Ils existent depuis moins de 300 jours et sont réunis, jusqu’à dimanche soir, pour débattre de leur principal objectif : s’emparer du pouvoir d’ici fin 2015. Les activistes espagnols de Podemos, en guerre contre la « caste » des partis traditionnels, veulent renverser la scène politique. Immersion dans leur congrès à Madrid, sur fond d’hésitations quant aux chemins à emprunter.
De notre envoyé spécial à Madrid. Ils ne parlent pas de « congrès », un terme trop
identifié aux partis traditionnels qu’ils abhorrent, mais d’une « assemblée citoyenne ». L’expression est censée renouer avec l’esprit des réunions locales, organisées selon des principes de démocratie directe, qui forment l’ADN de Podemos. Depuis samedi matin à Madrid, ils sont environ 7 000 activistes et sympathisants à avoir répondu à l’appel, pour débattre de l’organisation du mouvement et fixer sa stratégie d’ici aux élections générales de 2015.
« Nous sommes ici pour gagner, pour former un gouvernement », a lâché d’entrée de jeu Pablo Iglesias, chemise blanche, jean et baskets aux pieds, leader de Podemos. « (Nos adversaires) savent que nous pouvons gagner. Nous ne sommes plus un mouvement citoyen. Nous n’allons pas avoir peur de discuter stratégie et tactique », a poursuivi Iglesias, un professeur de sciences politiques à l’université de Madrid, âgé de 36 ans (écouter la première intervention d’Iglesias samedi dans la vidéo ci-dessous).
Pour Podemos, tout est allé très vite : naissance en janvier autour de la figure d’Iglesias, succès aux européennes de mai (1,2 million de voix, cinq eurodéputés) et, depuis, une cote de popularité qui se maintient, alors que l’Espagne ne voit pas le bout de la crise (plus de 50 % de chômage 3 chez les jeunes). En moins d’un an, le mouvement, encore très flou sur son programme, plutôt ancré à gauche, pourrait mettre un terme au bipartisme PP-PSOE qui a régi le système politique espagnol depuis la transition post-franquiste.
Dans la salle de ce vieux complexe sportif et culturel du sud de Madrid, les ovations et les cris de « Sí se puede » (la version espagnole du Yes we can de Barack Obama, devenue le slogan de Podemos) interrompent à intervalles réguliers le discours d’Iglesias. À quelques pas du pupitre, sur la scène, une traductrice pour les sourds et muets s’efforce de suivre le flux, rapide et percutant, de l’eurodéputé. Sur l’un des écrans derrière la scène est affiché le coût de l’opération – 132 711 euros – que le mouvement espère financer entièrement par crowdfunding 3(ils en étaient, dimanche matin, aux 55 % de la somme).
Sur le fond, rien de neuf : Iglesias, toujours aussi sérieux, évite soigneusement de se positionner sur l’échiquier droite-gauche, et met en scène le combat du « peuple » contre la « caste » des partis traditionnels. « Ce n’est pas la caste politique qui fait tourner ce pays, mais ce sont les gens, voilà notre patrie, les gens », a-t-il lancé, pour mieux défendre les services publics du pays, de la santé à l’éducation. Il est même allé jusqu’à parler d’occuper la « centralité » de l’espace politique : « Nous voulons occuper la centralité de l’échiquier, parce qu’il existe une majorité de citoyens qui réclame de la décence : que les riches paient des impôts, que l’économie se démocratise. Une majorité qui sait que le problème, c’est que nous avons été dirigés par des voyous. »
Le son est exécrable, les échos nombreux, ça râle parfois dans le public – surtout chez les personnes âgées. Mais l’essentiel est ailleurs : Iglesias et ses alliés réfléchissent depuis des semaines à une forme politique stable et capable de rivaliser avec les machines électorales du PP (droite au pouvoir) et du PSOE (socialistes), sans trop s’éloigner pour autant de l’esprit asambleísta des débuts. En clair : jusqu’où faut-il accepter de se « normaliser », pour gagner en efficacité interne, sans perdre son âme et se couper du mouvement « indigné », dont Podemos est l’une des réincarnations, trois ans plus tard ?
À cette question, tout le monde ne répond pas de la même façon. Les tensions sont même vives, et devraient encore s’exprimer lors des débats dimanche. Si le terme est banni au sein de Podemos, des « courants » se sont formés, au fil des semaines de discussions. « Il n’y a pas de censure. Il n’y a pas à avoir peur de discuter, parce que c’est l’avenir du pays qui est en jeu », a répondu par avance Iglesias, dans son discours d’ouverture.
L’acte de cette fin de semaine (qu’on peut suivre en direct ici 3) met en débat deux propositions d’organisation concurrentes. Chacun de ces textes, défendu par une équipe, est lui-même la synthèse de nombreux autres documents qui ont été présentés ces dernières semaines dans les « circulos » (cercles), les centaines d’assemblées locales qui forment le poumon de Podemos, héritées du mouvement des « indignés ».
A - Vers un risque de « banalisation » ?
D’un côté, « Claro que Podemos » 3 (’Bien sûr que nous pouvons’) fait figure de motion favorite. Elle est portée par Iglesias et ses proches, dont Juan Carlos Monedero, penseur de la gauche radicale espagnole et fin connaisseur des gauches latino-américaines, et Iñigo Errejon, un politologue de 32 ans qui fut le très inspiré directeur de campagne de Podemos pour les élections européennes (le mouvement avait terminé quatrième, au coude à coude avec les écolo-communistes d’Izquierda Unida).
De l’autre, « Sumando Podemos » 3(’En rassemblant, nous pouvons’) est portée par plusieurs eurodéputés, dont Pablo Echenique, et un réseau d’activistes proches d’Izquierda Anticapitalista (gauche anticapitaliste, une formation plutôt confidentielle en Espagne, qui a permis à Podemos de trouver des points de chute en Espagne hors de Madrid, à ses débuts). En très gros résumé, les seconds défendent un projet qui prend davantage en compte le point de vue des « cercles » de Podemos, plus sensible à l’esprit des débuts, plus poreux aux mouvements sociaux, quand celui d’Iglesias imagine une organisation plus verticale, avec un secrétaire général et un bureau exécutif indépendant.
Iglesias, qui dit vouloir gagner en « cohérence et unité » à l’approche des législatives de la fin 2015, propose aussi de faire l’impasse sur les élections municipales de mai 2015, pour ne pas « abîmer » la marque Podemos d’ici là. Il estime que la formation n’a pas les moyens, en l’état, de s’assurer que les candidats qui se présenteront dans les municipalités respecteront le cahier des charges de Podemos (respect des droits de l’Homme, transparence financière, etc.) – autant de failles qui pourraient être exploitées par les adversaires. Mais beaucoup de militants plaident à l’inverse pour que ce soient les assemblées, au niveau local, qui prennent la décision au cas par cas de participer – ou pas – aux municipales.
Autre désaccord : l’équipe de Sumando Podemos, qui propose trois porte-parole (plutôt qu’un seul secrétaire général), défend aussi l’introduction du tirage au sort, pour constituer une partie du « conseil citoyen » (99 personnes, censées remplacer le traditionnel bureau exécutif). Samedi, Iglesias a clairement pris ses distances avec la pratique du tirage au sort, quitte à se faire des adversaires dans la salle, assumant une comparaison sportive étonnante de la part d’un maître de conférences en sciences politiques : si l’équipe de basket-ball masculine était choisie par tirage au sort en Espagne, a-t-il dit, la sélection n’aurait pas été sur le point de battre les États-Unis en finale des JO de Pékin, en 2008 (elle a finalement perdu le match 107 à 118).
Le leader naturel de Podemos a eu cette formule audacieuse samedi, qui a dû briser plus d’un cœur d’« indigné » habitué à prendre des décisions par « consensus » au sein des assemblées : « Ce n’est pas par consensus que l’on s’empare du ciel. On le prend d’assaut. » En évoquant « l’assaut du ciel », Pablo Iglesias en a profité pour paraphraser, très discrètement, Karl Marx, qui évoquait alors la révolution avortée de la Commune de Paris, si l’on en croit cet article d’El País 3.
Y a-t-il un risque de banalisation, déjà, de Podemos ? Certains le craignent. « La stratégie d’Iglesias pour les élections générales pourrait démobiliser les ’cercles’ », s’est inquiété Pablo Echenique. Or, à la différence des autres partis espagnols, Podemos n’a aucune base territoriale – à part le dynamisme de ses assemblées. Reste que les propositions de l’équipe d’Iglesias vont loin – en termes de transparence, de cumul des mandats, de financement de la vie politique. En cela, elles restent fidèles, sans aucun doute, à l’esprit du « 15-M » indigné.
Samedi et dimanche, les intervenants représentants de « cercles » se présentent donc à tour de rôle sur la scène, pour défendre tel ou tel projet. Les activistes dans la salle peuvent, en direct, réagir et poser des questions, via une application – gratuite – qu’ils ont téléchargée sur leur téléphone portable (Appgree 3). Les intervenants sur scène sont ensuite priés de répondre aux quelques questions qui ont été le plus recommandées par l’ensemble du public.
En bout de course, il n’y aura pas de vote sur les projets, dimanche soir à l’issue du congrès. Mais les 130 000 internautes inscrits sur le site 3auront une semaine, jusqu’au dimanche 26, pour se prononcer en ligne sur le projet (via un logiciel libre réalisé par Agora Voting 3). Les résultats seront connus dans la foulée. Une fois la structure choisie, ils éliront ensuite les postes de responsables – d’ici fin novembre. Soit un an pile avant les élections générales.