Édition du 17 décembre 2024

Une tribune libre pour la gauche québécoise en marche

Afrique

Entretien avec Moncef Marzouki

Tunisie : Après la révolution

Dans un entretien à Mediapart, l’actuel président de la République, opposant historique à Ben Ali, alerte contre une restauration de « l’ancien régime ». Candidat à un deuxième mandat, Moncef Marzouki a été devancé lors du premier tour de la présidentielle par un dinosaure de la politique tunisienne, Béji Caïd Essebsi. « C’est Ben Ali sans Ben Ali », accuse-t-il, tout en faisant le bilan de ses succès et de ses échecs.

Tunis, de nos envoyés spéciaux.- Depuis décembre 2011, il est le premier président de la République démocratiquement élu en Tunisie. Moncef Marzouki, ancien opposant au régime de l’ex-président Zine el-Abidine Ben Ali, compte bien se succéder à lui-même le 21 décembre, date probable du second tour de l’élection présidentielle. Mais la tâche sera rude : au premier tour, Marzouki, qui a gouverné pendant plus d’un an avec les musulmans-conservateurs du parti Ennahda, est arrivé en deuxième position, avec 33,4 % des voix

Avec 39,4 %, l’homme qui a viré en tête est un dinosaure de la politique tunisienne : Béji Caïd Essebsi, 88 ans, plusieurs fois ministre de Bourguiba et président de l’Assemblée nationale au début de l’ère Ben Ali. Son parti, Nidaa Tounès, est arrivé en tête aux législatives du 26 octobre dernier et détient depuis ce jeudi 4 décembre la présidence de l’Assemblée nationale. Marzouki, lui, a subi une cuisante défaite, son parti, le CPR, n’obtenant que quatre députés.

Moncef Marzouki nous a reçus il y a quelques jours au palais présidentiel de Carthage, dans la banlieue huppée de Tunis. Avant le second tour, il se pose en garant de la démocratie et met en garde contre le retour de l’« ancien régime ».

(tiré de mediapart.fr | 06 décembre 2014)

Mediapart. Président de la République, vous n’avez pas assisté, le 2 décembre, à la cérémonie d’installation de la nouvelle Assemblée issue des élections législatives du 26 octobre. Pourquoi ne pas participer à cette étape importante de la construction de la démocratie tunisienne ?

Moncef Marzouki. Mais parce que je n’ai pas été invité ! Et contrairement à ce qui a été dit, Mustapha Ben Jaafar, président de l’ancienne Assemblée constituante, ne m’a pas invité, soi-disant pour des raisons protocolaires. Je n’étais donc pas le bienvenu et cela est tout de même très inquiétant. Il y a beaucoup de signaux en ce moment sur le retour de l’ancien système. Cette non-invitation d’abord. Autre exemple : l’un de mes plus proches collaborateurs a été arrêté pendant quatre heures et fouillé par la police… Un certain nombre de structures d’État ou de responsables croient que le vent a tourné et se mettent déjà au service de l’ancien régime.

Votre absence lors de l’installation de la nouvelle assemblée n’est-elle pas le symbole de votre isolement politique ?

Isolement politique ? J’ai réuni 1 100 000 voix lors du premier tour de l’élection présidentielle (33,4 %), le 23 novembre. Non, on ne peut pas parler d’isolement. Au contraire, aujourd’hui, il y a une énorme vague de soutien populaire. Il y a ce que j’appelle le peuple citoyen : face à la machine RCD bénaliste, qui est une machine d’argent, d’influence, de propagande, il y a une machine citoyenne, qui est en train de se mettre en place de façon extraordinaire, faite de volontaires. Dans mes meetings, les gens me disent : « On vient vers toi sans vouloir d’argent. » Parce que l’autre machine fait fonctionner les foules avec de l’argent.

Votre isolement, c’est qu’aucun parti politique ne vous soutient et n’appelle à voter en votre faveur lors du second tour de l’élection. Pourquoi ?

C’est exact. Mais ça, c’est le jeu des appareils politiques… Ici, contrairement à ce que vous pouvez connaître en France, les appareils politiques ne « possèdent » pas d’électorat, les bases ne suivent pas. Donc moi, je m’adresse à l’ensemble de la population en faisant abstraction de ces jeux au sommet.

Rétrospectivement, et puisque vous aviez démissionné du CPR, votre parti, fin 2011, quand vous avez accédé à la présidence, n’avez-vous pas fait l’erreur de ne pas construire de mouvement politique ?

Je n’aurais pas pu, en étant président de la République, construire dans le même temps un parti politique. Ce sont deux choses antinomiques.

Pourquoi ? Il n’est pas anormal qu’un président soit aussi porté par un parti politique…
Oui, mais la force politique qui me portait à l’époque, c’était la Troïka (l’alliance des trois partis, Ennahda, Ettakatol et CPR, qui accède au pouvoir en 2011, après la chute du régime Ben Ali – ndlr). Maintenant, les deux partis laïques de cette Troïka ont payé lourdement leur participation au gouvernement, ils ont lourdement payé pour leurs propres fautes et pour les fautes d’Ennahda. Aujourd’hui, ce qui m’inquiète beaucoup, c’est qu’il y a deux forces politiques – Ennahda et Nidaa Tounès –, mais que la famille démocratique est largement détruite. Il y a urgence à la reconstruire et c’est ce qui va se faire.

Parce qu’il n’y a pas de démocrates chez Nidaa Tounès ?

J’en doute fort.


Légende de la photo : 23 novembre 2014. Moncef Marzouki vote au premier tour de la présidentielle.23 novembre 2014. Moncef Marzouki vote au premier tour de la présidentielle. © Reuters

Sur le même thème : Afrique

Sections

redaction @ pressegauche.org

Québec (Québec) Canada

Presse-toi à gauche ! propose à tous ceux et celles qui aspirent à voir grandir l’influence de la gauche au Québec un espace régulier d’échange et de débat, d’interprétation et de lecture de l’actualité de gauche au Québec...