Édition du 18 juin 2024

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Tragédie de Compostelle : Accident inévitable ou catastrophe néolibérale ?

Plusieurs jours ont passé depuis que s’est produit le tragique accident de train à Saint-Jacques de Compostelle qui a provoqué la mort de 79 personnes et des dizaines de blessés. L’information diffusée est bien souvent contradictoire, avec différentes sphères en interaction, depuis la dimension politique jusqu’à la médiatique en passant par la technique. On peut tenter de dresser un petit bilan autour de quelques axes essentiels, en tenant compte du fait qu’il est fort probable que de nouvelles données vont apparaître.

Que s’est-il passé ? Entre information et construction politico-médiatique de la tragédie

Juste après le déraillement du train, une intense spéculation s’est développée autour de ce qui avait provoqué le tragique événement. Les trois hypothèses avancées furent « l’erreur humaine », « l’insuffisance technique » et « l’attentat ». Comme on peut le constater, certaines ne sont pas nécessairement incompatibles, ni non plus univoques. Mais commençons par la thèse de l’attentat.

Cette thèse a été rapidement écartée par le Ministère de l’Intérieur, non sans avoir été considérée comme plausible par les officiels de la Municipalité de Saint-Jacques de Compostelle. Certaines chaînes télévisées, comme le « Canal 24 horas » de la RTVE (radio télévision publique espagnole, NdT) se sont faites l’écho de cette piste, en diffusant de manière ambigüe des témoignages d’habitants qui avaient entendu trois grandes explosions. Le fait qu’une institution officielle ait filtré ce type de version en dit long sur la vision initiale de la tragédie de la part des autorités de Compostelle (la ville est dirigée par les secteurs les plus droitiers du Parti Populaire). Il s’agissait de saisir une opportunité politique en tirant profit de la douleur, de tenter de semer le doute parmi certains secteurs de la population (les 24 et 25 juillet, la gauche nationaliste organisait des activités commémoratives du « Jour de la patrie galicienne ») et d’essayer de détourner l’attention d’une possible faille technique. Comme il fallait s’y attendre, cette hypothèse a été écartée, mais il est significatif qu’on ait spéculé autour d’elle sans la plus minime évidence.

Les deux autres hypothèses (l’erreur humaine ou l’insuffisance technique) sont sur la table et ne sont pas nécessairement incompatibles. Le conducteur, Francisco José Garzón, avec plus de 20 ans d’expérience, a été accusé d’homicide involontaire, accusation pour laquelle il pourrait être condamné de 2 à 12 ans de prison. Il devra comparaître toutes les semaines au tribunal et perdra sa licence pendant six mois. Il a admis avoir eu un moment « d’égarement » en freinant trop tard. L’image d’un homme totalement abattu, psychologiquement détruit par la tragédie, a fait la « une » de la presse écrite et télévisée et c’est autour de lui que se construit le récit officiel, tant politique que médiatique. Les mass médias du régime n’ont pas hésité à en faire le responsable principal de la tragédie, avec une campagne à l’éthique journalistique douteuse dans laquelle on est allé jusqu’à publier ses « statuts » sur Facebook sortis de leurs contexte afin de le présenter comme quelqu’un d’imprudent qui, tôt ou tard, était destiné à commettre un tel crime. Les couvertures des journaux d’extrême-droite comme « ABC » ou « La Razón » ont allègrement alimenté cette campagne, en soulignant perfidement son affiliation au syndicat CCOO [1].

Le conducteur a donc été jugé par les médias alors qu’ils ont parallèlement accordé bien peu d’attention aux insuffisances techniques qui ont pu permettre l’accident. Le gouvernement de la région de Galice est allé jusqu’à insinuer qu’il existerait des raisons obscures derrière les exigences d’une enquête portant sur un déficit technique [2].

Il y a par contre des raisons perverses dans cette tentative d’enterrer cette hypothèse. L’industrie en pleine croissance des trains à grande vitesse, composée d’entreprises publiques et privées, est devenue un secteur-clé de l’économie espagnole, stimulé par la construction d’infrastructures jugées inutiles par la population (les habitants d’Angrois, lieu de l’accident, s’organisent depuis des mois contre la construction d’une ligne AVE – train à grande vitesse, NdT), car elles suppriment des lignes courtes ou moyennes considérées comme économiquement peu rentables mais qui sont socialement utiles et très utilisées par la population laborieuse dans ses déplacements quotidiens.

D’autre part, ce secteur influent participe actuellement à un concours pour construire un AVE au Brésil, en compétition avec diverses entreprises internationales. L’une des pré-conditions pour obtenir la concession est de n’avoir souffert aucun accident provoqué par une faille technique dans les cinq dernières années. L’entreprise chinoise Communications Construction a déjà été écartée du concours à cause de l’accident dans la province de Zhekiang qui a provoqué 33 morts [3]. La ministre des Equipements, Ana Pastor, dont le ministère n’a pas hésité à désigner le conducteur comme l’unique responsable de la tragédie [4], a récemment visité le Brésil pour défendre les intérêts espagnols (par « intérêts espagnols », on entend bien entendu les « intérêts des entreprises espagnoles ») qui rêvent d’empocher un contrat de 12 milliards de dollars. Le délai accordé aux consortiums en lice par l’Etat brésilien pour présenter un projet expire le 16 août : l’objectif du gouvernement, des entreprises et de la Justice semble être donc de démontrer rapidement la faute du conducteur pour rester dans la course dans cette affaire si juteuse. Il semble bien que les intérêts privés sont contradictoires avec le droit social à connaître les causes authentiques de l’accident.

Cependant, certaines fissures ont commencé à se produire dans le récit officiel. Le président de l’Administration des Infrastructures Ferroviaires (ADIF), Gonzalo Ferre, a admis que le sinistre aurait pu être évité si le train avait disposé du système de sécurité ERTMS (qui réduit automatiquement la vitesse, supprimant toute possibilité qu’une erreur humaine provoque un accident), installé dans la majeure partie des trains à grande vitesse espagnols [5]. Les syndicats des conducteurs de train ont également souligné le caractère anachronique des systèmes de signalisation actuels. Le journal digital « Eldiario.es » a révélé que le système de sécurité du tronçon où s’est produit l’accident a plus d’un demi-siècle et a démontré qu’en remplaçant les dispositifs analogiques actuels par des systèmes digitaux (dont le coût est de 12.000 euros à peine), l’accident aurait pu être évité. Ce dispositif est pourtant déjà installé sur d’autres tronçons de cette même voie sinistrée [6].

Comme on le voit, d’un point de vue logique, les versions sur « l’erreur humaine » et les « déficiences techniques » ne sont pas nécessairement incompatibles. Mais il est nécessaire d’éclaircir une question fondamentale ; la tragédie a peut-être été contingente, mais elle n’était pas inévitable. L’erreur humaine a pu exister, mais elle n’aurait pas provoqué de morts avec les moyens techniques adéquats. Ces moyens techniques ne relèvent pas de la science-fiction et nous ne sommes plus au 19e siècle, quand la conduite d’un train dépendait uniquement de son conducteur.

Le récit, totalement idéologique, qui associe l’erreur du travailleur à la culpabilité, est complètement surdéterminé par un fait concret : les intérêts économiques privés s’interposent pour éviter qu’on fasse toute la lumière, avec toutes ses conséquences. On occulte le fait que l’erreur aurait pu ne pas déboucher sur une tragédie. La technologie et son utilisation sont loin d’être neutres ou apolitiques (bien que la technique ait une dimension relativement autonome) : le conducteur est soumis aux rythmes qu’impose la machine. Mais la technologie devient secondaire quand les intérêts de quelques-uns passent avant tout. Ce qui est grave avec la ligne argumentaire dominante est qu’on ne trace pas de perspective pour éviter qu’une telle tragédie puisse se reproduire, on condamne au plus vite un coupable et on enterre les responsabilités politiques pour continuer à faire du profit.

Les réponses politiques : celles d’en bas et celles d’en haut

La réaction du peuple galicien et des autres nationalités de l’Etat espagnol a été une authentique démonstration de solidarité populaire. En réaction à l’impact de la tragédie, la nuit du sinistre, les travailleurs du secteur public ont répondu avec énergie et efficacité. Des infirmières au chômage sont venues offrir leur collaboration dans les hôpitaux. Des psychologues volontaires ont offert leurs compétences pour soutenir les victimes, les familles ou les habitants. Les pompiers ont suspendu leur grève pour aider aux travaux de sauvetage. La population galicienne a répondu en donnant massivement du sang, au point que les autorités sanitaires ont déclaré qu’elles en avaient maintenant en quantité largement suffisante. Des milliers de messages de solidarité se sont exprimés sur les réseaux sociaux. La politique avec un grand « P » a envahi la Galice, démontrant que les classes populaires peuvent répondre à des situations adverses avec solidarité et coopération, loin de la concurrence imposée par la logique capitaliste.

Le problème vient d’ailleurs. La coordination des services publics (qui est de la responsabilité des autorités) a été loin d’être efficiente. Le Plan d’urgence nécessaire a tardé plus de 100 minutes a été être activé [7]. Des dizaines de blessés ont été dirigés vers une clinique privée alors que l’hôpital le plus proche était public, ce fait ayant été dénoncé par les travailleurs de cette clinique eux-mêmes [8].

L’autre partie de la réponse politique, au-delà de la gestion post-accident, a été le récit institutionnel. Les politiciens du Parti Populaire ont opté pour une ligne de défense des intérêts patronaux en rejetant toute la faute sur le conducteur. Le Parti Socialiste (PSOE) a disparu de la carte politique, misant sur une explication parlementaire qui va tarder plusieurs jours à arriver, si tant est qu’elle arrive. Pendant les jours suivant la tragédie, les responsables politiques de droite ont tenté d’imposer un silence sur la tragédie, instrumentalisant la douleur, accusant les voix dissidentes par rapport au récit officiel de « politiser » et de « récupérer » la tragédie, tandis qu’eux-mêmes parcouraient les zones de l’accident face aux caméras et en se faisant prendre en photo avec les familles.

Il est amèrement ironique de constater que ce sont les mêmes responsables des coupes et des politiques d’austérité qui détruisent les services publics, qui précarisent les travailleurs et qui subordonnent le bien-être de la majorité aux intérêts du capital privé, qui aujourd’hui accusent les autres de « récupérer politiquement » la tragédie. La classe dominante a un grand intérêt à décider ce qui est politique et ce qui ne l’est pas. La presse du régime a contribué à cette « dépolitisation » (autrement dit : seuls les politiciens peuvent parler de politique) en « marchandisant » la tragédie, en transformant la douleur des familles en images à consommer. Le summum de cette dynamique a été la commémoration officielle des victimes en forme de messe national-catholique dans la cathédrale de Saint-Jacques de Compostelle, avec la présence des princes royaux et de la curie religieuse. Tout un exemple de « neutralité » : des funérailles transformées en un meeting cynique du régime de 1978.

Mais cette représentation a été remise en question par la gauche. En premier lieu, elle a suspendu les activités commémoratives du « 25 de xullo, día da patria galega » (25 juillet, jour de la patrie gallicienne), qui devaient avoir lieu le lendemain de la tragédie. Ensuite, la gauche galicienne, tant parlementaire - l’Alternative Galicienne de Gauche (AGE), née à l’initiative d’Izquierda Unida, et le Bloc Nationaliste Galicien (BNG) – NdT) qu’extra-parlementaire s’est refusée à souscrire au récit officiel et à tomber dans la criminalisation du conducteur. Elle a défendu le labeur des travailleurs du secteur public et exigé une enquête indépendante qui détermine les responsabilités politiques [9].

La brèche ouverte dans le consensus institutionnel par la gauche parlementaire est particulièrement significative par son refus de participer aux actes officiels organisés par le Parti Populaire, alimentant ainsi un « esprit de scission » par rapport à la version de la classe dominante. Une bonne partie de la société civile n’est pas prête à donner un blanc-seing acritique au récit de la classe dominante car la crédibilité des politiciens et des patrons est sérieusement érodée par leurs agissements dans des cas comme ceux du « Prestige » (pétrolier échoué au large des côtes galiciennes en 2002 en provoquant une désastreuse marée noire très mal gérée par les autorités - NdT) ou du 11-M (attentats terroristes de la gare d’Atocha à Madrid le 11 mars 2004 - NdT). Les politiques d’austérité et les scandales de corruption ont également miné la conviction que les représentants politiques consacrent les moyens disponibles pour aider les simples citoyens. Cette crise de légitimité est une fenêtre d’opportunité pour qu’une catastrophe comme celle de Compostelle soit sérieusement investiguée, qu’on ne permette pas que le conducteur devienne une « tête de Turc », qu’on rende justice aux victimes et qu’on ne revive plus une telle tragédie parfaitement évitable.

En guise de conclusion : les limites du modèle néolibéral

Le modèle néolibéral - qui consiste à combiner des privatisations et des sous-investissements dans le secteur public pour payer la dette et cela, dans un modèle de gestion mimétique à celui qui prévaut dans l’entreprise privée - a été sérieusement touché avec cette tragédie. Sur le terrain de l’efficacité des opérations post-accident, le chaos de la gestion bureaucratique n’a été compensé que par la volonté et l’énergie des travailleurs publics. La sous-utilisation des hôpitaux publics, qui transforme le droit à l’assistance des blessés en un transfert de ressources publiques au secteur privé, et le chaos dans l’organisation du plan d’urgence se sont introduits dans l’agenda politique.

Sur le terrain de la prévention, l’échec du projet néolibéral à l’heure d’appliquer les mesures techniques appropriées est plus qu’évident. Les travailleurs de RENFE (l’entreprise nationale de chemin de fer) réclament depuis des années davantage d’investissements dans ce secteur public, tandis que les ingénieurs qui ont alerté sur la dangerosité du tronçon où s’est produit l’accident n’ont pas été entendus, ce qui remet sérieusement en question le mythe de l’efficacité de la gestion de type entrepreneuriale. Dans ce cas-ci, l’imperméabilité de la gestion néolibérale et l’absence de démocratie dans les politiques publiques ont provoqué une catastrophe sociale gravissime.

Sur le terrain de clarification ultérieure des faits, les intérêts du capital se heurtent durement aux intérêts des familles et des citoyens. La clarification sur ce qui s’est passé est obstinément bloquée par les intérêts du secteur de l’industrie ferroviaire, plus préoccupé à maintenir ses juteux contrats qu’à examiner les responsabilités et éclaircir les faits afin d’éviter qu’ils ne se reproduisent. Le Parti Populaire, avec le silence complice du PSOE, s’est chargé de donner la couverture politique aux intérêts de quelques-uns, démontrant sa complète subordination au patronat et son absence de loyauté envers les citoyens. La presse a oscillé entre la morbidité mercantiliste pour transformer la douleur en spectacle et une campagne pour criminaliser le conducteur.

Les gouvernants n’ont pas été, même de très loin, à la hauteur d’un peuple qui a répondu avec la solidarité populaire à la tragédie. L’attitude de la gauche politique et la méfiance des classes populaires vis-à-vis de la version officielle ouvrent un espoir pour que la tragédie soit clarifiée. La bataille sera dure, mais il y a un devoir éthique qu’on ne peut éluder, tant vis-à-vis de ceux qui ne sont plus là que de nous-mêmes et pour éviter de futures tragédies.

Brais Fernández est militant de l’organisation « Esquerda Anticapitalista Galega »

Source : http://www.vientosur.info/spip.php?article8235
Traduction française pour Avanti4.be : Ataulfo Riera

Notes

[1] http://www.lamarea.com/2013/07/28/errores-y-mentiras-en-los-medios-sobre-el-accidente-de-tren-en-santiago/

[2] http://www.elpais.com.uy/mundo/tragedia-arruinar-espanoles-exportar-trenes.html

[3] http://ccaa.elpais.com/ccaa/2013/07/25/galicia/1374783173_665541.html

[4] http://www.lavozdegalicia.es/noticia/galicia/2013/07/28/gobierno-une-adif-renfe-descargando-culpas-conductor/0003_201307G28P3991.htm

[5] http://www.lavanguardia.com/sucesos/20130729/54378947952/presidente-adif-siniestro-evitado-seguridad-ertms.html

[6] http://www.eldiario.es/sociedad/Alvia-Adif-Renfe-Asfa-Digital_0_158184435.html

[7] http://ccaa.elpais.com/ccaa/2013/07/27/galicia/1374958484_530107.html

[8] http://ccaa.elpais.com/ccaa/2013/07/28/galicia/1375041728_327918.html

[9] http://alternativagalega.com/age-fronte-ao-accidente-en-angrois/

Brais Fernández

Membres d’Anticapitalistas/Podemos (Espagne).

Auteur pour le site espagnol http://www.grundmagazine.org/

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