Édition du 17 décembre 2024

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Europe

Antisémitisme : démêler objectif et subjectif

L’anathème lancé contre Jean-Luc Mélenchon par le président du CRIF est insupportable. De quel droit Francis Kalifat prétend-il priver les Juifs de France de la solidarité d’une grande force démocratique ? Au-delà de ces manipulations politiciennes, c’est sur le fond que le CRIF manipule.

Tiré du blogue de l’auteur.

Je n’ai été personnellement confronté à l’antisémitisme qu’une seule fois : au début des années 1960. C’était à la fin de la guerre d’Algérie et le lycée Michelet, à Vanves, comptait parmi ses élèves un groupe de jeunes fascistes liés à l’Organisation Armée Secrète (OAS) – l’un d’eux avait même été impliqué dans l’attentat contre le domicile d’André Malraux, qui coûta la vue à la petite Delphine Renard. Ces nervis en herbe adoraient traiter leurs adversaires antifascistes, dont j’étais, de « sales Juifs ! »

Si je rappelle ce souvenir, c’est que j’ai été littéralement révulsé, ce matin, en entendant le président du Conseil représentatif des institutions juives de France (CRIF), Francis Kalifat, exclure Jean-Luc Mélenchon, au même titre que Marine Le Pen, de la « Marche blanche » de ce soir pour Mireille Knoll, la survivante du Vel d’Hiv assassinée par deux petites crapules antisémites.

Or, dans la biographie de Francis Khalifat publiée, lors de son élection, par Le Figaro, il était précisé que, jeune, ce monsieur avait été responsable d’un mouvement d’extrême droite juif, le Betar. Faut-il rappeler que ce groupe, fondé par Zeev Jabotinsky, bénéficiait du soutien affiché et actif de Mussolini, qui avait mis à sa disposition une école de cadres à Civitavecchia et un émetteur radio à Bari ? Le Duce ne tarissait d’ailleurs pas d’éloges au sujet du leader révisionniste. « Pour que le sionisme réussisse, il vous faut un État juif, avec un drapeau juif et une langue juive. La personne qui comprend vraiment cela, c’est votre fasciste, Jabotinsky », confia-t-il en 1935 à David Prato, futur grand rabbin de Rome.

Bref, Francis Kalifat devrait se livrer à un examen de conscience avant de distribuer des brevets de civisme antiraciste aux uns et aux autres. Au-delà de sa personne, est-ce d’ailleurs là le rôle d’un organisme communautaire ? Ces gens qui n’ont que le mot laïcité à la bouche se rendent-ils compte qu’ils la foulent aux pieds lorsqu’il s’érigent en tribunal des dirigeants politiques et des journalistes ? Et que dire de l’irresponsabilité criminelle qui consiste à prétendre priver les Juifs de France de la solidarité d’une grande force populaire progressiste ? Qu’on apprécie ou non le leadership de Jean-Luc Melenchon ne change rien à l’affaire : il représente près de 20% des électeurs français et son engagement contre le racisme et l’antisémitisme ne saurait être mis en doute.

Il y a, au fond, plus grave que ces manipulations politiciennes : je veux parler des manipulations sur le fond. L’analyse par le CRIF du phénomène antisémite en France est d’évidence biaisée.

Démêler le subjectif de l’objectif

L’horrible meurtre du 11e arrondissement nous choque tous profondément. Il traumatise en particulier les Juifs, et notamment ceux qui ont vécu la tragédie de la déportation organisée par Vichy et du génocide nazi. La force de ce traumatisme tient évidemment au fait que, pour la première fois en France depuis 1945, des Juifs, en ce début de siècle, ont été assassinés en tant que tels : Ilan Halimi, les quatre victimes juives de Mohammed Merah, les quatre martyrs de l’Hyper Casher, Lucie Attal-Halimi et maintenant Mireille Knoll. Que les meurtriers aient été des djihadistes ou de petites crapules ne change rien au fait : ils s’en sont pris à des Juifs, qu’ils savaient juifs et visaient en tant que tels.

Face à des faits aussi graves et aussi révoltants, il est difficile de confronter le vécu subjectif et la réalité objective. Il faut pourtant le faire, afin de raison garder et donc de mieux combattre cette peste.

Chaque année, la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH) publie un rapport intitulé « La lutte contre le racisme, l’antisémitisme et la xénophobie », qui comporte une enquête sur les opinions racistes. Celle de 2016 précise : « Le sentiment que les Juifs sont des “Français comme les autres”, partagé par un tiers des personnes interrogées par l’Ifop en 1946, atteint soixante-dix ans plus tard 89 %, soit une proportion supérieure de 8 points à celle observée pour les musulmans […] de 30 points comparée à celle des Roms. La demande d’une condamnation judiciaire pour des propos insultants comme “sale Juif” est majoritaire, approuvée par 84%. »

En revanche, les chercheurs observent une persistance vis-à-vis des Juifs de certains préjugés, bien qu’en recul : 35 % des Français pensent encore que « les Juifs ont un rapport particulier à l’argent » ; 40 % estiment que, « pour les Juifs français, Israël compte plus que la France » ; 22 % affirment que « les Juifs ont trop de pouvoir en France ». Enfin, pour 19 % des sondés, on « parle trop de l’extermination des Juifs pendant la Seconde Guerre mondiale » (– 9 points en un an).

Ce recul global de l’idéologie antisémite n’a pas empêché la flambée de violences anti-juives au début des années 2000, au moment de la Seconde Intifada et de sa répression brutale. La catégorie « menace raciste » constituant un fourre-tout qui inclut aussi bien un courriel d’insultes qu’une lettre anonyme ou un graffiti sur la voie publique, je préfère comparer les chiffres des « actions ». En 2002 par rapport à 2001, le nombre de ces dernières avait été multiplié par quatre, et, en leur sein, le nombre d’actes antisémites par six. Toutefois, dès 2003, on observait un net reflux des actes antisémites (- 36 %) et des autres actes racistes (- 23%).

Ce reflux s’est poursuivi, malgré quelques poussées ponctuelles, tout au long des années suivantes s’agissant des violences antijuives. Les violences racistes, et notamment islamophobes, se sont, elles, maintenues à un niveau élevé, avec une véritable explosion en 2015, dans le contexte des attentats terroristes : les actes et menaces racistes ont triplé cette année-là. Mais ils connaîtront un recul de près de 60 % en 2016. Et l’année 2017 marque une nouvelle décrue : 121 faits antimusulmans (- 34,5 %), 311 faits antijuifs (- 7,2 %) et 518 autres faits racistes (- 14,8 %).

Notons cependant une poussée des violences proprement dites : 72 contre des musulmans (67 en 2016) et 97 contre des Juifs (77 en 2016). On mesure bien que ces chiffres ne forment qu’une proportion infinitésimale des actes de violence enregistrés en France.

Parler d’antisémitisme avec rigueur

Certains intellectuels parlent, depuis une quinzaine d’années, d’« antisémitisme musulman ». Cette thèse a même fait l’objet d’un procès, l’historien Georges Bensoussan ayant attribué – à tort – au sociologue Smaïn Laacher, lors de l’émission Répliques d’Alain Finkielkraut, l’idée que « dans les familles arabes, […] l’antisémitisme [se] tète avec le lait de la mère ». Blanchi par la justice de l’accusation d’« incitation au racisme », le responsable du Mémorial de la Shoah n’en a pas moins fait l’objet d’une mise en garde du Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA), considérant que « certains propos tenus par M. Bensoussan […] étaient susceptibles d’encourager des comportements discriminatoires ».

Au-delà des dérapages, ce débat a été alimenté par un sondage réalisé en 2014 par la Fondation pour l’innovation politique, qui a suscité de vives réactions. Ainsi la sociologue et politologue Nonna Mayer a-t-elle appelé, dans Le Monde, à « parler d’antisémitisme avec rigueur ». À ses sévères critiques d’ordre méthodologique, la chercheuse ajoutait « une interrogation plus générale sur la pertinence du concept de “nouvel antisémitisme”. Central dans la note, il n’est défini que par allusion au rapport Rufin (“Chantier sur la lutte contre le racisme et l’antisémitisme, 2004”) et aux travaux de Pierre-André Taguieff. » Or ce dernier, souligne Nonna Mayer, « voit un antisémitisme masqué derrière la critique d’Israël et du sionisme, au nom de l’antiracisme et des droits de l’homme, et porté tant par l’islamisme radical que par les idéologies tiers-mondistes d’extrême gauche ».

C’est dire que la lutte contre le racisme et l’antisémitisme reste plus que jamais nécessaire. Et qu’elle suppose une vigilance de tous les instants. Toute incitation à la haine raciale, toute propagande négationniste doivent être combattues et sanctionnées. De ce point de vue, la loi antiraciste de 1881, celle de 1972, la loi Gayssot de 1990 et le Code pénal constituent un arsenal efficace.

Encore faut-il que celui-ci soit appliqué. Et que l’on sache de quoi l’on parle. Les anathèmes de Francis Kalifat n’y contribuent évidemment pas.

Dominique Vidal

Né en 1950, Dominique Vidal a étudié la philosophie et l’histoire. Journaliste depuis 1968, professionnel depuis 1973, il a notamment travaillé dans les rédactions des hebdomadaires "France Nouvelle" et "Révolution", puis du quotidien "La Croix". Après avoir coordonné les activités internationales du Centre de formation et de perfectionnement des journalistes (CFPJ), il a fait partie, de 1995 à 2010, de l’équipe permanente du "Monde diplomatique", dont il a en particulier créé le réseau d’éditions internationales et coordonné les Atlas. Spécialisé dans les questions internationales et notamment le Proche-Orient, il vient de publier "Antisionisme = antisémitisme ? Réponse à Emmanuel Macron" (Libertalia, 2018). Auparavant, il avait sorti "Comment Israël expulsa les Palestiniens 1947-1949" (Éditions de l’Atelier, 2007, avec une postface de Sébastien Boussois) ; "Israël, une société bousculée. Vingt-cinq années de reportage" (Editions du Cygne, 2007) ; et "Le Mal-être juif" (Agone, 2003). Dominique Vidal a écrit en collaboration avec Alain Gresh : "Les 100 Clés du Proche-Orient" (dernière édition avec Emmanuelle Pauly chez Fayard, 2011) ; ; "Palestine 47 : un partage avorté" (dernière édition chez André Versaille, 2007) ; "Golfe : clefs pour une guerre annoncée" (Le Monde Éditions, 1991) ; et "Proche-Orient : une guerre de cent ans" (Messidor, 1984). Depuis 2010, il dirige avec Bertrand Badie l’annuel collectif "L’état du monde", chez La Découverte. Le dernier en date, paru en 2018, s’intitule "Le Retour des populisme". Autres ouvrages : "L’Opinion, ça se travaille… Les médias, l’OTAN et la guerre du Kosovo" (Agone, Marseille, dernière édition 2015 avec Serge Halimi, Henri Maler et Mathias Reymond) ; "Le Proche-Orient, les banlieues et nous" ( Éditions de l’Atelier, 2006 avec Leila Shahid, Michel Warschawski et Isabelle Avran) ; "Le Mal-être arabe. Enfants de la colonisation" (Agone, 2005 avec Karim Bourtel) ; "Les historiens allemands relisent la Shoah" (Complexe, 2002) ; " Promenades historiques dans Paris" (Liana Levi, 1991 et 1994, avec Christine Queralt) ; "Portraits de China Town, le ghetto imaginaire" (Autrement, 1987, avec Éric Venturini). Chez Sindbad/Actes Sud, Dominique Vidal a coordonné "Palestine-Israël : un Etat, deux Etats ?" (2011) et "Palestine : le jeu des puissants" (2014). Chez Demopolis, il vient de diriger "Les Nationalistes à l’assaut de l’Europe".

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