8 septembre 2022 | tiré de mediapart.fr
Longtemps, elle a voulu mourir à 101 ans, comme maman ; au château de Sandringham (Norfolk), comme papa. Un désir de reine n’est pas forcément un ordre : elle s’est éteinte à 96 ans, au château de Balmoral (Écosse). Nobody is perfect. Même Élisabeth II.
La perfection fut pourtant sa prétendue marque de fabrique. Avec elle s’éteint l’art de promener ses chiens l’air de rien, de poser son séant dans un fauteuil tout en se saisissant d’une tasse de thé, de recevoir un bouquet de fleurs la bouche en cœur, de parler pour ne surtout rien dire – en particulier dans la langue de Vincent Auriol, René Coty, Charles de Gaulle, Georges Pompidou et successeurs : Sa Majesté aura été la dernière parfaite francophone, puisque Charles ânonne le français et que William l’ignore.
Son couronnement, en 1953, fut le premier événement de télévision cérémonielle. Ses funérailles, 69 ans plus tard, consacreront une forme de chapelle ardente planétaire, universelle, cosmique, par la grâce des réseaux sociaux. Elle aura su vivre et mourir avec son temps.
Des cataractes d’hommages convenus (la reine et nous), particuliers (la reine et moi), égocentriques (moi et la reine) s’abattent d’est en ouest et du septentrion au midi. On ne gifle pas un cadavre – contrairement à ce que recommandaient les surréalistes au sujet d’Anatole France en 1924 –, même quand on est républicain. Et même à Mediapart.
Toutefois, il n’est pas interdit de se ménager un minimum de recul critique tandis que le sens commun entonne le thrène. Et que chaque titre de presse rivalise, histoire d’ajouter son cheval au corbillard de l’auguste défunte. Il ne s’agit pas pour autant de lancer un « et merde pour la reine d’Angleterre » aussi grossier qu’inapproprié, mais de s’interroger sur une construction totale, sinon une imposture absolue.
N’y eut-il pas, dans les hautes sphères de la seconde moitié du XXe siècle – et de ce premier quart du XXIe –, personnage plus assigné qu’Élisabeth II ? Ce qui compta toujours, ce n’est pas qui elle fut mais qui nous la crûmes être. Le temps n’est-il pas venu, au moment où l’on vient de lui fermer les yeux, d’ouvrir un tant soit peu les nôtres ?
La reine n’était pas de marbre mais de glaise : elle fut façonnée, pétrie, de façon que le monde entier la vît comme un rêve de pierre, à la manière de La Beauté selon Baudelaire :
« Je trône dans l’azur comme un sphinx incompris ;
J’unis un cœur de neige à la blancheur des cygnes ;
Je hais le mouvement qui déplace les lignes,
Et jamais je ne pleure et jamais je ne ris. »
La mystification princeps concerne sa légitimité. Elle incarnait le bien-fondé, le bon droit, la légalité. C’était présomptueux. Elle fut en effet une bien tardive présomptive – ainsi appelle-t-on les personnes désignées pour succéder au souverain et gravir le trône à sa place.
Tout s’est joué en 1936 – année inoubliable avec Mussolini annonçant l’axe Rome-Berlin, l’entrée au Parlement nippon de députés socialistes pour la première fois dans l’histoire de l’Empire du Soleil levant, la Constitution libérale (pour la galerie) de Staline en URSS tandis que les premiers procès de Moscou permettent de trucider Zinoviev et Kamenev, le déclenchement de la guerre d’Espagne, la victoire du Front populaire en France, la grande révolte arabe dans la Palestine mandataire, la réélection de Roosevelt aux États-Unis d’Amérique et la mort de deux matadors ibériques d’importance :« Algabeño hijo »(José García Carranza) et « Bombita » (Ricardo Torres Reina).
Ce fut shakespearien
Et le Royaume-Uni, dans tout cela ? Il voyait défiler sous ses yeux meurtris, puis ébahis, trois souverains, en 1936. George V tirait sa révérence le 20 janvier, laissant le trône à son fils Édouard VIII. Celui-ci abdiquait le 11 décembre, cédant la place à son frère George VI. Ce fut shakespearien, avec son lot de traîtrises, de cruautés, de pardon impossible, de goût du pouvoir maquillé en sens du devoir et de mauvaise conscience irréfragable flottant d’un château l’autre.
L’épouse du futur George VI, celle qui devait finir à la fin du siècle reine mère adulée pour sa légère excentricité, son goût prononcé pour le gin et sa joie de vivre d’aïeule increvable, Elizabeth Bowes-Lyon (1900-2002), s’avéra en 1936 teigne arachnéenne.
Elle complota avec l’archevêque de Canterbury d’alors, Cosmo Lang, invité à passer quelques jours d’été à Balmoral pour aiguiser les couteaux : il s’agissait de bouter hors du trône Édouard VIII, qui menaçait d’épouser une Américaine multi-divorcée, Wallis Simpson.
Une fois déposé, ce couple maudit, qui n’aura jamais d’enfants – à même de contester leurs droits à la lignée cadette –, vécut en France où il versa vaillamment dans une vie de glandeur mondain. Mais l’ombre d’Édouard, au moins jusqu’à sa mort en 1972, plana sur Buckingham, à la manière du roi Duncan assassiné dans la tragédie de Macbeth, où une reine installée après le meurtre lutte contre les signes sanglants de son illégitimité scélérate : « Va-t’en, maudite tache… » (« Out, damned spot ! »).
Tout le long règne d’Élisabeth II aura consisté à effacer la tache originelle de sa montée sur le trône, présentée comme imprévue mais relevant d’un complot largement passé sous silence outre-Manche : il n’était pas question que l’icône vacillât.
La légende voulut de surcroît qu’Édouard VIII fût escamoté en raison de ses sympathies, avérées, pour le régime nazi en général et Adolf Hitler en particulier. Mais il n’y avait pas plus poreuse à l’idéologie du national-socialisme que la famille royale britannique. Une photographie de la future reine Élisabeth II en train de faire le salut nazi, en 1933, guidée par son oncle Édouard alors prince de Galles, apparaît en miroir du déguisement hitlérien, avec svastika réglementaire, que le jeune prince Harry allait arborer en soirée quelque soixante-dix ans plus tard.
L’origine non seulement allemande des Windsor (anciennement Saxe-Cobourg et Gotha) alliés aux Mountbatten (anciennement Battenberg), mais aussi le tropisme un rien hitlérien d’une partie de la smala – ainsi qu’en témoigne la famille de Philip Mountbatten, l’époux de la reine – n’auront pas empêché ce rétablissement spectaculaire : la royauté britannique symbolise à jamais la lutte contre le nazisme.
Il n’est pas interdit, en France – après avoir fait amende honorable concernant Pétain et les crimes de l’occupation –, de souligner ce paradoxe en forme de retournement habilement négocié de l’histoire…
La défunte Élisabeth II n’était pas à une antinomie près. Elle présidait, avec des sourires à faire fondre, moult fondations charitables. Mais sa bienfaisance s’exerçait avec les deniers publics. Il n’y avait guère plus ladre, nonobstant une fortune personnelle astronomique. La reine grippe-sou a du reste enfanté un héritier fesse-mathieu : Charles-Harpagon. L’avarice est un mérite partagé chez les Windsor.
En revanche, les valeurs familiales, que prônait feu la souveraine en tant que cheffe de l’Église anglicane, ont donné lieu à une explosion de contradictions difficile à celer. Dernier scandale après une sacrée ribambelle qu’il serait fastidieux d’énumérer : le fils préféré, Andrew, pris la main dans les rets du système Epstein. Le « faites ce que je dis mais ne faites pas ce que je fais » porté à son comble horrifique.
Les Windsor, désignés comme « la firme », ont élevé au rang d’industrie de la communication, pendant 70 ans, sous la houlette d’Élisabeth II, ce qui releva longtemps d’une alchimie secrète pratiquée depuis le Moyen Âge dans des laboratoires occultes : transformer la boue en or.
Ne réduisons pas ce beau monde à sa matière originelle, sans pour autant nous éblouir béatement face à tout ce qui brille en conséquence.
L’extraordinaire destin de la reine morte fut d’être si à sa place, alors qu’elle y était si peu. À 96 ans, quatre mois et dix-huit jours, vient de jouer la fille de l’air, après sept décennies d’un règne passé à se camoufler, se comprimer, se dérober en toutes feintes et sournoiseries, Elizabeth Alexandra Mary. Saluons là d’un chapeau l’artiste pas dupe pour un sou.
Et que l’on ne voie pas, dans cet article à peine nécrologique et défiant la norme du genre, la seule joie mauvaise d’un Français ravi que le record du règne de Louis XIV, 72 ans, ne soit pas atteint de si tôt…
Antoine Perraud
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