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Europe

Un pouvoir néomonarchique au service d’un capitalisme tyrannique

Usant des pouvoirs exorbitants que lui confèrent les institutions de notre monarchie bien peu républicaine, Emmanuel Macron engage avec les ordonnances une confrontation sociale majeure, qui pourrait consacrer une victoire importante du capital sur le travail.

31 août 2017 | Mediapart.fr

C’est peu dire que l’histoire qui va se jouer ce jeudi 31 août, avec la révélation par le gouvernement du contenu des ordonnances pour dynamiter le code du travail, est d’importance. À double titre : parce que cette réforme majeure constitue un va-tout politique pour Emmanuel Macron. Qu’elle aboutisse et entre en application ou qu’elle déclenche une tempête et en sorte en lambeaux, c’est, dans tous les cas de figure, le quinquennat entier du nouveau chef de l’État qui en sera marqué, renforcé dans un cas, ébranlé dans l’autre. Mais plus profondément, c’est, avec cette réforme, le spectre d’un nouveau capitalisme qui se profile. Après plus de 30 années de lente et progressive dérégulation économique et sociale, sa mise en œuvre constituerait l’ultime coup de boutoir faisant tomber le capitalisme français issu de l’après-guerre. En quelque sorte, elle marquerait une victoire considérable et durable du capital sur le travail.

Le premier enjeu, qui est politique, est le plus facilement identifiable. Porté à l’Élysée dans des circonstances historiques exceptionnelles, par la force d’un vote de rejet du parti d’extrême droite et de sa porte-voix, Marine Le Pen, et non par un vote d’adhésion à son projet néolibéral, Emmanuel Macron a pris, sitôt au pouvoir, la responsabilité d’ignorer la gravité de la crise démocratique. Loin de dialoguer avec tout le pays et d’essayer de le rassembler, il s’est au contraire lové avec délectation dans les institutions antidémocratiques de la Ve République, celles du « coup d’État permanent », pour imposer de manière autoritaire, par le biais des ordonnances, une politique économique et sociale parmi les plus violentes que la France ait connues depuis la dernière guerre.

C’est le paradoxe de ce début de quinquennat. Alors que la crise démocratique que traverse la France n’a jamais été aussi profonde – parce que le pays a eu trop longtemps le sentiment que le pouvoir était sans cesse confisqué par des élites arrogantes et imbues d’elles-mêmes, ne prenant jamais le soin d’être à son écoute ou de le consulter –, Emmanuel Macron a fait aussitôt l’exact contraire de ce qui aurait été nécessaire. Au lieu de refonder notre démocratie anémiée, au lieu de redonner vie à la démocratie politique en offrant aux contre-pouvoirs et, au tout premier chef, au Parlement, un rôle véritable, au lieu de refonder notre démocratie sociale, gravement malade, en redonnant enfin aux partenaires sociaux un rôle qu’ils ont perdu depuis longtemps, le chef de l’État a usé au contraire de tous les pouvoirs exorbitants que lui confèrent des institutions autoritaires qui n’ont d’équivalent dans aucune autre grande démocratie au monde.

Triste spectacle ! Ainsi a-t-on vu, sitôt la tempête présidentielle passée, un Emmanuel Macron jouer les petits roitelets ridicules et omnipotents, décidant de tout, se pavanant d’abord pour son sacre dans la cour Napoléon, devant le Carrousel du Louvre, puis plus tard, jusqu’à Versailles, n’écoutant pas même sa propre majorité, laquelle, par surcroît, ne s’est pas affirmée – ou pas encore ? –, se comportant le plus souvent comme un conglomérat mollasson de béni-oui-oui. Tant et si bien que, loin de revivre, la démocratie est sortie encore un peu plus abîmée de ces premiers mois d’un quinquennat mimant tous les travers d’un régime monarchique.

D’ailleurs, Emmanuel Macron assume visiblement lui-même sans la moindre gène ce legs monarchique qui empoisonne depuis si longtemps la vie démocratique française. Du début jusqu’à la fin, cela parcourt même, de manière pas même subliminale, son entretien avec Le Point, publié ce 31 août : « Par la Constitution de 1958, le président de la République n’est pas seulement un acteur de la vie politique, il en est la clé de voûte », commence-t-il par déclarer, avant de faire référence à plusieurs au… Roi-Soleil ! « ”Ne vous laissez pas gouverner ; soyez le maître ; n’ayez jamais de favori ni de premier ministre”, conseillait Louis XIV à son petit-fils le roi d’Espagne Philippe V. », poursuit-il. Puis, il ajoute : « Louis XIV avait structuré un pouvoir central assis sur une monarchie absolue parfaitement décrite par Saint-Simon : la société de cour. Celle-ci existe toujours, sous une autre forme, car la France est un vieux pays dont le fantasme monarchiste est toujours présent. Cette comparaison s’arrête là, même si notre pays a besoin d’être dirigé. Cette phrase de Louis XIV souligne aussi la nécessité de ne céder à aucune coterie. C’est cela, la vraie liberté. » Et pour finir, il y a cette ultime référence : « J’assume cette part de transcendance qui fait qu’en France le processus démocratique n’est jamais tout à fait parvenu à son terme. Louis XIV, dont vous parliez, a maçonné son royaume avec des impôts, une armée, une administration. »

C’est en cela qu’Emmanuel Macron joue gros avec ces ordonnances. Car c’est sa première véritable épreuve du feu. En quelque sorte, le « coup d’État permanent » dont use le chef de l’État va se prolonger par un « coup d’État social » – la formule utilisée par La France insoumise est assurément pertinente – dont va dépendre toute la suite du quinquennat.

Il faut bien sûr relativiser la victoire politique qu’Emmanuel Macron empocherait si, d’aventure, il parvenait à mettre en œuvre ses ordonnances. Car, sur le long terme, on devine sans peine l’effet politique prévisible. Loin de conjurer la catastrophe démocratique qui a failli porter au pouvoir en France, en mai dernier, la dirigeante d’un parti néofasciste (ou postfasciste, peu importe la dénomination retenue), la mise en œuvre méthodique d’un programme de régression sociale, avec pour premier pilier la mise à bas de pans entiers du code du travail, aurait pour effet prévisible d’alimenter encore davantage le vote protestataire et pourrait rendre inéluctable en 2022 une victoire de Marine Le Pen, qui n’a été en 2017 qu’une menace, fût-elle sérieuse.

En somme, qu’Emmanuel Macron parvienne ou non à ses fins, cela ne pourrait guère modifier, au moins à moyen terme, l’issue du scénario politique dans lequel nous sommes entrés : on pressent que tous les ingrédients sont de toute façon réunis pour que la crise démocratique à l’œuvre actuellement se creuse toujours un peu plus. C’est comme une machinerie infernale : on sent venir la catastrophe démocratique qui, un jour, pourrait balayer la République.

Mais si les événements politiques que nous vivons sont d’une considérable importance, c’est aussi parce que les mutations économiques et sociales voulues par Emmanuel Macron, avec en lever de rideau ces ordonnances, vont constituer un ultime coup de boutoir, qui pourrait faire définitivement tomber le modèle social français.

Il faut certes avoir à l’esprit que la contre-réforme voulue par Emmanuel Macron vient de très loin. Et que beaucoup d’autres coups, au fil des dernières décennies, ont déjà ébranlé le modèle social français issu de l’après-guerre et dont les heures de gloire ont été les « Trente Glorieuses ».

Le point de bascule de cette histoire, il n’est pas difficile de l’identifier : c’est la chute du Mur, en 1989. Avant cela, le mouvement de déréglementation libérale planétaire avait certes déjà commencé. Par des chocs successifs, le monde stable voulu par les vainqueurs de la Seconde Guerre mondiale, codifié sur les plans monétaire et financier par les accords de Bretton Woods signés en juillet 1944 et, sur le plan social, par la déclaration de Philadelphie deux mois avant – déclaration qui donnera naissance à l’Organisation internationale du travail (OIT) –, est déjà gravement ébranlé.

Il y a d’abord eu la déréglementation monétaire : décrétée le 15 août 1971 par le président américain Richard Nixon, la fin de la convertibilité du dollar en or est le premier et grand coup de boutoir, qui plonge le monde dans un univers plus instable, où les marchés financiers vont progressivement conquérir une force considérable. Dans le prolongement de la vague ultralibérale, dont les champions sont Ronald Reagan et Margaret Thatcher, la déstabilisation du monde ancien s’accélère. Dès 1984, il y a la déréglementation boursière, dont le maître d’œuvre en France – ce n’est pas le moindre des paradoxes – est le socialiste Pierre Bérégovoy. Dans le même temps, il y a les premières mesures de déréglementation du marché du travail, avec l’apparition des premières formes d’emploi précaire.

Basculement dans un nouveau capitalisme

À partir de 1986, un nouveau séisme va tout changer : les privatisations. Tout se combine et s’accélère. Dans cette fureur libérale à laquelle droite et gauche s’abandonnent, la déréglementation fiscale prend le relais : au début du second septennat de Mitterrand, la France accepte de mettre quasiment à bas sa fiscalité de l’épargne. Au printemps 1989 – les socialistes veulent tellement faire du zèle en matière de libéralisme qu’ils anticipent la décision européenne –, c’est la libéralisation définitive des mouvements de capitaux.

Le fait est donc incontestable : si le virus libéral s’immisce partout, si la logique du « moins d’État » ou du « moins d’impôt » provoque de plus en plus de ravages, il reste que jusqu’à la fin des années 1980, le modèle social français, celui du capitalisme rhénan, n’est pas encore gravement affecté. Il commence certes à se fissurer, mais il tient encore debout. En outre, ce capitalisme a ses règles : il est régi par les principes de l’économie de marché, mais les grandes entreprises privées vivent le plus souvent en endogamie ou en consanguinité avec l’État. Surtout, ce système d’économie de marché est adossé à un système fort de régulation sociale : Sécurité sociale, assurance chômage, caisses complémentaires de retraite… En clair, le capitalisme rhénan cohabite avec l’État-providence et même en tire avantage.

Ce capitalisme, c’est celui qui a pris son envol en Allemagne, après que le SPD eut abjuré le marxisme et se fut converti à l’économie de marché, à l’occasion de son congrès de 1959, tenu à Bad Godesberg, petite localité au bord du Rhin. D’où l’appellation de « capitalisme rhénan »… Ce capitalisme-là est, à l’évidence, le plus favorable au compromis social. Il a éclos et s’est consolidé sous les Trente Glorieuses ; il offre du « grain à moudre », selon la formule d’André Bergeron, le vieux dirigeant de Force ouvrière. En clair, selon les rapports de force du moment, et selon les variations de la conjoncture, le compromis entre travail et capital peut changer.

Mais le grand vent des privatisations finit par tout changer. Suscitant une montée en puissance formidable des grands fonds d’investissement étrangers dans le capital des entreprises françaises, modifiant leurs règles de gouvernance au profit de la « share holder value » (profit pour l’actionnaire) ou de la « corporate governance » (gouvernement d’entreprise), il accélère brutalement le basculement du capitalisme français, du capitalisme rhénan vers le capitalisme patrimonial à l’anglo-saxonne, un capitalisme qui fait la part belle aux actionnaires.

C’est en cela que l’effondrement du Mur constitue un événement majeur : les marchés financiers ont alors l’intuition que l’époque leur devient hautement favorable et qu’elle est propice à une modification radicale du rapport de force entre le capital et le travail.

L’Europe continentale – à commencer par l’Allemagne et la France – commence à vivre une formidable mutation du capitalisme. Progressivement, le capitalisme rhénan s’efface au profit d’un capitalisme qui exerce une véritable tyrannie sur le travail, fait la part belle aux actionnaires, avec en première ligne les fonds de pension. Un capitalisme qui ignore le compromis social et qui interdit la réforme.

C’est cette lame de fond qui finit par ébranler le modèle français. En quelques années, le taux de détention du capital des groupes français du CAC 40 par les fonds d’investissement étrangers, dont les sulfureux fonds de pension anglo-saxons, passe d’environ 5 % en 1985 à plus de 47 ou 48 % à la fin des années 1990 – au-delà de 60 % pour certaines firmes. C’est une course folle, car la France est prise d’un complexe libéral et s’ouvre aux grands vents de la mondialisation de manière plus forte que ne le font les États-Unis ou la Grande-Bretagne, qui connaissent des taux de détention par l’étranger de leurs champions nationaux beaucoup plus faibles : de l’ordre de 20 % dans le premier cas et moins de 30 % dans le second.

La droite d’abord, la gauche ensuite offrent sans complexe les grands groupes français aux marchés financiers. C’est le retour de la Monarchie de Juillet, accommodée à la sauce anglo-saxonne : « Allez-y ! Servez-vous. Tout cela est à vous. Enrichissez-vous… »

La Monarchie de Juillet est loin mais, à leur manière, Balladur et Sarkozy, puis Strauss-Kahn et Fabius marchent sur ses brisées, livrant en pâture aux marchés les plus beaux fleurons de l’économie française. Jusqu’aux services publics : de France Télécom à Gaz de France. Et, du temps où il est le ministre de l’économie de François Hollande, Emmanuel Macron poursuit ce travail de sape, en dérégulant le transport routier ou en offrant les aéroports régionaux aux appétits des grands fonds d’investissement – ou même d’oligarques chinois corrompus. Au diable le service public et tout ce qui va avec : l’égalité d’accès garantie à tous les citoyens pour des besoins fondamentaux, la péréquation des tarifs…

Les effets de contamination de ces privatisations sont considérables. Le virus modifie radicalement la vie des entreprises. Avec l’entrée au capital des grands groupes français d’actionnaires boulimiques, qui exigent des rentabilités beaucoup plus spectaculaires, les principes de gestion sont complètement bouleversés. Fini, les patrons à l’ancienne, monarques de droit divin, arbitrant au gré de leurs humeurs, de la conjoncture ou des rapports de force, en donnant satisfaction tantôt à leurs salariés par des revalorisations de leurs rémunérations, tantôt à leurs clients par des baisses de prix, tantôt à leurs actionnaires par des hausses des dividendes. Désormais, dans le nouveau système, il n’y a plus guère que les actionnaires qui comptent.

Ce sont d’abord les grilles de rémunération des entreprises qui explosent. À la solde de leurs actionnaires, et non plus arbitres d’intérêts parfois contradictoires, les PDG sont dans ce nouveau système remerciés grassement pour leur allégeance à leurs nouveaux maîtres. Stock-options, golden parachutes, retraites dites chapeaux : au fil des ans, c’est un véritable déluge d’or dont ils profitent.

Cette richesse extravagante au sommet des entreprises a pour corollaire un phénomène nouveau et massif : l’apparition des « working poors » (travailleurs pauvres). Le capitalisme anglo-saxon favorise le recours à des formes d’emploi précaire et le plus flexible possible. Pour en rester au même exemple, celui de l’automobile, près d’un emploi sur deux dans ce secteur provient désormais de l’intérim. Autrement dit, le travail ne protège plus de la précarité, voire de la pauvreté.

Le sévère diagnostic de Marx

La progression du virus va au-delà. Par effet de contagion, il fait des marchés financiers l’arbitre de toutes les grandes décisions. Rares sinon impossibles en Europe continentale jusqu’en 1999 – date d’un raid historique du Britannique Vodafone sur le groupe Mannesmann, qui traumatise toute l’Allemagne –, les OPA deviennent fréquentes et ne choquent plus grand monde. Les plans sociaux des entreprises changent de logique : autrefois, les patrons justifiaient les licenciements en prétendant qu’il fallait couper les « branches mortes » de leur groupe ; désormais, ils coupent aussi les branches basses, celles qui sont rentables mais, à leur goût, dans des proportions insuffisantes au regard de la boulimie de leurs actionnaires. Cette nouvelle époque, marquée par une véritable tyrannie du capital sur le travail, ouvre la voie à des licenciements d’un nouveau type : des licenciements boursiers, pour caresser les marchés dans le sens du poil – comme ceux de Michelin face auxquels Lionel Jospin avait avoué son impuissance.

De proche en proche, c’est tout le modèle social français qui est en passe d’imploser. Avec le développement de l’intérim, c’est tout le droit du licenciement, c’est-à-dire tout un pan du code du travail qui passe à la trappe ; avec une couverture d’assurance maladie ou une couverture retraite de moins en moins protectrice, ce sont les systèmes d’assurance privée individuelle et de capitalisation qui progressivement prospèrent. Bref, ce sont tous les grands acquis sociaux qui sont mis, les uns après les autres, par terre. Au fil des ans, c’est la déclaration de Philadelphie qui, page après page, est déchirée en mille morceaux.

Mais cette mutation que traverse la France, cette régression sociale qu’elle commence à connaître ont eu un autre effet prévisible – et dont aujourd’hui le pays paie le prix : elles ont engendré une boulimie de plus en plus forte des milieux d’affaires ; elles les ont rendus de plus en plus insatiables, les poussant dans une attitude de surenchère de plus en plus folle. Rien que de très logique ! À partir de la chute du Mur, le capital prend l’ascendant sur le travail. Et dans cette modification du rapport de force, il devient de plus en plus exigeant.

Et c’est ainsi que dans les milieux patronaux, c’est le « toujours plus » qui finit par l’emporter. Hier, il y avait des courants du patronat, à commencer par celui rassemblé autour de l’UIMM, la fédération de la métallurgie, qui préconisaient une politique de compromis social, face à d’autres courants plus libéraux. Aujourd’hui, ces temps sont révolus et les débats au sein du Medef mettent en présence des clans tous plus libéraux les uns que les autres…

Dans cette logique de surenchère antisociale, les milieux d’affaires cherchent à accréditer l’idée, de très longue date, que si la France a bel et bien connu une mutation économique majeure au cours de ces trois dernières décennies, le modèle social français n’a, lui, que peu évolué. Ce qui est une contre-vérité notoire. Dans une enquête récente (lire Les quarante ans de dérégulation qui ont mis le code du travail en miettes), nous avons souligné à quel point les coups de boutoir contre le modèle social français ont été nombreux et répétés depuis la fin des années 1970. En quelque sorte, le vœu de Denis Kessler, l’ex-numéro 2 du Medef, de détricoter le programme du Conseil national de la résistance a bel et bien été exaucé.

Mais enfin ! Cette fable d’un retard de la France dans la déréglementation de son marché du travail, et plus généralement de son modèle social, a pris au fil des ans de la consistance. Et Emmanuel Macron en est, si l’on peut dire, l’héritier : c’est lui qui a été investi par les milieux d’affaires pour porter les derniers coups contre le modèle social, pour balayer les derniers miasmes de « l’esprit de Philadelphie », pour reprendre la formule qu’Alain Supiot avait mise en titre d’un ouvrage fameux (lire Justice sociale : le manifeste de l’après-guerre aux oubliettes) pour décrire le modèle social français de l’après-guerre.

Pour le patronat – on le mesure bien au soutien enflammé et un tantinet embarrassant que Pierre Gattaz apporte ces jours-ci à Emmanuel Macron –, c’est donc, à tort ou à raison, un combat majeur qui commence. La mère de toutes les batailles : enfin, là où Jacques Chirac ou Nicolas Sarkozy ont avancé à pas mesurés, il se trouve enfin un chef de l’État qui est disposé à avancer sabre au clair.

Même si ce coup de boutoir des ordonnances n’est pas le premier, il est donc d’une considérable importance. D’autant qu’il ne fait qu’ouvrir une réforme sociale de beaucoup plus grande importance. Car après le dynamitage du code du travail, il y aura celui de l’assurance chômage et la mise à mort, grâce au basculement des cotisations vers la CSG, du seul régime social encore paritaire (lire La dangereuse contre-révolution fiscale de Macron). Dans son entretien au Point, Emmanuel Macron avoue d’ailleurs lui-même que le basculement des cotisation chômage a pour objet de mettre un terme au paritarisme : « L’État a donc plus que son mot à dire, puisque c’est lui qui finance ! Sortons de cette hypocrisie française vieille de plusieurs décennies ! », dit-il.

Il y a aussi de lourdes menaces qui pèsent sur le Smic, qui a pour l’instant résisté tant bien que mal à des décennies de dérégulation sociale, malgré les assauts répétés dont il a fait l’objet (lire La réforme du Smic a déjà ses artisans).

Bref, si Emmanuel Macron gagne la bataille des ordonnances, c’est tout le modèle social français qui va en être affecté, bien au-delà du seul droit du travail. Alors que la politique contractuelle est progressivement entrée en crise dans le cours des années 1980, c’est la place même de la négociation collective qui va être remise en cause, avec la consécration de l’inversion de la hiérarchie des normes sociales et le primat donné à l’entreprise. Et même encore plus profondément, c’est une remise en cause grave du fait syndical qui se profile, dans un contexte où les grandes confédérations sont déjà en très mauvaise santé.

Autrement dit, ce n’est pas à tort, tout de même, que les milieux d’affaires placent autant d’espoir en Emmanuel Macron : si son projet aboutit, il consacrera une victoire radicale du capital sur le travail. Dans l’histoire sociale française, ces ordonnances pourraient donc constituer un point de bascule majeur.

Avec cette aventure dans laquelle il se lance, à qui Emmanuel Macron fait-il donc penser ? À Charles X, porte-drapeau de la Restauration, qui avait eu la détestable envie de promouvoir des ordonnances liberticides – ce qui avait d’ailleurs précipité sa chute (lire Ordonnances : aux sources du coup d’État permanent) ? À Louis-Philippe ou à son ministre, le conservateur François Guizot (1787-1874), qui promettait aux classes dominantes des heures fastueuses, avec son invitation célèbre : « Enrichissez-vous ! »  ? En vérité, s’il est utile de se replonger dans le passé pour éclairer le présent, c’est une autre comparaison historique qui vient immanquablement à l’esprit, piochée précisément à l’époque où la monarchie de Juillet s’effondre.

Exactement à la même époque, parlant du « rôle éminemment révolutionnaire » de la bourgeoisie, Karl Marx avait eu, dans le Manifeste du parti communiste publié en février 1848, des formules fameuses pour décrire les mutations que celle-ci avait su conduire : « Partout où elle a conquis le pouvoir, elle a foulé aux pieds les relations féodales, patriarcales et idylliques. Tous les liens complexes et variés qui unissent l’homme féodal à ses “supérieurs naturels”, elle les a brisés sans pitié pour ne laisser subsister d’autre lien, entre l’homme et l’homme, que le froid intérêt, les dures exigences du “paiement au comptant”. Elle a noyé les frissons sacrés de l’extase religieuse, de l’enthousiasme chevaleresque, de la sentimentalité petite-bourgeoise dans les eaux glacées du calcul égoïste. »

Changement d’époque ! C’est aujourd’hui un rôle éminemment régressif que jouent les milieux d’affaires, dont Emmanuel Macron est le fondé de pouvoir. Le seul constat qui reste d’actualité, c’est que le capital, s’il emporte cette confrontation importance face au travail, a bien l’intention que les réformes engagées restent submergées par « les eaux glacées du calcul égoïste ».

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