Nous nous voulons vivantes, libres et désendettées
Ce livre nous offre une lecture féministe de la question financière à partir de l’expérience du mouvement féministe argentin, dont les autrices font partie. L’analyse féministe, d’après Luci et Verónica, nous permet :
1.de pouvoir lire et examiner la question de la dette en termes de conflictualité. La radicalité intrinsèque du mouvement féministe nous permet d’enquêter et de rendre visible la dette privée en lui retirant la caractéristique trompeuse d’« affaire personnelle ». Le discours sur la dette en devient beaucoup plus clair et concret ;
2.de mettre en lumière le différentiel d’exploitation de la dette selon le genre afin de lui ôter tout semblant d’abstraction. La dette fonctionne de manière différente pour les femmes, les lesbiennes, les trans, les travestis, les travailleuses de l’économie informelle, les travailleuses sexuelles, les migrantes, les noires, les indigènes, les paysannes etc. par rapport à son impact sur les hommes. Ces personnes, opprimées par le système patriarcal, sont les cibles parfaites pour subir en plus l’exploitation par la dette ;
3.d’associer la problématique de la dette à d’autres formes d’exploitation, en premier lieu celle des corps féminisés et celle dont sont victimes les travailleurs et travailleuses de l’économie formelle comme informelle.
La dette privée (ici nous analysons exclusivement la dette des individus et des ménages, pas la dette des entreprises privées ou des institutions) est trop souvent quelque chose de caché, qu’il ne faut pas montrer, dont on a honte. Le fait de la rendre visible, soutiennent les autrices, en fait un « problème commun », défie le pouvoir occultant de la honte et permet de dépasser sa perception comme une affaire privée face à laquelle nous sommes isolé-e-s.
Aujourd’hui l’endettement privé est massif et une analyse complète de l’impact de la dette sur les populations ne peut pas se limiter à la seule dette publique. S’occuper de l’endettement de la vie quotidienne des personnes nous permet de percevoir toutes les formes de dettes modernes et de leur fournir un cadre complet. La lecture féministe du système dette achève le cadre nous permettant (1) de compléter la carte de l’exploitation des êtres humains sur laquelle repose le capitalisme financiarisé et qui se base sur le croisement multiplicateur entre un monde financiarisé, l’exploitation de travailleurs et de travailleuses et la violence vis-à-vis de corps féminisés ; (2) de développer des résistances à ces trois formes d’oppression et de donner une direction politique et stratégique précise à notre lutte.
La dette extrait de la valeur des économies domestiques, non salarié-e-s, ou des économies considérées historiquement comme peu productives et permet aux dispositifs financiers de « coloniser la production de la vie ». De fait, l’endettement et les dispositifs financiers complètent l’exploitation des travailleurs/euses accomplie par le marché du travail et la violence spécifique faite aux femmes et aux personnes LGTBQI+ par le système capitaliste et patriarcal. Pensons à tous les plans de bancarisation compulsive et individualisante des couches les plus pauvres qui n’ont normalement pas accès au crédit : les programmes de microcrédit, les cartes de crédit pour les mineur-e-s, le crédit à la consommation… tout est fait pour qu’on ne puisse pas y échapper ! Le système nous pousse par exemple à nous endetter pour des biens de consommation, même petits, comme des téléphones, des électroménagers etc. Mais il y a des personnes qui s’endettent pour payer la crèche à leurs enfants, pour pouvoir payer des factures etc. Aujourd’hui l’endettement privé est une pratique qui se répand aussi chez les non salarié-e-s, les étudiant-e-s, les mineur-e-s et qui les oblige à accepter n’importe quel type de travail pour payer des obligations futures.
Autrement dit, le néolibéralisme a trouvé une autre issue à la crise, affirment Gago et Cavallero : il continue de la gouverner à travers l’endettement public et privé. D’une part, les pouvoirs publics sauvent les banques et les assurances, puis appliquent des politiques d’austérité ; de l’autre, les privatisations et les coupes dans les services poussant les ménages à acheter à crédit. Le glissement entre augmentation de la dette publique et dette privée est simple et rapide.
La nouvelle étape qui se profile donc est celle de la terreur financière. La monnaie comme la finance sont violentes et ont pris le contrôle de notre vie quotidienne à travers l’endettement des économies domestiques familiales.
A son tour la dette est une manière de gérer la crise qui ne « fait rien exploser mais tout imploser ». Pour le dire avec les mots de Caffentizis : « l’endettement gère la patience des travailleurs ». Mais combien de temps cette patience va-t-elle durer ? Les autrices déclarent : « C’est au mouvement féministe de le décider » : c’est à nous de décider du moment et de la forme de notre désobéissance. Les grèves internationales féministes ont, par exemple, déjà commencé à faire ce travail : rendre visibles et connecter les formes de travail non reconnues (domestiques, informelles, etc.), inverser la hiérarchie entre travail reproductif et productif, construire un horizon de luttes qui soit partagé et qui puisse reformuler les notions de corps, conflits, territoire.
Si on veut changer les choses, affirment les autrices, « il est nécessaire de dé-confiner, de de-privatiser cette problématique, de lui donner un corps, une voix, un territoire ». Pratiquer un « geste féministe » sur la dette ! Autrement dit, expliciter et collectiviser la violence de la dette pour en finir avec elle.
L’analyse féministe de la dette privée tracée par les deux autrices coïncide et complète magistralement celle du CADTM concernant l’impact de la dette publique et de l’austérité sur les femmes et les personnes LGBTQI+ : la dette, à la fois publique et privée affecte davantage les couches les plus précarises et pauvres de la société dont les femmes. D’un côté, les coupes dans les secteurs de la santé, de l’éducation etc. impactent plus fortement les femmes à la fois bénéficiaires de ces services et majoritairement employées dans la fonction publique (ce qui implique qu’elles sont les principales victimes des licenciements, des baisses de salaires, pensions etc.). De l’autre, comme nous l’avons dit plus haut, la financiarisation de ces services publics, les coupes et les privatisations ne font qu’aggraver la condition économique et sociale des plus démuni-e-s qui sont obligé-e-s à s’endetter pour pouvoir subvenir à leurs besoins de base. Et il s’agit souvent de femmes. Pour citer les autrices : « La dette est ce qui ne nous permet pas de dire non ! quand nous voulons dire non ! [..] et qui bloque notre autonomie financière ».
Le livre se termine avec par des interviews très touchantes des personnes vivant des expériences d’endettement privé important : migrantes travaillant dans le secteur ménager, de la logistique, du graphisme, des femmes incarcérées, des agriculteurs et agricultrices, des jeunes, de collectifs de femmes protestant contre la privatisation de l’énergie et l’augmentation des tarifs.
Ces exemples – le mouvement féministe argentin, les luttes contre l’endettement privé partout dans le monde – démontrent que seules l’autodéfense, la collectivisation de cette problématique et l’organisation nous permettent de passer à la désobéissance et ainsi d’enfin gagner !
Il faut apprendre à oser désobéir aux créanciers pour réussir à briser l’association entre violences domestique, du monde du travail et de la finance par lesquelles le capitalisme financiarisé prospère depuis trop longtemps. Nous nous voulons vivantes, libres et désendettées !
Chiara Filoni
Merci à Christine Pagnoulle pour sa relecture
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