Édition du 17 décembre 2024

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Europe

Ukraine : le point après le premier tour de la présidentielle

L’Ukraine est un pays important dans les interactions de la lutte des classes en Europe. C’est une véritable crise révolutionnaire que ce pays a connu en 2013-2014, conduisant à la fuite d’un président, après ceux des "révolutions arabes" et quelques années avant que la question du renversement d’un pouvoir exécutif par un développement populaire insurrectionnel soit à nouveau posée dans un grand pays impérialiste de l’ouest du continent, à savoir la France lors de la crise pré-révolutionnaire dite des "gilets jaunes" fin 2018-début 2019.

Tiré du blogue de l’auteur.

La victoire démocratique que fut la fuite de l’oligarque corrompu au pouvoir, Ianouchkovitch, a suscité une contre-offensive de la Russie, agissant clairement en tant que puissance impérialiste considérant l’Ukraine comme la colonie qu’elle ne doit surtpout pas perdre, pour sa propre identité impériale et oligarchique.

Cette contre-offensive s’est d’abord traduite par l’annexion de la Crimée après un "référendum" bidon, opérée militairement (précisons qu’il n’y a pas à se prononcer sur l’identité russe, ukrainienne, tatar ou tout cela à la fois de la Crimée, pour comprendre le caractère totalement anti-démocratique de cette annexion).

Puis ce fut le déclenchement, d’abord par le financement par l’oligarque le plus riche d’Ukraine, Rinat Akhmetov, puis par l’armée russe, d’une "guerre hybride" avec auto-proclamation de deux prétendues "républiques populaires" séparatistes, à Donetzk et Louhansk : terreur, corruption, interdiction des grèves, de toute organisation indépendante, antisémitisme, y sévissent, pendant qu’en Occident un certain nombre de secteurs de la "gauche radicale" ou du "populisme de gauche" fantasment une lutte "antinazie" menée par les nervis rouge-blancs, brun-rouges et, le plus souvent, bruns-bruns, du Donbass, encadrés par l’armée russe.

Troisième volet, qui n’est pas le moins important : le kidnapping de dizaines d’Ukrainiens, dont le militant anarchiste de Crimée Alexandre Koltchenko et le cinéaste Oleg Sentsov, indument détenus en Russie.

Face à cette offensive contre-révolutionnaire visant à restaurer une vieille oppression nationale, la nation ukrainienne a résisté – les régions soi-disant "séparatistes" furent bien plus réduites que les premières proclamations de Poutine n’y appelaient, car celles-ci englobaient tout le Sud de l’Ukraine et toute la côte. Mais elle a vu une très relative stabilisation de l’Etat – le même Etat, "oligarchique" – en Ukraine, avec l’élection à la présidence, fin 2014, d’un oligarque issu d’un secteur secondaire (le chocolat ! ) par rapport aux grands oligarques industriels pro-russes, Petro Poroshenko.

Ses quatre années de pouvoir peuvent se résumer ainsi : tenter de geler la situation.

Le seul évènement historique, modifiant le statu quo et perçu comme une victoire ukrainienne, y compris pour les nombreux citoyens non religieux, est la reconnaissance par le patriarcat de Constantinople de l’autocéphalie de l’Eglise orthodoxe ukrainienne, manifestation d’indépendance nationale qui a produit un schisme mondial chez les chrétiens orthodoxes. Ce n’est pas rien, mais Poroshenko, dont le rôle n’est pas décisif dans ces évènements, n’en a pas massivement profité.

Il sort donc usé et rejeté de ces quatre années, la corruption ayant continué de sévir, car elle constitue une relation sociale structurelle de la part de la classe dominante qui consiste en affairistes capitalistes issus de l’ancienne bureaucratie. Si l’offensive russe de reconquête et d’explosion de l’Ukraine a échoué, la situation est gelée – avec des morts tous les jours sur la ligne de front.

On peut sans doute dire que la campagne électorale aboutissant aux présidentielles actuelles a vraiment commencé lorsque le président Poroshenko, le 26 novembre dernier, a fait proclamer "la loi martiale" par le parlement, dans tous les districts frontaliers avec la Russie, suite à l’attaque de trois navires militaires ukrainiens par l’armée russe dans le détroit de Kertch, et le kidnapping de 24 marins ukrainiens. Le détroit de Kertch relie la mer d’Azov et la mer Noire et son contrôle militaire par la Russie permet de bloquer les échanges avec le port ukrainien de Marioupol. Mais jamais cette "loi martiale" n’a visé à une résistance réelle contre ces menées, ni à organiser la volonté populaire d’avoir une Ukraine indépendante et unifiée, et démocratique.

Il est vrai que la manière la plus efficace de contre-attaquer serait de tendre la main aux nombreux Russes qui rejettent Poutine et qui ont vu dans le Maidan la première étape de l’insurrection démocratique dont ils pourraient être, eux aussi, capables. Mais l’alliance des peuples contre leurs oppresseurs ne peut pas être promue par le "roi du chocolat" et son État vermoulu et corrompu, c’est bien évident.

De fait, la "loi martiale" avait pour but de le poser en défenseur de la patrie, tout en se donnant les moyens d’attenter aux libertés démocratiques et aux droits d’expression, de manifestation, de réunion et de grève, qui existent dans l’ensemble de l’Ukraine surtout depuis 2014, à la différence du Donbass et de la Crimée sous la botte.

Poroshenko devait donc gagner la présidentielle de mars, avec comme adversaire principale, forcément battue au second tour, le cheval de retour Ioulia Timoshenko, première ministre en 2005 pendant quelques mois, puis en 2008-2010. Le fait pour elle d’avoir été opposée à Ianouchkovitch au second tour des présidentielles de 2010, puis emprisonnée et finalement libérée par le Maidan, ne l’a que très partiellement "lavée", aux yeux de beaucoup d’Ukrainiens, de ses louvoiements entre partis et factions "pro-européens" et "pro-russes" tout au long des années 2000-2010, expliqués par sa carrière initiale comme affairiste dans le gaz, ayant de ce fait des liens russes notoires. Elle paraissait donc avoir les "qualités" lui permettant de faire face à Poroshenko au second tour puis de le perdre.

Tout cela a volé en éclat, de manière quasi comique. Un personnage que les médias rapprochent tantôt de Coluche, tantôt de Beppe Grillo, le comédien – mais aussi affairiste de la télé et du spectacle à l’échelle non seulement de l’Ukraine, mais de la Russie et de l’Asie centrale – Volodomyr Zelensky, annonce sa candidature le soir du 31 décembre, presque comme une boutade.

Durant l’année précédente, il avait incarné le rôle comique d’un professeur devenu par inadvertance président de l’Ukraine, dans une série télévisée ayant battu les records d’écoute. Il a ensuite fait une non-campagne, poursuivant ses shows et laissant apparaître une ignorance complète, réelle ou feinte, des questions géopolitiques (au point de ne pas bien savoir ce qu’est l’OTAN ...) lors de ses rares interviews, refusant tout meeting, et n’avançant comme programme que "pas de promesses comme ça pas de déception", tout en menaçant vaguement tous les corrompus d’un "qu’ils s’en aillent tous" massif.

C’est un engouement populaire inattendu et incontrôlé - et volatil -, que lui même sans doute n’attendait pas, qui s’est greffé sur lui.

La longue liste des 38 candidats (et même 44 au départ), qu’on ne s’infligera pas ici, explique largement cette popularité qui n’est rien d’autre qu’un vaste phénomène de rejet.

Outre les 2 principaux, le sortant Poroshenko et I. Timoshenko, nous avions le peu engageant Iouri Boïko, héritier sous un autre nom du Parti des régions, c’est-à-dire des factions au pouvoir de l’indépendance officielle de 1991 à 2004 puis de 2010 au Maidan, suivi d’Anatoli Hrytsenko, ancien ministre de la Défense de Timoshenko (et qui a absorbé dans ses soutiens le mouvement Samopomitch, qui avait eu initialement, en 2014, une certaine dynamique démocratique à la base dans la région de L’viv), d’un ancien chef du SBU (héritier du KGB ukrainien du temps de l’URSS), Ihor Smechko, d’Oleh Liashko du Parti radical ukrainien, populiste droitier "paysan", du maire de Kriv’y Rivh où les mineurs luttent contre Arcelor Mital, O. Vilkoul, et du candidat de l’extrême-droite ethno-nationaliste de Svoboda. Les autres sont du même acabit et plusieurs étaient des candidats postiches lancés par tel ou tel des premiers de la liste pour prendre des voix aux autres.

Aucun candidat ouvrier et démocratique indépendant dans cette liste. Il existe en Ukraine un syndicalisme indépendant significatif. Les organisations oligarchiques se présentant comme communistes, socialistes ou social-démocrates ont été globalement éliminées du scrutin ou marginales : on ne s’en plaindra pas. Les ONG et associations dans la jeunesse, qui se détournent le plus souvent du jeu électoral, jouent un rôle significatif. La principale organisation politique indépendante se situant sur le terrain de la défense de la classe ouvrière, ainsi que des femmes et de toutes les minorités, le Sotsialny Rukh ("Mouvement social", le terme "Rukh" pouvant être rapproché d’ "union" ou de "Bund") a récolté, en 2016, les 10 000 signatures lui permettant d’avoir une existence légale comme parti au plan national (ce qui ne signifie pas 10 000 militants). Ses interventions dans ou en faveurs de grèves et pour la défense des droits sont importantes. Mais sur la question nationale envers la Russie, comme sur la question du pouvoir central, on ne trouve pas grand chose dans ses publications.

Ces circonstances aident à comprendre les deux principaux scores de ce scrutin. D’abord, 36% d’abstentions, chiffre en baisse, mais renforcé par ailleurs par le fait que de nombreux jeunes ne sont pas inscrits sur les listes électorales, et que plusieurs millions de personnes déplacées ou réfugiées ne sont pas inscrites et n’ont pu voter, sans parler des habitants du Donbass et de Crimée. Ensuite, Zelensky est en tête avec plus de 30% des suffrages exprimés. Les deux phénomènes – le plus massif et celui dont on parle le moins, les abstentions, et le score de Zelensky - ont la même signification : "qu’ils s’en aillent tous" !

Sauf qu’avec Zelensky, ils ne s’en iront pas. Lui même, nous l’avons dit, n’est pas seulement un comédien, mais un affairiste du spectacle dont les antennes s’égrènent de Moscou à Haïfa en passant par Chypre. Son émission phare, Kvartal 95, mélange de grand spectacle, de satire et de mauvais gout, a été promue sur les chaines de l’oligarque Igor Kolomoïski. Second ou troisième plus grand capitaliste et propriétaire de fonds du pays après Akhmetov, Kolomoïski avait en 2014 fait armer des volontaires, à Dniepropetrovsk (aujourd’hui Dnipro), qui ont contribué à stopper l’offensive russe inavouée et à la contenir dans une partie seulement du Donbass. Accusé d’avoir utilisé ses hommes de main contre des concurrents, il a "pris des distances" depuis 2016, mais selon ses adversaires, Zelensky est la "marionnette de Kolomoïski", une formule que Poroshenko reprend à présent. L’un et l’autre – Kolomoïski et Zelenski – sont d’origine juive, thème omniprésent dans la propagande d’extrême droite aussi bien que "de gauche" prorusse.

On remarquera que l’antisémitisme, réel et supposé, n’a pas empêché Zelensky d’être largement en tête. Cela dit, marionnette d’oligarques ou pas ? La question est en fait oiseuse. Quand bien même il serait réellement un "Coluche" – ce qui est douteux – les conseillers bien intentionnés le cernent de toutes parts, lui et son parti récemment créé, du nom de sa dernière série télévisée, celle du prof (il a d’ailleurs revendiqué de quadrupler le salaire des profs, le seul point programmatique précis qu’il ait formulé !), Sluha Narodu – Serviteur du peuple. Le soutien de Kolomoïski, connu sans que celui-ci ait besoin de le manifester bruyamment, lui a facilité le vote "patriote", en même temps que le bruit a couru qu’Akhmetov – dont les intérêts n’ont pas vraiment été respectés par la marine russe en mer d’Azov – l’aurait trouvé sympathique. Dans ce cas, le candidat antisystème serait celui de la réconciliation des vieux oligarques sur le dos de Poroshenko. En outre, le "juif "Zelensky passe joyeusement du russe à l’ukrainien et de l’ukrainien au russe dans ses sketchs, ce qui passe plutôt bien dans le public (précisons que nombre d’Ukrainiens ont le russe pour langue maternelle, ce qui ne fait pas plus d’eux des Russes que l’anglais ne fait des Irlandais des sujets de la reine !).

Concernant les autres résultats, Poroshenko est naturellement le grand battu bien qu’il soit au second tour, avec près de 16% seulement, I. Timoshenko arrive en n° 3 avec 13,4% (et crie au trucage, un sketch attendu, avec ennui, par tous), Boïko est à 11,7%, ce qui reste significatif et se concentre à l’Est/Sud-Est, Hrystenko à près de 7 %, Smechko à près de 6%, Liachko à 5,5%, Vilkoul à 4%, et Kochoulynsky, de Svoboda, à 1,6%. On notera que cette fameuse extrême-droite des "nazis ukrainiens" dont se repaissent bien des blogs occidentaux alimentés par la poutinosphère, extrême-gauche comprise, persiste à ne pas dépasser les 2%. La poussière des dizaines d’autres candidats a été simplement balayée.

Zelenski est le seul candidat à avoir beaucoup de voix sur tout le territoire, dont les divisions géo-électorales ont eu tant d’importance depuis 1991. Néanmoins, il fait moins de voix dans les deux oblasts les plus orientaux (le Donbass non occupé, où Boïko est en tête), et de l’autre côté, à l’ouest, dans ceux de L’viv et de Ternopil où Poroshenko est en tête, et dans celui d’Ivano-Frankivsk où c’est Timoshenko. Dans la nombreuse diaspora, il est intéressant d’observer que les Ukrainiens d’Europe centrale et orientale ont mis Zelensky en tête et qu’ailleurs, c’est Poroshenko.

L’invocation du chaos, de l’incompétence, de la "marionnette de Kolomoïski", sont autant de thèmes qui ont peu de chances de briser la dynamique ascendante d’un vote de rejet, de coup de balai, de "on verra bien après" et de "qu’ils s’en aillent tous", dynamique qui a explosé dans un premier tour qui a dépassé amplement tous les sondages. L’argument qui peut réellement jouer pour un vote défensif, de précaution plus que d’adhésion, pour Poroshenko, est la déstabilisation par rapport aux projets de Poutine. Dans la rhétorique poutinienne, le fait qu’un président sortant puisse perdre des élections est le signe de la déliquescence, du manque de virilité du pays concerné. En Ukraine la crainte de nouvelles déstabilisations venant de l’ancienne puissance dominante et coloniale est vive. Mais l’idée qu’il ne faut pas suivre Poutine dans la manière de réélire toujours les mêmes peut jouer elle aussi !

La victoire de Zelenski au second tour le 21 avril prochain est donc possible. Elle ne signifierait nullement la fin des oligarques. Mais elle sera accompagnée de la montée du désir populaire de s’en débarrasser, désir qui concerne aussi les oligarques et mafieux du Donbass sous perfusion de l’armée russe.

Le 02/04/19.

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