Édition du 17 décembre 2024

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Forum social de Tunis

Forum social mondial

À Tunis, les altermondialistes veulent redonner du souffle aux révolutions arabes

Deux ans après la révolution, la Tunisie accueille le Forum social mondial. Du 26 au 30 mars, plus de 30 000 personnes et 4 500 associations, syndicats et organisations non gouvernementales sont attendus à l’université El Manar. Droits sociaux, lutte contre le réchauffement climatique, émergence des « médias libres »... Autant de thèmes altermondialistes incontournables. Auxquels s’ajoute le soutien aux soulèvements populaires et aux processus de démocratisation en Maghreb-Machrek.

Tiré de Basta Mag (25 mars 2013).

Les derniers coups de pelleteuses résonnent dans le campus. Elles aplanissent deux immenses terrains où s’établira le camp des jeunes autogéré. Les travaux de terrassement sont attentivement suivis par Abdelhafidh Gharbi, professeur et président de l’Université El Manar (« lumière » en arabe) à Tunis. Plus de 30 000 participants venus de 127 pays devraient arpenter les allées de l’université et participer à quelques uns des 950 ateliers du Forum social mondial (FSM). C’est au cœur des « Révolutions arabes » qu’après Porto Alegre au Brésil, Mumbai en Inde ou Dakar au Sénégal, les altermondialistes ont choisi d’organiser leur rencontre biennale.

« Un tel événement est une première depuis l’indépendance (de 1956, ndlr). L’ensemble du conseil de l’université élu démocratiquement a donné son accord pour sa tenue sur le site, se félicite le président de l’Université. On essaie d’instaurer une bonne gouvernance dont nous n’étions pas capables avant la révolution. » Les crédits débloqués pour l’occasion par le ministère de l’Enseignement supérieur, en vue d’améliorer le campus, profiteront également à l’ensemble des étudiants. « Sur le fond, les centaines d’ateliers prévus vont permettre aux jeunes d’échanger et de débattre. C’est la vocation même de l’université. »

Faire voyager les Tunisiens sans visas

A proximité, Layla enchaîne les coups de fil. Électricité, restauration, hébergement... Toutes les ultimes questions logistiques à régler. « Le fait que je sois architecte a certainement contribué à ce que je sois autant impliquée ici », confie-t-elle. Depuis plusieurs semaines, la jeune femme consacre bénévolement tout son temps à l’organisation du site qui doit accueillir, outre les Tunisiens, des Marocains, des Égyptiens, des Palestiniens, des Syriens, mais aussi des Brésiliens, des Italiens, des États-uniens ou des Français.

« Ce forum, c’est l’occasion de faire voyager les Tunisiens qui n’ont pas d’argent ou de visas en leur montrant qu’il y a des gens qui se battent pour les mêmes causes qu’eux ailleurs dans le monde », se réjouit Layla. La jeune femme s’est immergée dans les réseaux militants lorsqu’elle étudiait à Marseille. « Bien que la Tunisie soit centrale dans la Méditerranée, notre jeunesse ne connait pas le monde. Elle a peu de bagages lui permettant d’initier, de fournir et de faire aboutir une lutte. Ce forum arrive à un moment où tout est remis en question en Tunisie, y compris les rapports entre la société civile et l’État. C’est une opportunité inouïe. »

Redonner du souffle à « une révolution trahie  »}

En centre-ville, non loin de l’avenue Bourguiba, un bâtiment est au cœur d’une grande agitation. C’est celui du comité préparatoire du FSM où travaillent les organisateurs. Rohmdane participe au pôle communication. Derrière son bureau, le portrait de Chokri Belaïd, un militant de gauche tunisien assassiné début février. « Le Forum social mondial est la meilleure réponse à ceux qui ont commis ce crime », assène Rhomdane. Originaire de Redeyef, ce jeune blogueur a commencé à militer lors des grandes grèves du bassin minier de Gafsa en 2008, mouvement précurseur de la chute du régime de Ben Ali. « Je faisais des vidéos et des photos de l’événement, puis j’ai commencé à bloguer. Ma relation avec les mouvements sociaux a commencé dans ce cadre-là. » Ce qui l’intéresse aujourd’hui, c’est de savoir ce que les mouvements tunisiens vont faire de ce forum, et s’ils seront en mesure d’organiser leur lutte. « Depuis 2008, les mouvements sociaux font tout : ils manifestent, sont réprimés, mais rien ne change malgré leurs sacrifices. La pauvreté, la marginalisation, le chômage continuent. C’est un printemps arabe qui n’a pas fleuri. »

« C’est une révolution trahie, poursuit Abderrhamane Hedhili du Comité d’organisation du FSM. Une révolution, ça donne de l’espoir normalement à la jeunesse. Et pourtant, environ 40 000 jeunes ont quitté le pays, ceux-là mêmes qui étaient à l’avant-garde car ils ne voyaient pas de solutions à court terme pour leur avenir ici, en Tunisie. » Selon le Forum tunisien pour les droits économiques et sociaux, la plus grosse vague d’émigration a eu lieu entre février et mars 2011, dans les semaines suivant le départ de Ben Ali. Le pays affiche un taux de chômage officiel de près de 18 %... 40% chez les femmes diplômées. « Ce n’est pas les religions qui étaient au cœur du débat, mais les questions de chômage, de santé, d’éducation, explique Abderrhamane. La révolution tunisienne était d’ordre social à 100 %. L’objectif du forum est de faire réapparaitre ces questions. »

S’inspirer de l’Amérique latine

Des mineurs de Gafsa aux ouvrières des usines textiles de Monastir, en passant par le mouvement des mères des disparus, de nombreux acteurs de la révolution qui ont renversé un régime dictatorial qui perdurait depuis 24 ans, devraient contribuer à la dynamique du Forum social mondial. Même les syndicats, qui ont annoncé une grève dans les aéroports de Tunisie au moment de l’ouverture du forum, ont reporté ce mouvement par « geste de solidarité ». Ce forum sera-t-il aussi en mesure de gagner les quartiers populaires ? Rohmdane en doute du fait d’un manque de moyens. « Le Forum social mondial est fait pour eux, mais on leur demande de financer leur hébergement et leurs déplacements, alors qu’ils ne peuvent même pas se payer des cigarettes ».

Impliqué dans le Forum social maghrébin, Hamouda Soubhi, l’un des responsables du Forum social Maghreb-Machrek, voit dans le FSM de Tunis la possibilité d’en élargir son assise. « Beaucoup de gens croient que ce qui s’est passé en 2011 en Tunisie c’était LA révolution. Or, 2011 n’est pas une goutte d’eau mais une boule de neige qui a pris dès les années 2000 en partant du Maroc, de l’Égypte, de l’Algérie, puis de Gafsa. » Ce forum devrait favoriser des échanges sur toute la région. Hamouda espère notamment que les expériences venues d’Amérique latine, du Mercosur – le marché commun latino-américain – et de l’Alliance bolivarienne pour les Amériques (Alba), inspireront ses concitoyens. Les témoignages qu’apportent Brésiliens, Argentins ou Vénézuéliens à Tunis seront cruciaux.

Les droits des femmes, un sujet tendu

« Ce forum va être au cœur de questions déterminantes pour l’équilibre géopolitique mondial », ajoute Amélie Cannone, une militante altermondialiste travaillant pour le comité d’organisation. De nombreux débats seront dédiés à la question syrienne et libyenne mais aussi palestinienne, et sahraoui. D’autres thématiques plus « classiques » du champ d’action altermondialiste seront bien sûr présentes, comme la domination des multinationales et l’épuisement des ressources naturelles. « L’accaparement de la rente minière est un élément de transversalité important dans la région, et un point d’entrée riche pour aborder les questions de justice écologique et de démocratie. Faire avancer une réflexion sur le changement de modèle et structurer les mouvements d’opposition dans la région est un des défis. » Ces thèmes côtoieront des sujets plus tendus, alors que certains courants islamistes tunisiens, proches du gouvernement, ont manifesté leur défiance vis-à-vis du forum. « Les droits des femmes et les traditions, principal obstacle dans leurs libertés, ne seront pas des questions périphériques mais bien transversales, ajoute Layla. C’est vrai que la révolution est économique et sociale, mais elle est aussi culturelle et on ne peut l’occulter. »

Poussé par le souffle révolutionnaire, le processus d’organisation même du FSM rassemble des cultures militantes extrêmement diverses. Avec son lot de frustrations pour les nouvelles générations, mais aussi de réussites. « Le renouvellement des pratiques, la capacité à intégrer des mouvements sociaux plus récents travaillant différemment et représentant de nouveaux types de dynamiques sociales, sont des questions importantes à poser, analyse Amélie. Certes, les mouvements des Indignés, Occupy, les printemps arabes, n’étaient pas dans le processus des forums mais ce dernier les a nourris, et l’on trouve énormément de connexions. » « La question n’est pas de savoir si les Forums sociaux mondiaux s’essoufflent ou pas, assure Hamouda. Le FSM fait partie d’une dynamique. Qu’il meure ou qu’il vive, nous continuerons à construire sur la diversité et l’horizontalité. » Les lumières qui brillent à l’université El Manar repousseront-elles les obscurantismes ?

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