Mediapart. Président de la République, vous n’avez pas assisté, le 2 décembre, à la cérémonie d’installation de la nouvelle Assemblée issue des élections législatives du 26 octobre. Pourquoi ne pas participer à cette étape importante de la construction de la démocratie tunisienne ?
Moncef Marzouki. Mais parce que je n’ai pas été invité ! Et contrairement à ce qui a été dit, Mustapha Ben Jaafar, président de l’ancienne Assemblée constituante, ne m’a pas invité, soi-disant pour des raisons protocolaires. Je n’étais donc pas le bienvenu et cela est tout de même très inquiétant. Il y a beaucoup de signaux en ce moment sur le retour de l’ancien système. Cette non-invitation d’abord. Autre exemple : l’un de mes plus proches collaborateurs a été arrêté pendant quatre heures et fouillé par la police… Un certain nombre de structures d’État ou de responsables croient que le vent a tourné et se mettent déjà au service de l’ancien régime.
Votre absence lors de l’installation de la nouvelle assemblée n’est-elle pas le symbole de votre isolement politique ?
Isolement politique ? J’ai réuni 1 100 000 voix lors du premier tour de l’élection présidentielle (33,4 %), le 23 novembre. Non, on ne peut pas parler d’isolement. Au contraire, aujourd’hui, il y a une énorme vague de soutien populaire. Il y a ce que j’appelle le peuple citoyen : face à la machine RCD bénaliste, qui est une machine d’argent, d’influence, de propagande, il y a une machine citoyenne, qui est en train de se mettre en place de façon extraordinaire, faite de volontaires. Dans mes meetings, les gens me disent : « On vient vers toi sans vouloir d’argent. » Parce que l’autre machine fait fonctionner les foules avec de l’argent.
Votre isolement, c’est qu’aucun parti politique ne vous soutient et n’appelle à voter en votre faveur lors du second tour de l’élection. Pourquoi ?
C’est exact. Mais ça, c’est le jeu des appareils politiques… Ici, contrairement à ce que vous pouvez connaître en France, les appareils politiques ne « possèdent » pas d’électorat, les bases ne suivent pas. Donc moi, je m’adresse à l’ensemble de la population en faisant abstraction de ces jeux au sommet.
Rétrospectivement, et puisque vous aviez démissionné du CPR, votre parti, fin 2011, quand vous avez accédé à la présidence, n’avez-vous pas fait l’erreur de ne pas construire de mouvement politique ?
Je n’aurais pas pu, en étant président de la République, construire dans le même temps un parti politique. Ce sont deux choses antinomiques.
Pourquoi ? Il n’est pas anormal qu’un président soit aussi porté par un parti politique…
Oui, mais la force politique qui me portait à l’époque, c’était la Troïka (l’alliance des trois partis, Ennahda, Ettakatol et CPR, qui accède au pouvoir en 2011, après la chute du régime Ben Ali – ndlr). Maintenant, les deux partis laïques de cette Troïka ont payé lourdement leur participation au gouvernement, ils ont lourdement payé pour leurs propres fautes et pour les fautes d’Ennahda. Aujourd’hui, ce qui m’inquiète beaucoup, c’est qu’il y a deux forces politiques – Ennahda et Nidaa Tounès –, mais que la famille démocratique est largement détruite. Il y a urgence à la reconstruire et c’est ce qui va se faire.
Parce qu’il n’y a pas de démocrates chez Nidaa Tounès ?
J’en doute fort.
Légende de la photo : 23 novembre 2014. Moncef Marzouki vote au premier tour de la présidentielle.23 novembre 2014. Moncef Marzouki vote au premier tour de la présidentielle. © Reuters