De Paul Beaucage
photo Wikipédia
Parmi ceux-là, il convient de citer : Le combat dans l’île d’Alain Cavalier (1961), Ma nuit chez Maud d’Éric Rohmer (1969), Le conformiste de Bernardo Bertolucci (1970) et La vallée fantôme d’Alain Tanner (1987). Pourtant, en raison de son vieillissement, Trintignant s’est fait rare dans le domaine du cinéma depuis une vingtaine d’années. En tout, il n’a participé qu’au tournage de sept films de fiction sur l’entrefaite. Cependant, l’ancien comédien du TNP (Théâtre national populaire) a profité de la mise entre parenthèses de sa carrière cinématographique pour faire partager à un public privilégié sa passion pour la poésie. De sorte qu’il a pu présenter, pendant presque deux décennies, des récitals poétiques portant notamment sur les œuvres de Louis Aragon (La valse des adieux [2000]), de Guillaume Apollinaire (Poèmes à Lou [2003]) et de Jules Renard (Le journal de Jules Renard, [2005]). Fidèle à lui-même et au Québec, l’exigeant interprète nous a proposé, en 2012, Trois poètes libertaires (2011), une production consacrée à des œuvres écrites par les artistes remarquables qu’étaient Robert Desnos, Jacques Prévert et Boris Vian. À défaut d’avoir pu assister à ce récital, les amateurs (trices) de poésie pourront découvrir ce spectacle ambitieux, sous forme exclusivement sonore, après s’être procuré l’album ou le CD de l’événement.
Le titre du récital poétique
Si Jean-Louis Trintignant a choisi d’intituler son spectacle Trois poètes libertaires, c’est parce qu’il a tenté d’établir un dénominateur commun entre des artistes ayant des préoccupations esthétiques et philosophiques distinctes (même si le trio d’hommes a participé, de diverses façons, au mouvement surréaliste). Selon Trintignant, Desnos, Prévert et Vian étaient des auteurs libertaires, c’est-à-dire des créateurs artistiques qui n’admettaient qu’aucune considération politique ou sociale ne restreigne leur liberté individuelle dans la vie. Or, leur système de valeurs, qui correspond assurément à celui de Trintignant face au monde réel, se reflétait dans leurs choix personnels et dans leur art. Même si l’interprète a fait quelques apartés appropriés à propos de leur vie, à travers sa récitation, c’est surtout en dévoilant des pans significatifs de leurs œuvres qu’il identifie ces hommes au courant anarchiste de la pensée. Précisons que Jean-Louis Trintignant défend ici une forme d’anarchisme de gauche, généreux et humaniste, plutôt qu’une espèce d’anarchisme de droite, individualiste et réactionnaire.
Une saine révolte contre l’autoritarisme
Évidemment, le récital de Trintignant nous aurait laissé sur notre faim si ce dernier n’avait pas exploré de grands thèmes philosophiques de l’existence. Fort heureusement, le narrateur du spectacle traite de la problématique de la révolte individuelle avec un à-propos incontestable. Cette forme de rébellion s’affirme contre l’abus de pouvoir, l’ordre établi, voire contre la barbarie étatique ou populaire. De fait, si on rattache les expériences des trois poètes, il apparaît clair qu’ils sont fermement opposés aux multiples avatars de l’autoritarisme. Parmi les créations énonçant cette contestation, on se référera spontanément au texte emblématique de Boris Vian Le déserteur, qui connaît une postérité exceptionnelle. Concrètement, Trintignant nous a appris, dans le spectacle, que la chanson avec laquelle les amateurs (trices) se sont familiarisés (ées), au fil du temps, ne constitue pas l’œuvre originale que Vian a écrite. En effet, ce dernier a dû en modifier la dernière strophe afin d’échapper aux interdictions qu’engendrait la censure de son époque. Dans sa version originale, le dernier couplet du poème se lisait comme suit :
Si vous me poursuivez
Prévenez vos gendarmes
Que j’emporte des armes
Et que je sais tirer.
On conviendra que ce dénouement se révèle nettement plus combatif, plus subversif que celui de la version officielle du texte, dont il convient de rappeler le dernier quatrain :
Si vous me poursuivez
Prévenez vos gendarmes
Que je n’aurai pas d’armes
Et qu’ils pourront tirer.
D’autre part, le poème de Vian, À tous les enfants, traduit un vif sentiment de rébellion face à l’inacceptable, puisque l’auteur y dénonce, avec virulence, les comportements opportunistes d’adultes qui se repaissent de leur égoïsme, plutôt que de chercher à aider des êtres vulnérables. De son côté, Prévert nous livre, à travers Étranges étrangers, un magnifique plaidoyer en faveur de l’acceptation d’autrui, de la tolérance et de l’ouverture envers les immigrants, qui souhaitent ardemment s’intégrer à leur pays d’accueil. Hélas, ils se heurtent fréquemment à des portes closes… À l’heure où la xénophobie, voire le racisme de certaines personnalités politiques se fait tristement sentir, en France ainsi que dans d’autres pays du monde, on ne saurait nier l’actualité et la pertinence d’un tel poème.
L’amour
Le récital de Jean-Louis Trintignant ne comporte pas beaucoup de poèmes à dimension sentimentale, contrairement aux productions qu’il a consacrées aux œuvres de Guillaume Apollinaire et de Louis Aragon, il y a plusieurs années. Pourtant, le comédien a soin d’intégrer quelques chants d’amour prégnants à Trois poètes libertaires. Dès lors, on peut apprécier l’aspect charnel de Chatterie de Boris Vian et la dimension idéaliste de Dans un petit bateau, signé par Robert Desnos. Certes, les deux visions de l’amour qui en découlent sont antithétiques, mais elles convergent, par instants, afin de cristalliser une espèce d’absolu émotionnel pour l’être humain. Desnos réussit à l’atteindre en dépeignant, avec dextérité, un monde apollinien, contemplatif, qui constitue une forme d’idéal abstrait, alors que Vian parvient à représenter cet aboutissement en décrivant avec précision une ivresse du corps dionysiaque, laquelle est légèrement tempérée par une touche d’humour. Au demeurant, Robert Desnos procède à une manière de bilan philosophique du sentiment amoureux à travers le concis dizain Il était une fois. Par le biais de cette œuvre, le créateur traduit, avec éloquence, la grande rareté d’une passion amoureuse pleinement partagée par deux êtres.
La mort et au-delà de celle-ci
Si les poèmes choisis de Boris Vian ne témoignent d’aucune croyance touchant à une vie après la mort, il en va tout autrement de certaines des œuvres de Robert Desnos et de Jacques Prévert. En effet, quelques-unes des créations poétiques du tandem d’écrivains sont singulièrement émouvantes lorsqu’elles se réfèrent au trépas d’êtres humains. Les deux hommes qui, au sein du monde réel, ont eu des liens d’amitié étroits évoquent, sur un plan idéel, une existence post mortem dans Couplets de la rue Saint-Martin, Aujourd’hui je me suis promené (de Robert Desnos) et Aujourd’hui (de Jacques Prévert). Dans les deux premiers poèmes, Robert Desnos se remémore des promenades qu’il a exécutées, en compagnie d’amis prématurément disparus : grâce au pouvoir évocateur, voire féerique des mots, du langage il ressuscite ces figures du passé. Pour sa part, Jacques Prévert relate, dans Aujourd’hui, sa balade imaginaire avec Robert Desnos, plusieurs années après la mort de celui-ci. En l’occurrence, l’auteur s’inspire de véritables marches que l’un et l’autre ont effectuées ensemble. Grâce à un subtil mélange de composantes réelles et irréelles, l’aîné des frères Prévert rend un pudique hommage à un homme d’une grande valeur, qui le rejoint encore au présent, malgré son décès, à travers un ordre spatiotemporel onirique. N’empêche que c’est Desnos qui a le dernier mot du spectacle, puisqu’à la toute fin de sa vie, ayant pressenti sa propre mort physiologique, il a écrit un splendide huitain intitulé Le dernier poème, qu’il a dédié à son épouse. Cette œuvre compendieuse constitue un magnifique témoignage d’amour envers l’être adoré, tout en suggérant la capacité du poète à exister, à accompagner un être cher, incomparable par-delà sa seule existence biologique.
Avec une extraordinaire dextérité, Jean-Louis Trintignant a su proposer au public montréalais un récital poétique de haut niveau, par le biais duquel il a dévoilé la finesse, l’originalité et la profondeur de trois créateurs importants, voire emblématiques de la littérature française du vingtième siècle. Bien sûr, quelques puristes ont reproché à Trintignant d’avoir mis sur le même pied des écrivains aussi singuliers, aussi inclassables que Desnos, Prévert et Vian. De manière prévisible, d’autres observateurs (trices) ont déploré le fait que des composantes intéressantes de la poésie des trois hommes ont été négligées. Pourtant, à notre avis, les créations sélectionnées pour Trois poètes libertaires ne trahissent nullement le sens de la démarche des auteurs concernés. Qui plus est, l’acteur réputé n’a jamais prétendu que son récital constituait une synthèse définitive des œuvres poétiques fertiles du trio d’artistes. Cela dit, il faut reconnaître que Jean-Louis Trintignant est parvenu à mettre en relief une interprétation novatrice et personnelle des poèmes sur lesquels il a jeté son dévolu. Somme toute, on peut honnêtement soutenir que Trintignant a su identifier, à travers ces créations, des éléments communs transcendants, qui lui ont permis de tisser des liens étroits entre des artistes d’exception et de « réunir les contraires ». Ainsi, il a atteint une unité de ton et de style comme on en voit trop rarement, dans le domaine des spectacles scéniques contemporains… Par ailleurs, on ne saurait nier qu’un des grands mérites de la production du comédien consiste à souligner qu’on aurait tort de considérer la poésie comme un objet esthétisant et futile. En vérité, aux yeux de Jean-Louis Trintignant, cette forme d’art, souvent mésestimée, représente plutôt une source d’inspiration intarissable, qui permet à l’être humain de surmonter les inévitables déceptions se rattachant à la réalité et de mieux vivre. Or, compte tenu de la Crise du coronavirus que nous connaissons présentement, les œuvres de poètes lucides, comme ceux que l’interprète nous a permis de découvrir ou de redécouvrir, peuvent s’avérer particulièrement bénéfiques.
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