… Et en termes de prostitution de rue, il était un régulier qui n’a jamais été inquiété. La réforme proposée n’aurait donc rien changé à sa situation.
Des gens s’imaginent encore que le rôle joué par Allan Young a été de chercher à protéger ces femmes de la rue les plus vulnérables, dont beaucoup sont d’origine autochtone, contre l’indignité, les risques et la violence. En fait, sa stratégie a été de plaider pour un abandon complet de ces femmes, aussi bien dans la rue que dans les maisons de débauche ou bordels : les laisser à la merci des propriétaires, du crime organisé, des gangs de rue, des trafiquants et des prostituteurs individuels qui considèrent avoir le droit de réaliser n’importe quel fantasme sexuel avec des femmes trop désespérées pour refuser. Face à cela, Young réclame simplement le retrait de l’État. Pas question de rescaper qui que ce soit, ou de fournir, redistribuer, améliorer, intensifier ou soutenir quoi que ce soit… il veut simplement qu’on s’en lave les mains, comme si cet échange entre un prostitueur et une femme ne concernait en rien les autres. Comme si nous pouvions nous payer le luxe de penser que l’État ne peut jouer aucun rôle positif. Comme si nous devions abandonner les droits et les devoirs chèrement gagnés par des générations avant nous. Comme si la liberté des femmes ne tenait qu’au retrait gouvernemental.
Et n’imaginez pas une seconde que Young ou son engeance proposent une intervention plus communautaire… Les féministes abolitionnistes sont les seules à avoir pris cette responsabilité au sérieux. C’est nous qui plaidons pour que les hommes changent, pour que la gauche tienne tête à cette exploitation, pour qu’une éducation populaire accélère ce processus, pour des sanctions rapides et humanitaires, pour des soutiens communautaires universels, étendus aux personnes captives du commerce du sexe.
Trahison de la pensée de Simone de Beauvoir
Moi aussi, je suis consternée par la déclaration qu’a publiée l’Institut universitaire qui a pris le nom de Simone de Beauvoir. Cet énoncé ne reflète en rien la version de la liberté promue par Beauvoir, et je ne trouve pas qu’il fait honneur à sa lutte (ou à celle de beaucoup d’autres, y compris la mienne), pour comprendre l’oppression des femmes et la voie à suivre pour instaurer un monde meilleur. Beauvoir a affirmé – et nous l’avons vérifié depuis son époque – que la plupart des femmes et des filles en prostitution sont piégées. Elle a reconnu que quelques autres femmes sont amenées par séduction ou tromperie à accepter une liberté de pacotille mimant la célébrité, une liberté basée sur l’idée d’une licence personnelle de mener sa barque soi-même, en se donnant l’illusion qu’avec suffisamment d’autopromotion complaisante, en acceptant de « faire ce qu’il faut » jusqu’à n’importe quel niveau d’automutilation/invention/performance (chirurgie esthétique, modification du corps, maquillage et diktats de la mode), chacune de nous peut se hisser jusqu’au pouvoir. Cet impératif est devenu le mantra néolibéral : nous sommes réduites au chacune-pour-soi, avec pour principe de nous débrouiller nous-mêmes en acceptant toute sorte de dégradation, du moment que cela paie et que cela entretient faussement l’espoir de faire fortune.
Non seulement cette méthode ne fonctionne-t-elle pas pour la plupart des gens, mais Beauvoir et le féminisme soutiennent le concept opposé, à savoir que la liberté (des femmes) qui mérite d’être défendue est celle qui enrichit la liberté et la dignité d’autrui. Cette liberté, dit Beauvoir, rejette la sordide utilisation commerciale des autres à des fins d’autopromotion, elle refuse qu’on maintienne en servage les personnes les plus opprimées, et elle rejette l’invitation sordide lancée aux hommes de continuer à opprimer d’autres gens dans un commerce visant à alimenter une prétendue « liberté » personnelle. Cette affaire Bedford n’est en rien une promesse de plus grande sécurité. Même si la loi est mal appliquée, la plupart des féministes soutiennent encore que le droit et l’État ont une responsabilité à exercer pour protéger les femmes contre la violence masculine. Chaque femme n’a pas besoin de se retrouver seule contre tout un chacun.
L’avenir se dessine clairement : le secteur informel et illégal de l’industrie du sexe va proliférer. Il le fait déjà dans l’environnement actuel de tolérance tacite qui fait que la police n’arrête jamais les prostitueurs. Les flics prétendent ne pas pouvoir arrêter les trafiquants, proxénètes et prostitueurs, tout comme ils ont, durant des années, prétendu ne pas pouvoir arrêter les maris agresseurs et les pères incestueux, sous prétexte que les femmes refusaient de coopérer avec l’appareil judiciaire. Permettre aux autorités de se laver les mains de leurs responsabilités n’est pas la réponse.
Il nous faut également beaucoup plus que des lois pénales appliquées de manière équitable. Les femmes ont besoin d’un revenu garanti supérieur aux anciens barèmes de l’aide sociale, afin d’être en mesure de quitter un patron, un mari ou un proxénète violent. Nous avons besoin de services de garde et de soins de santé pour tous, entre autres programmes sociaux. Nous avons aussi besoin de politiques équitables d’immigration et d’emploi, afin que les femmes puissent migrer sans être exposées aux dangers de la traite.
Je prends en pitié les femmes qui espèrent au-delà du plausible que des inspecteurs de la santé, des agents des normes du travail ou l’officier de l’immigration vont venir arranger les choses, vont les protéger. N’avez-vous pas entendu parler des scandales de l’eau, de la contamination des aliments, des désastres écologiques ? Il y a longtemps que notre société n’embauche plus d’inspecteurs, et quand ils se présentent, surveillez bien les arrangements discrets et les dénégations dont ils jouent.
La stupidité de revendiquer la création de bordels est au-delà de toute naïveté. Quand a-t-on déjà vu des patrons appeler la police pour protéger leur personnel de violences au travail lorsque des profits sont en jeu ? C’est une chose que de faire pression pour imposer des limites aux patrons qui existent déjà ; c’en est une autre que de créer un tout nouveau marché et un nouveau groupe de patrons, rendus légitimes au nom de la sécurité. Comment pense-t-on payer ces gardiens de sécurité et ces réceptionnistes, nettoyer ces endroits chics et bien éclairés ?
Comment faire fonctionner des coopératives si un des membres insiste pour que l’on réalise les bénéfices escomptés au mépris du danger ? Pensons-nous obtenir un financement public pour ces bordels ? Essayez seulement d’obtenir un financement du gouvernement pour une coopérative de boulangerie… Ce gouvernement va vous dire de vous en remettre au marché, et vous vous retrouverez aux mains des mêmes joueurs traditionnels : les multinationales, les gangsters, le crime organisé, les gangs de rue et des voyous prédateurs. Demandez aux Hollandais. Demandez aux Suédois qui ont dû faire marche arrière après avoir légalisé les bordels. Ou, si vous privilégiez le modèle restreint où deux femmes partagent un local ou bien reçoivent les hommes chez elles, demandez-vous où est leur famille, où sont leurs enfants ? Demandez ce qui se passe en Inde, à Calcutta, par exemple. Belle solution… Il nous faut une loi sur la violence faite aux femmes, y compris cette forme de violence contre ces femmes.
Cette affaire Bedford se résume à un libertarien qui tente de tirer parti d’un tribunal conservateur dans une ère néolibérale. Allan Young reconnaît ouvertement n’avoir jamais pensé que cette cause pourrait faire quoi que ce soit pour les femmes de la rue, mais il a pris soin de ne jamais contredire le travail opportuniste fait dans les médias pour prétendre qu’il s’agissait d’une décriminalisation et non d’une légalisation. Il n’a jamais non plus corrigé le message encourageant selon lequel cette cause permettrait de sauver d’une violence meurtrière les femmes vulnérables prises au piège de la rue.
Et quant aux personnes qui l’ont engagé et qui professent leur attachement aux femmes prostituées dans la rue, elles révèlent soit un opportunisme cynique, soit un aveuglement volontaire.
Version anglaise sur Sisyphe et sur la page Facebook de l’auteur : "After Ontario Courts rule on Bedford : a rant".
Traduction : Martin Dufresne
Lee Lakeman, Vancouver Rape Relief Center
Représentante régionale pour la Colombie-Britannique et le Yukon de l’Association canadienne des centres contre les agressions à caractère sexuel. Elle travaille auprès des victimes de viol et d’agressions sexuelles depuis 1973. Elle fait partie de l’organe national de décision de la CASAC, qui comprend les CALACS du Québec et d’autres centres. Le Comité canadien de la Marche des femmes l’a élue au Comité international chargé de discuter la question de la prostitution.