Tiré de À l’encontre.
• Premier fait marquant : le débat en plein air auquel nous avaient habitués les étudiants avant l’entame de leur marche, et qui a été interrompu pendant quelques semaines, a repris ses droits hier, transformant Sahate Echouhada en une grouillante et gouailleuse agora. Thème du jour : la grève des magistrats. Un sujet forcément clivant, entre solidaires et pourfendeurs. Au premier rang de ces derniers, l’infatigable Benyoucef Mellouk, qui leur reproche leur duplicité. Il n’hésite pas à les [les magistrats qui ont mis fin à leur grève le 6 novembre] qualifier de « traîtres » et de « suppôts de la îssaba ».
D’autres voix se montrent plus tempérées, à l’instar de ce jeune qui plaide pour une « alliance objective » avec les magistrats frondeurs. « Dans toutes les révolutions, il y a des alliances objectives. Il faut savoir frapper ensemble », harangue-t-il l’assemblée électrique surveillée par des policiers sur le qui-vive. Plusieurs intervenants ont exprimé leur émotion et leur indignation après les images choquantes de magistrats tabassés au tribunal d’Oran dimanche dernier. « C’est une image qui ne fait pas honneur à notre pays », s’emporte une citoyenne, avant de lancer : « On veut un État de droit ! »
• 10h35. L’assemblée, qui s’est vite élargie, piaffe d’impatience. On fait signe au modérateur de clore le débat pour lancer la marche. Comme de tradition, la manif’ débute solennellement par Qassaman (hymne national). Le ciel s’est assombri. Il commence à pleuvoir. Les manifestants ne songent même pas à se mettre sous les arcades qui bordent la place des Martyrs. Juste après l’hymne national, les clameurs s’élèvent : « Tayha El Djazair ! » « Echaâb yourid el istiqlal ! » (Le peuple veut l’indépendance), « Makache intikhabate ya el issabate » (Pas d’élections avec la bande), « Dégage Gaïd Salah, had el âme makache el vote » (pas de vote cette année)…
En soutien aux juges, la foule martèle : « Rana maâkoum ya qodhate, matekhafouche el issabate ! » (Juges, on est avec vous ; n’ayez pas peur de la bande). Le cortège enchaîne par : « Had echaâb la yourid hokm el askar min djadid ! » (Ce peuple ne veut pas d’un nouveau régime militaire), « Dawla madania, machi askaria ! » (État civil, pas militaire), « Sahafa horra, adala moustaqilla ! » (Presse libre, justice indépendante).
La procession traverse la rue Bab Azzoune en redoublant de ferveur. On pouvait entendre de nouveau le fameux cri de ralliement : « Ya Aliii ! » suivi de : « L’istiqlal ! » (L’indépendance) fusant furieusement des tripes. Autre leitmotiv insistant : « Baouha el khawana, baouha ! » (Ils ont vendu la patrie). Un refrain qui prend tout son sens en ce jour où, à quelques encablures de là, dans les travées de l’hémicycle Zighoud Youcef, le projet de loi sur les hydrocarbures devait être examiné par les députés. Voilà d’ailleurs la foule qui se met à crier à tue-tête : « Qanoune el mahrouqate à la poubelle ! » (Loi sur les hydrocarbures à la poubelle). Vers la fin de la rue Bab Azzoune, plusieurs manifestants ressortent les masques à l’effigie du moudjahid Lakhdar Bouregaâ [qui est emprisonné], un geste qui a constitué l’une des images fortes des manifs du vendredi 1er novembre. D’autres arboraient le portrait de l’étudiante incarcérée Yasmine Dahmani, véritable icône du mouvement estudiantin.
« Parlement des traîtres »
Au Square Port-Saïd, le même dispositif de police est déployé, avec obstruction systématique de la rue menant au tribunal de Sidi M’hamed. Un éclatant rayon de soleil éclaire le ciel d’Alger. Un vieil homme lâche en passant devant une haie de policiers : « Khellou ouledna iyichou ! » (Laissez nos enfants vivre). Sur la rue Ali Boumendjel, la marée humaine charge le ministre de la Justice : « Zeghmati à la poubelle, wel adala teddi l’istiqlal ! » (et la justice accédera à l’indépendance). Il y avait aussi ce slogan : « Libérez la justice, libérez l’Algérie ! »
Sur les pancartes brandies, on peut lire : « Liberté aux étudiants emprisonnés. Honte à vous », « La patrie ne se libérera qu’avec la libération de la justice », « L’Algérie n’est pas la propriété des généraux. Presse libre, justice indépendante », « Magistrats, hier, vous ne vous avez pas soutenus mais aujourd’hui on vous soutient », « Oppression et violence, seules options du système pour caporaliser la révolution populaire ». Une étudiante parade avec Les Geôles d’Alger de Mohamed Benchicou. Une dame proclame : « Non à des élections n’aboutissant pas à un État civil, un État de droit, une justice indépendante, des médias indépendants ! »
En traversant la rue Larbi Ben M’hidi, la procession enflamme la grande artère en hissant un immense étendard à l’effigie de Hassiba Ben Bouali, la « benjamine des moudjahidate ». Réagissant aux cinq candidatures validées par l’ANIE [Autorité nationale indépendante des élections], la foule scande : « Bouteflika eddi ouledek, makache ohda 5 ! » (Boutef, reprends tes rejetons, pas de 5e mandat), « 5 elli trachehou : ya esseraquine ! » (Les 5 candidats, vous êtes des voleurs). Arrivée à la place de l’Emir, la foule veut foncer sur l’APN (Assemblée populaire nationale) via la ruelle qui jouxte la librairie du Tiers-monde mais un dispositif de police hermétique l’en empêche en barrant carrément la rue à l’aide d’un camion disposé au travers de la chaussée. [1]
Un groupe de manifestants réussit néanmoins à gagner la rue Asselah Hocine au prix d’échauffourées musclées avec les forces de l’ordre. Les manifestants ont scandé devant la partie du bâtiment de l’Assemblée nationale qui donne sur la rue Asselah Hocine : « Barlamane el khawana ! » (Parlement des traîtres) ; « Qanoune el mahrouqate, khayen lebled ! » (Loi sur les hydrocarbures, traîtresse à la patrie).
Le gros du cortège ayant été empêché d’accéder à la rampe Ben Boulaïd et la rue Asselah Hocine, il a dû s’en tenir au parcours habituel, traversant tour à tour la rue Larbi Ben M’hidi, l’avenue Pasteur, la rue du 19 mai 56 (Fac centrale), le boulevard Amirouche et Mustapha Ferroukhi avant de déferler sur la place Audin pour chuter aux abords de la Grande-Poste.
Pendant cet itinéraire, les manifestants ont redoublé de créativité en faisant entendre à chaque fois de nouveaux slogans bien sentis : « Ya hadharate, el bled koulate, baou el mahrouqate ! » (Mon général, le pays a coulé, ils ont bradé les hydrocarbures), « Ya el poulici, bladi we bladek ma enbiouhache ! » (Policier, mon pays et ton pays n’est pas à vendre), « Ya poulici, ahcham chouiya, djina enharrouk mel ouboudia ! » (Policier, on est venu t’affranchir de l’esclavage).
Le mot « ouboudia » (esclavage) revenait aussi dans la bouche d’une vieille dame pleine de verve qui répétait avec énergie : « Barakat ouboudia, barakat ounssouria ! » (Marre de l’esclavage, marre du racisme). Elle défilait en brandissant une pancarte assortie de ces mots qui résument son histoire : « Epouse d’un moudjahid cherche les droits de l’homme : mon droit au logement, à la protection. Mon âge ne supporte pas la rue. Libérez la patrie ! État civil, pas militaire. Ni logement, ni pension, ni liberté ». Respect, El hadja !
Article publié dans El Watan en date du 6 novembre 2019.
[1] Les maires de la wilaya de Béjaïa, organisés depuis le mois de juillet dans le cadre d’une coordination, ont exprimé leur « refus de mettre en place les modalités techniques pour l’organisation de l’élection présidentielle du 12 décembre 2019 en Algérie ». (Réd.)
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