Impossible de ne pas être touché par votre texte, ne serait-ce que parce qu’il est écrit dans une belle langue, emportant avec elle quelques-uns des signes forts de la culture rebelle du Québec (« À la criée du salut, nous voici armés de désespoir »). Et cherchant à faire appel aux forces vives de chacun, à ce qu’il peut donner de meilleur.
Qui n’a pas ruminé —comme vous le faites aujourd’hui— les termes de cette question que nous portons tous un peu en nous : « Comment se fait-il que le Québec des cinquante dernières années ait développé tant de compétences (artistiques, intellectuelles, économiques, etc.), ait favorisé l’émergence d’une véritable conscience sociale, féministe, écologiste, et que tout cela aboutisse à tant de médiocrité politique et morale ? Ce peut-il que tout ce dévouement ait été à fonds perdus ? »
Pourtant j’aurais envie de dire : tout comme on n’écrit jamais à fonds perdus, on ne se dévoue jamais à fonds perdus. Du moins si l’on imagine qu’on reste les fils et les filles d’une histoire ; d’une histoire qu’on reçoit en héritage, mais sans testament aucun, et qui ne cesse, pour nous les vivants d’aujourd’hui, de se rejouer au présent ; dépendant donc de nous, de la façon dont nous nous y investissons.
Cet abîme, ce schisme, entre les potentialités du Québec et la cruelle réalité ; cette « face sombre du destin québécois » comme vous dites, par exemple ces politiques pétrolières et « extractivistes » suicidaires dont vous parlez et qu’encouragent actuellement sans vergogne les élites québécoises, tout cela on peut bien sûr l’interpréter comme l’achèvement définitif de quelque chose (« le peuple québécois saurait enfin comment mourir »), ou encore comme un désolant retour en arrière, à ce qui inexorablement colle au destin d’un peuple défait.
Des veilleurs attentifs
Mais on peut aussi l’interpréter —parce qu’on sait tout le pouvoir qui git dans le présent— comme cette période historique particulière, comme ce moment incertain et brouillé où l’histoire hésite, où « le vieux monde meurt et le nouveau tarde à apparaître », et où l’on a besoin de sentinelles postées tout près, de veilleurs attentifs pour nous rappeler ce qui se joue toujours à l’orée du temps et de l’histoire, ce qui devient possible quand sans rien négliger du passé, on ose y convoquer la parole et l’action, une étincelante détermination.
Après tout, ce qui fait problème, ce n’est peut-être pas un hypothétique « manque d’infini » ainsi que vous l’évoquez à la fin de votre texte. Ou encore le retour d’une « vraie démocratie », comme le sous-entend une des réponses qu’on vous a faites [2]. Ce qui fait problème, ce n’est pas non plus le Québec, ni même le désir de faire pays, de devenir indépendant.
Ce qui fait problème, parce qu’ils nous manquent cruellement, ce sont des mots justes et décidés, des mots d’aujourd’hui mais qui n’oublieraient pas l’histoire, pour le re-nommer, le ré-affirmer ce pays, pour le faire vivre à nouveau dans l’imaginaire de larges majorités, le rendre désirable aux « temps présents ». Des mots qui parlent aux générations montantes, à ceux et celles qui auront l’audace d’agir dans l’ici et maintenant. Des mots enracinés dans le passé, mais qui rendent compte du Québec des années 2000, et pas celui des années 60, qui fassent sens et sachent nous toucher au cœur, en nous aidant enfin à affronter les chaos de la mondialisation néolibérale et ses ravages écologiques. Des mots qui puissent accompagner, raviver de leurs flammes et utopies, l’action collective fragilisée, redonner force aux instruments politiques qui oseront déployer leurs luttes et espoirs par-dessus les champs de ruines d’aujourd’hui. Des mots comme un vaste chantier à ré-entreprendre ! Par-delà les frilosités, les demi mesures, les nostalgies passées, les débats incertains, les calculs mesquins de la petite politique politicienne dont ce mois de juin 2016 nous a montré tant de fois le spectacle !
Ne serait-ce pas là, une des tâches à-venir des artistes et écrivains du Québec, de tous ceux et celles qui aiment passionnément les mots : les utiliser avec ferveur comme ces armes acérées et puissantes qui pourraient nous redonner au Québec, en ces temps si incertains, le goût des possibles et de son indispensable détermination ?
Pierre Mouterde
Sociologue, essayiste
Québec le 11 juin 2016