Chris Maisano : Probablement que plusieurs lecteurs-trices américains-es ne connaissent pas l’histoire du NPD. D’où est-il issu et quelles sont ses positions en ce moment ?
Herman Rosenfeld : Le NPD a été créé en 1961 par le Congrès du travail du Canada et le parti politique qui se nommait alors : Co-opreative Commonwealth Federation (CCF). C’était le premier parti social-démocrate du pays fondé en 1932 en Alberta. Il luttait pour plusieurs réformes en matière de bien-être social, sa position de fond à l’époque. S’il n’a jamais été élu au gouvernement fédéral, sous l’impulsion de son dirigeant, Tommy Douglas, il a été élu en Saskatchewan en 1944 et y a installé la première assurance-maladie publique en Amérique du Nord.
Malheureusement, durant la guerre froide, le CCF s’est engagé dans une campagne anti-communiste et le Parti libéral s’est emparé de plusieurs de ses revendications traditionnelles. À la fin des années cinquante, il avait perdu de son influence. Il faut dire que le CCF n’a jamais réussi à s’implanter dans le mouvement ouvrier. Un projet a donc été développé pour créer un nouveau parti pour le repositionner plus au centre. Le Congrès du travail du Canada s’est impliqué activement dans ce projet qui a donné naissance au NPD. Tommy Douglas en est devenu le premier dirigeant (1961-1971) sous les BRAVOS !
Le parti est demeuré le porteur des revendications sociales-démocrates traditionnelles, se donnant le rôle de mauvaise conscience de la politique canadienne. En 1970, à titre d’exemple, il s’est opposé à l’imposition de la loi des mesures de guerre par le gouvernement Trudeau contre les militants du FLQ au Québec. Il a aussi travaillé à l’amélioration du mince filet social canadien.
Par contre, comme tous les autres partis sociaux-démocrates dans le monde, il n’a pas réussi à se positionner contre la déferlante néolibérale qui n’a cessé de s’intensifier depuis les années soixante-dix. Là où il a été au pouvoir, il a fini par accepter les limites du capitalisme néolibéral : discours vide autour du libre échange, adhésion à l’idée qu’il n’y a pas d’alternative à l’accumulation capitaliste privée comme base de l’économie, accord avec l’obligation de budgets publics sans déficit et aucun effort pour briser la dépendance de l’économie canadienne envers l’extraction et l’exportation des énergies fossiles.
Aujourd’hui, quand il n’est pas au pouvoir, le NPD lutte pour des réformes modérées, mais utiles. Dans les provinces où il a pris le pouvoir, (il n’a jamais été élu au fédéral), il a eu tendance à mettre en place des mesures néolibérales modérées. Lors de la dernière élection fédérale, il a créé la surprise en faisant des gains spectaculaires assez particuliers au Québec, lui permettant de devenir l’opposition officielle au gouvernement fédéral. Ce fut la mise en veilleuse du Parti libéral considéré comme le parti de gouvernement dans le pays.
C.M. : Qu’en est-il des forces politiques à l’intérieur du parti que ce soit au Canada ou en Alberta ?
H.R. : Le NPD n’est pas socialiste, c’est un parti centriste, ce que représente la majorité de ses forces internes. Il milite pour une distribution plus équitable de la richesse et une modeste extension des programmes sociaux gravement attaqués par les ultras conservateurs partisans de l’austérité néolibérale du gouvernement Harper. Il s’oppose à certaines de ses positions les plus autoritaires et veut obtenir des limites au développement des oléoducs qui doivent transporter le pétrole des sables bitumineux vers les raffineries américaines.
Il ne s’oppose pas du tout à l’économie basée sur l’extraction du pétrole et du gaz, ne conteste pas le pouvoir du secteur financier et ne désire pas mettre fin au régime de libre échange qui facilite largement l’application du néolibéralisme au Canada. Comme dans la plupart de ce genre de partis, les politiques sont décidées majoritairement par le leader et son entourage. Thomas Mulcair occupe ce poste. Il est habile en campagne électorale, un parlementaire aguerri, mais n’est pas socialiste ; il est modéré, prudent et cherche à équilibrer les différents courants dans le parti. Une vieille garde s’oppose à son leadership. Elle a eu des liens étroits avec les dirigeants-es syndicaux-ales et a dirigé le parti pendant des générations. Il y a peu de différences politiques entre ces groupes et ils se sont gentiment installés derrière M. Mulcair. Les appuis les plus importants au NPD se trouvent au Québec et dans les villes du Canada central.
Le courant de gauche n’existe presque pas dans ce parti. Il y a une minorité de sociaux démocrates de gauche qui sont de plus en plus importunés par le refus du parti de taxer les riches, de s’opposer à l’austérité, au libre échange, au secteur financier et à l’industrie pétrolière et gazière. Ils ont peu de pouvoir et sont peu entendus à l’intérieur du parti, mais lors des congrès politiques, ils sont utilisés comme soupape et d’écran de fumée. En Alberta, presque toute la gauche a travaillé avec le NPD et l’a supporté au cours des années. Il n’y avait pratiquement pas d’alternative dans cette province largement dominée par les partis de droite, par les groupes d’intérêts particuliers et l’absence d’un courant politique de gauche.
Le mouvement ouvrier, à travers le Congrès du travail du Canada, ses fédérations provinciales et ses syndicats locaux affiliés, est toujours l’allié du NPD, mais les syndicats ont tendance à pratiquer une forme de vote stratégique pour se débarrasser de l’épouvantable gouvernement conservateur. Beaucoup de syndicats demeurent les bons soldats du NPD au cours des périodes électorales, mais l’unité de fond qui prévalait avant la période néolibérale est quelque peu effritée. L’austérité et les éliminations de postes par les employeurs des secteurs publics et privés ont fait leur œuvre.
Comme tous les partis NPD provinciaux, le parti albertain est indépendant de celui du fédéral. Il a une plateforme modérée face à l’immense pouvoir et à l’influence des élites de l’industrie pétrolière et de la domination conservatrice en place depuis une cinquantaine d’années ; leur idéologie et leurs politiques ont marqué cette province qui, en passant, est celle du Premier ministre conservateur du Canada, M. Harper.
Je ne suis pas très au courant des enjeux internes dans ce parti, mais j’ai pu observer les candidats-es issus-es de la classe ouvrière et du secteur professionnel, sa plateforme ainsi que son pouvoir d’attraction sur un grand nombre de jeunes. L’équipe de conseillers-ères qui a organisé cette élection victorieuse compte beaucoup de centristes, les mêmes qui avaient travaillé à la campagne fédérale de Jack Layton en 2011. Leur marque de commerce est de construire des messages électoraux « sans risque ».
Au cours de cette élection, le NPD a plaidé pour un réexamen public du niveau des redevances payées par les compagnies pétrolières et gazières, pour une augmentation de 2 % des taxes des entreprises, pour le relèvement du salaire minimum à 15 $ de l’heure en 2018, pour une augmentation de l’impôt des plus riches, une augmentation du raffinage local du pétrole extrait dans la province et, finalement, mettre fin aux expérimentations de séquestration du carbone. Il propose de transférer les sommes en cause vers le développement du transport public. Actuellement, l’Alberta a le plus bas taux d’imposition pour les entreprises au Canada et n’a pas de taxes de vente provinciale.
La nouvelle Première ministre, Mme Rachel Notley, est la fille d’un ancien dirigeant du parti. Elle a fait une campagne impressionnante et a finalement gagné la majorité. Son caucus compte plusieurs jeunes membres sans expérience parlementaire. Elle est d’accord avec le projet d’oléoduc Énergie Est qui désire faire transiter des millions de barils de pétrole issu des sables bitumineux vers les raffineries de l’est du Canada, mais elle refuse d’en faire la promotion aux États-Unis.
C.M. : L’Alberta a longtemps été le haut lieu du conservatisme canadien et le NPD a longtemps été marginal dans cette province. Qu’est-ce qui a provoqué cette percée sans précédent ?
H.R. : C’est une combinaison de facteurs et cette victoire ne représente en rien un virage radical à gauche. La démographie de la province a changé ces dernières années et c’est directement lié au développement fulgurant des sables bitumineux. L’industrie pétrolière a attiré des jeunes professionnels et la classe ouvrière de différentes origines. Cela a modifié le poids des diverses forces politiques, spécialement dans les villes comme Edmonton, centre historique du mouvement culturel progressif de la province ; Dans les farces locales on lui donnait le nom d’« Edmonton rouge ».
Il y a aussi le ras-le-bol du cynisme, de la corruption et des politiques conservatrices provinciales. De grands enjeux financiers se sont aussi développés avec la baisse dramatique des prix du pétrole. Le budget de l’ancien gouvernement ne mettait pas les riches et l’industrie pétrolière à contribution, il coupait dans les services de santé, l’éducation et d’autres services sociaux qui n’étaient même pas suffisamment financés durant le boom pétrolier et gazier. La population, spécialement les jeunes qui sont allés s’installer en Alberta ces dernières années, voulait du changement. L’honnêteté du NPD, la personnalité de Mme Notley, sa campagne sans trop d’éclats et celle vraiment terne des conservateurs, tout cela a contribué à ce spectaculaire virage électoral.
Le Parti Wildrose, qui a terminé au second rang et forme l’opposition officielle, est un parti néolibéral radical voisin du Tea Party américain. Il a attiré les votes de la vieille garde conservatrice et d’une partie de l’élite de l’industrie pétrolière et gazière. Ce mouvement à l’intérieur de la droite a aussi contribué à affaiblir le Parti conservateur.
C.M. : Le NPD a déjà formé des gouvernements provinciaux. Leur feuille de route n’est pas très reluisante dans bien des cas. Quelles sont les chances du nouveau gouvernement albertain d’être différent de ses prédécesseurs néolibéraux en Ontario, en Colombie- Britannique et ailleurs au pays ?
H.R. : Nous sommes devant une victoire très décisive et d’une rupture, quoique temporaire, dans la monotonie du contrôle que les Conservateurs ont maintenu en Alberta depuis les temps anciens où le populisme des Prairies régnait jusqu’à ce qu’il soit supplanté par celui lié à l’industrie pétrolière et gazière. Il faut être particulièrement cynique et dur à cuire pour ne pas se sentir bien avec cette élection, mais, d’un autre côté, il y a fort à parier que le NPD de Mme Notley finira, avec le temps, par renforcer le statut quo néolibéral.
Comme rien n’est simple, que les réalités sont complexes et que d’autres gouvernements NPD provinciaux ont accepté le néolibéralisme, celui de l’Alberta pourra probablement offrir quelques ouvertures limitées aux mouvements ouvriers et sociaux. Il est à espérer que la Fédération des travailleurs de la province qui a une longue histoire de lutte et d’organisation, pourra rallier ses troupes et faire pression sur le gouvernement pour qu’il applique les mesures les plus progressistes de sa plateforme. Les mouvements sociaux devront se battre pour le maintien et l’expansion des programmes sociaux. Les militants-es environnementalistes, spécialement ceux et celles de l’éco-socialisme, doivent mener le combat pour limiter et parvenir à arrêter les projets de développement des sables bitumineux et utiliser les revenus de ce qui a déjà été extrait pour faire la transition vers les énergies renouvelables.
L’accumulation capitaliste en Alberta est aux mains des grands intérêts pétroliers et gaziers presque tous propriétés des Américains ou de conglomérats internationaux de l’énergie. Pour transformer cela et leur faire face, il faut une perspective anti-capitaliste radicale, ce que le NPD n’a pas. Déjà, Mme Notley a souligné qu’elle voulait travailler en partenariat avec l’industrie. Faire le contraire exigerait de développer une base de politiques alternatives à l’intérieur même de la classe ouvrière ; ce qui veut dire éduquer, mobiliser et des années d’organisation et ce n’est pas la vocation du NPD. Appliquer son programme électoral à l’intérieur du cadre économico-politique existant qui comporte la baisse des prix du pétrole, n’annonce rien de particulièrement réjouissant à moyen et à long terme.
C.M. : Qu’est-ce que cette victoire albertaine change sur le terrain de l’élection fédérale plus tard à l’automne ?
H.R. : Je ne sais pas trop. Comme bien d’autres, je pense que d’avoir reçu cette claque dans leur château fort, va certainement faire mal aux Conservateurs de M. Harper. Les politiques provinciales et fédérales ne vont pas de concert, mais ils devront ajouter des ressources dans la province pour améliorer leurs chances. Cela démontre aussi que le statut quo peut être changé dans les provinces, même s’il n’est pas clair comment cela peut se faire ni ce que cela peut vouloir dire. L’idée toute simple que les Conservateurs peuvent perdre dans leur propre cour provoque bien des toasts dans les demeures progressistes du pays.
C.M. : Quels sont les perspectives d’avancement pour la gauche canadienne, que ce soit à l’intérieur du NPD ou ailleurs ?
H.R. : La gauche canadienne ne peut pas avancer grâce au NPD, car il représente une composante de la gauche qui accepte les fondements du système actuel : l’austérité, la transformation de l’État et du marché du travail dans la ligne du néolibéralisme et le mantra de la compétitivité.
Pour avancer, la gauche doit s’organiser sur ses propres bases et travailler à construire un mouvement socialiste. Cela veut dire développer une base ouvrière, des orientations à travers les luttes et défier le capital et ses logiques. Bien sûr, il faut travailler avec les socio- démocrates, les politiciens-nes qui plaident pour des réformes progressistes, mais il faut les contester quand ils et elles se soumettent aux diktats du système.
En Alberta, nous devons mettre de l’avant certaines des réformes promises par Mme Notley et cela repose sur la capacité collective de défier le capital dans son château fort. Il est intéressant de noter que se développent des tentatives pour établir des liens entre différents courant socialistes et anti-capitalistes ; des projets surgissent un peu partout dans le pays. De nouvelles expérimentations intéressantes ont lieu à Halifax, Ottawa, Toronto Winnipeg, ou au Québec et ailleurs.
Ce que nous devons faire, c’est de travailler à l’intérieur des syndicats et autour d’eux, avec les communautés et les travailleurs-euses en lutte, mener de larges campagnes politiques pour augmenter, par exemple, les bénéfices du Canadian Pension Plan, (la Régie des rentes au Québec), pour nous opposer à la limitation autoritaire de nos droits, pour défendre les migrants-es et les travailleurs-euses précaires et pour soutenir les luttes indigènes pour leur souveraineté. Ne perdons pas notre temps à l’intérieur du NPD.