Tiré d’Orient XXI.
L’élimination de figures du parti Al-Islah, branche yéménite des Frères musulmans, ainsi que de leaders salafistes et de journalistes a longtemps été une dimension ignorée de la stratégie émiratie au Yémen. La longue série d’assassinats perpétrés dans les gouvernorats du sud, en particulier entre 2016 et 2018, est souvent apparue aux yeux des observateurs extérieurs comme un enjeu marginal du conflit. Elle était considérée comme un avatar (implicitement acceptable) de la lutte contre les djihadistes, une politique jugée nécessaire et efficace après la libération d’Aden de l’emprise houthiste au cours de l’été 2015. En tout état de cause, elle demeurait sous bien des radars.
Dans ce contexte, les autorités d’Aden, affidées aux Émiratis, faisaient commodément passer les assassinats ciblés de dizaines d’individus sur le compte de règlements entre islamistes. Elles pointaient du doigt des responsabilités djihadistes ou même houthistes, comme c’est le cas dans l’assassinat de la figure montante du salafisme Abdel Rahman Al-Adani, tué en février 2016. Dans d’autres cas, elles annonçaient que les éliminations extrajudiciaires qu’elles avaient menées ciblaient des membres d’Al-Qaida ou de l’organisation de l’État islamique (OEI).
Tuer les opposants
Mais dans la capitale du sud et ses environs, l’implication émiratie dans des assassinats qui avaient en réalité une tout autre ambition était un secret de polichinelle. Ont ainsi été ciblés des civils qui se tenaient à l’écart des djihadistes, et n’avaient aucun autre engagement que politique ou lié la mosquée. Ils avaient cependant tous en commun de critiquer les Émirats arabes unis (EAU). La liste des victimes de cette guerre secrète est longue : au moins cent personnes ont été éliminées entre 2016 et 2018 dans des attaques qui ont entretenu l’insécurité dans la grande ville, et continuent de le faire jusqu’à aujourd’hui. Alors qu’Aden devait au cours de cette période devenir la vitrine d’un Yémen pacifié, débarrassé des houthistes, elle a été maintenue dans un état d’instabilité et de misère. La ville a ainsi pu incarner aux yeux de bien des Yéménites, l’incurie des alternatives aux rebelles venus du nord.
Parmi ces victimes, on trouve Adel Al-Shihri, un salafiste qui avait engagé un rapprochement avec le parti Al-Islah et critiquait Al-Qaida. Une figure reconnue, tout comme Rawi Samhan Al-Ariqi, qui avait le même profil. Leurs assassinats n’ont jamais été élucidés. Un autre homicide, celui de Mohsen Al-Sarari, fils de la militante des droits humains Houda Al-Sarari, en 2019, illustre combien cette guerre secrète n’avait que peu à voir avec la lutte contre les djihadistes. Des dizaines de militants ou cadres locaux d’Al-Islah, dont Ansaf Mayo, député au Parlement yéménite ayant survécu à une attaque à la voiture piégée, ont par ailleurs été pris pour cibles, de même que des journalistes travaillant pour des médias proches de ce parti.
Un documentaire diffusé par Al-Jazira1 en 2018 (au paroxysme des tensions entre le Qatar et ses voisins) dans la fameuse émission d’investigation Al-Sunduq Al-Aswad (La boîte noire) avait déjà accusé les EAU de commanditer des assassinats en série pour lutter contre ses opposants, plus particulièrement les Frères musulmans dans le sud. Le documentaire démontrait que cette stratégie s’accompagnait de nombreuses violations des droits humains, et notamment de la systématisation de la torture à l’intérieur de centres secrets disséminés dans les zones sous contrôle émirati.
Témoignages directs des tueurs
Six ans plus tard, l’implacable documentaire de Nawal Al-Maghafi donne de la substance aux accusations visant les Émirats arabes unis. Cette journaliste d’origine yéménite a une solide expérience et a notamment remporté trois Emmy Awards pour son travail sur le trafic sexuel en Irak et sur la crise Covid au Yémen. Intitulé American Mercenaries : Killing in Yemen, son documentaire donne à entendre le récit direct de citoyens américains anciens soldats, ayant participé de manière directe au programme d’élimination. Dans leurs interventions, ils affirment avoir œuvré à la lutte contre les djihadistes, sûrs d’avoir fait le bien, obéissant sans mot dire aux ordres venus d’Abou Dhabi.
Au fil du documentaire, des réseaux macabres se révèlent. Les mercenaires ont été recrutés via l’entreprise de sécurité Spear Operations Group dirigée par l’israélo-hongrois Abraham Golan, grâce à ses contacts avec Mohammed Dahlan, Palestinien de Gaza devenu conseiller de Mohammed ben Zayed, le dirigeant émirati.
L’enquête de la journaliste, entretiens et documents à l’appui, bénéficie du travail fastidieux mené par l’organisation Reprieve et par le juriste Baraa Shiban. Elle inclut aussi des révélations plus anciennes diffusées par le média américain d’information BuzzFeed (2) en 2018. Ensemble, ces divers éléments démontrent combien les profils de la plupart des victimes ne peuvent aucunement être associés aux mouvements islamistes armés. Et quand bien même ils le seraient, les exécutions extrajudiciaires demeurent une violation patente des droits humains, menées en dehors de tout cadre juridique.
Le documentaire illustre combien il ne s’agit aucunement de « victimes collatérales », mais bien d’une stratégie délibérée d’élimination des opposants aux Émirats, quitte à s’allier au passage certains djihadistes hostiles aux Frères musulmans. Des noms et des détails sont livrés, en plus de curieuses concomitances, comme celle entre l’assassinat d’Ahmed Al-Idrissi, un dirigeant du mouvement sudiste réputé avoir refusé de livrer le port d’Aden qui était sous son contrôle, et la cession de la gestion de ce port aux Émirats arabes unis. Enjeux politiques et affairisme sont étroitement mêlés.
Un documentaire à des fins politiques ?
Sans surprise, le documentaire a fait grand bruit sur les réseaux sociaux yéménites. La nature des échanges illustre la fragmentation du champ politique, mais aussi la mauvaise foi de bien des intellectuels, journalistes et décideurs au Yémen, qui continuent de se positionner en fonction des intérêts de leurs sponsors régionaux. À cet égard, les réactions face aux éléments apportés par la BBC constituent un bon indicateur de l’état du débat public après presque une décennie de guerre.
Face aux révélations de Nawal Al-Maghafi, les défenseurs des Émirats ont eu beau jeu de renvoyer la journaliste à une alliance imaginaire avec les houthistes du fait de ses origines supposément hachémites (descendants du Prophète), partagées avec les leaders du mouvement rebelle. Leur critique du documentaire de la BBC veut s’inscrire dans le mouvement intellectuel de redéfinition de l’identité yéménite qui vise à exclure les Hachémites du récit national. En même temps, les défenseurs des EAU soulignent l’implication supposée des Frères musulmans dans ces révélations, montrant combien la polarisation régionale autour de la relation à la confrérie continue à structurer enjeux et positions.
Contre toute attente, on trouve également dans les critiques certains militants pro-houthistes qui, forts de leur popularité acquise grâce à leur engagement en faveur de Gaza, tentent à présent de ne pas s’aliéner les Émirats. Ceux-là ont ainsi pointé du doigt le caractère opportuniste de la sortie de ce documentaire. De leur point de vue, le film constitue une tentative du Royaume-Uni (BBC oblige) afin de faire pression sur les Émirats arabes unis qui refusent de rejoindre la coalition militaire formée avec les États-Unis pour stopper les attaques houthistes en mer Rouge. Cette critique semble faire bien peu de cas du professionnalisme de la rédaction de la BBC et de la temporalité d’une telle enquête débutée il y a plusieurs années.
Défendre les droits humains
Sans doute, le documentaire valide-t-il auprès du public yéménite un sentiment largement partagé d’exaspération face à la stratégie émiratie. Du Soudan à la Libye en passant par le Yémen, la politique étrangère émiratie soutenue en particulier par la France est, depuis les soulèvements arabes de 2011, fauteuse de troubles, de violences et d’instabilité. En cherchant à installer sur l’île de Socotra une base militaire et un comptoir, en soutenant le mouvement sudiste contre le gouvernement reconnu par la communauté internationale, la « petite Sparte » a développé une diplomatie dont les ambitions, comme les moyens, sont problématiques. L’état de décomposition du Yémen doit beaucoup aux décisions prises à Abou Dhabi, sans doute autant qu’à l’hubris des dirigeants saoudiens.
Dans sa réaction à la diffusion du documentaire, Ali Al-Boukhaiti, ancien partisan des houthistes devenu un féroce critique, relevait combien la stratégie d’élimination des figures politiques et religieuses à Aden avait directement contribué à l’échec de la coalition menée par l’Arabie saoudite. Cette tactique a en effet divisé profondément le camp anti-houthiste et généré une défiance à l’égard des acteurs régionaux. Deux jours après la diffusion, Al-Boukhaiti a organisé un space (salon de discussion) sur X (ex-Twitter) afin d’évoquer le documentaire, rassemblant plus de 15 000 personnes en direct.
En parallèle, les réactions face au documentaire s’inscrivent aussi dans une volonté de porter l’affaire des assassinats extrajudiciaires devant les tribunaux. Pour nombre d’activistes et militants — dont certains ont été emprisonnés et torturés par les forces de sécurité émiraties —, les éléments présentés fournissent de la matière à des poursuites internationales. Le travail mené par Reprieve, mais également par Huda Al-Sarari est à cet égard d’une grande importance. Sa mise en lumière par Nawal Al-Maghafi constitue une étape fondamentale.
Notes
1- « Quel rôle pour les Emirats souhaitent-il jouer au Yémen ? »
Abonnez-vous à notre lettre hebdomadaire - pour recevoir tous les liens permettant d’avoir accès aux articles publiés chaque semaine.
Chaque semaine, PTAG publie de nouveaux articles dans ses différentes rubriques (économie, environnement, politique, mouvements sociaux, actualités internationales ...). La lettre hebdomadaire vous fait parvenir par courriel les liens qui vous permettent d’avoir accès à ces articles.
Cliquez sur ce bouton pour vous abonner à la lettre de PTAG :
Un message, un commentaire ?