Tiré de Entre les lignes et les mots
Publié le 1 février 2022
Les citoyens bédouins du Naqab/Neguev intensifient leur lutte contre la politique de judaïsation d’Israël, l’expropriation de leurs terres, et contre le projet de boisement du Fonds national Juif (KKL/JNF) aux dépens des villages non reconnus. Mais ceux qui se sont vraiment distingués dans cette vague de protestations sont les femmes et les jeunes filles des villages menacés de dépossession, qui sont sorties et ont fait front avec les hommes pour affronter les bulldozers du KKL/JNF.
Quiconque a suivi la lutte menée depuis des générations pour la reconnaissance et la régularisation des Palestiniens du Naqab n’a pu manquer de remarquer ce phénomène : à chaque manifestation, de plus en plus de femmes et de filles se tiennent en première ligne.
Vingt-six femmes, ainsi que des dizaines de militants et de manifestants masculins, ont été arrêtées lors des manifestations de la semaine dernière dans le village de a-Sa’wa al-Atrash contre les projets du KKL/JNF de construire une forêt sur des terres agricoles bédouines. La plupart des femmes ont été libérées et assignées à résidence, à l’exception d’une jeune femme, Nawal Abu Kaf, 25 ans, dont la détention a été prolongée jusqu’à dimanche dernier. Abu Kaf, conseillère d’éducation au Sapir College qui soutient une famille ayant perdu son père, a été arrêtée et battue sous les yeux des caméras. Selon des témoins oculaires, elle se tenait aux côtés d’autres militants, juifs et arabes, et n’a pas usé de violence.
Les femmes se sont également exprimées sur les médias sociaux en arabe, en hébreu et en anglais. Elles se sont mises sur le devant de la scène médiatique aux côtés de vétérans de la lutte – politiciens et membres du comité des villages non reconnus – dans le cadre d’un organe populaire non élu composé de représentants des villages bédouins non reconnus, et qui ne compte pas une seule femme.
« Les gens ne comprennent pas la réalité des Palestiniens en Israël ».
Eden al-Hajoj, 18 ans, est une volontaire de l’association Ajik qui enseigne l’anglais aux enfants du village d’Umm Batin. Elle s’est retrouvée au cœur des manifestations la semaine dernière, parlant à la caméra dans un anglais fluide et net de ce qui se passait autour d’elle. La vidéo est devenue virale sur les médias sociaux, après quoi elle a été interviewée par divers médias.
Al-Hajoj attribue ses compétences en anglais au fait qu’elle a vécu au Canada pendant que sa mère y effectuait ses études doctorales. Selon elle, malgré la distance, elle n’a jamais cessé de suivre les expériences de son village et du Naqab, où elle est née et a grandi, et où elle retournerait.
« Au Canada, le discours sur Israël est biaisé », dit al-Hajoj. « Les gens ne comprennent pas la réalité des Palestiniens en Israël, et certainement pas la réalité de la société bédouine. Alors nous avons dû être vigilants et nous sommes devenus des ambassadeurs ».
« Le monde doit entendre et voir ce qui se passe ici avec cet État militaire, la soi-disant seule démocratie du Moyen-Orient, qui piétine les droits de toute personne non-juive », poursuit-elle. « J’ai beaucoup de suiveurs, et ils ont le droit de comprendre ce que moi et ma famille traversons, de comprendre ce qu’Israël fait réellement sur le terrain ».
« Comme la lutte à Sheikh Jarrah, sans les médias sociaux et sans les livestreams des jumeaux El-Kurd, tout se serait déroulé tranquillement et le monde aurait acheté le récit israélien comme si nous, les Palestiniens, étions des criminels et des envahisseurs d’un territoire qui n’est pas le nôtre », ajoute Al-Hajoj. « Le contraire est vrai : je suis née ici, mon père et mon grand-père sont ici depuis avant la création de l’État. Les bulldozers du KKL/JNF sont les envahisseurs et les violents ».
Al-Hajoj veut former d’autres filles pour qu’elles aient le courage de parler, car elles disposent des outils – téléphones et internet – ainsi que de ce qu’elle appelle « la simple vérité » : le fait de savoir « qu’une société qui était là avant la création de l’État restera là et continuera à s’opposer à la dépossession et à l’oppression. »
L’implication des filles et des femmes dans la protestation contre le projet de boisement du KKL/JNF s’inscrit dans la continuité d’une révolution que les femmes du Naqab mènent, tant sur le plan politique que social. Pendant des années, les hommes et les mouvements conservateurs, y compris le Mouvement islamique, se sont opposés à la présence des femmes sur les lignes de front des manifestations de masse, pour des raisons de « pudeur » et de conservatisme. La plupart du temps, ils voulaient que les femmes soient placées derrière un drap de séparation dans des tentes de protestation. Les féministes au programme libéral qui s’opposaient à la polygamie et au mariage des mineurs n’étaient pas les bienvenues.
Dans le même temps, ce sont des femmes du Naqab qui ont porté sur leurs épaules la difficile tâche d’autonomiser d’autres femmes. Elles ont commencé à travailler dans des ONG qui favorisent l’emploi, l’apprentissage, l’indépendance financière, la promotion des jeunes femmes dans le milieu universitaire, et surtout l’éducation et le bien-être.
Mais avec chaque avancée grandit l’appétit pour davantage. Toutes les féministes réalisent très vite qu’il est impossible de séparer l’accessibilité à l’enseignement supérieur de l’accès aux transports publics d’un village non reconnu. Qu’il est impossible de lutter contre la déscolarisation sans se battre pour le droit d’ouvrir une école dans le village. Que les femmes ne pourront pas travailler à Be’er Sheva, même comme nettoyeuses, si leur tribu ne dispose pas d’une crèche ou d’une garderie. Toutes ces questions « féminines » sont étroitement liées au statut des Bédouins dans le Naqab, à leur lutte pour la terre et contre l’expulsion.
« Les femmes sont partout et l’ont toujours été »
Hanan Alsanah, avocate, militante sociale féministe et directrice exécutive du Forum de coexistence du Néguev pour l’égalité civile, est active dans les organisations de femmes depuis plus de deux décennies. Je lui rappelle que, pendant de nombreuses années, nous nous sommes rencontrées à chaque manifestation contre le féminicide ou contre les démolitions de maisons, mais que beaucoup de ces manifestations ne réunissaient que quelques femmes, généralement des militantes connues et des coordinatrices de diverses ONG. En voyant ce qui se passe dans ces nouvelles manifestations, je lui demande si elle pense que quelque chose est en train de changer.
« C’est assurément une tendance. Lente, mais persistante », déclare Alsanah. « Maintenant, comme tout est couvert par la presse, nous faisons attention [à la tendance]. En 2011, nous avons organisé l’une des premières manifestations de femmes à l’extérieur du Naqab contre les démolitions de maisons. Il y a eu un débat avec les hommes : comment emmener les femmes à Jérusalem pour manifester à la Knesset ? Nous avons proposé une manifestation réservée aux femmes. Ils ne pouvaient pas s’opposer à des activités réservées aux femmes ».
« Nous avons organisé six bus complets », se souvient Alsanah. « Dans chaque bus, un représentant du comité local ou un membre senior de la tribu est monté à bord en tant qu’escorte. Nous n’avons pas trouvé une seule femme courageuse pour monter sur scène. Seuls les hommes ont parlé, c’était choquant. Puis Umm Fares, du village d’Al-Zarnog, est montée, couverte de la tête aux pieds, et a parlé très fort ».
« Les femmes sont partout et l’ont toujours été, certainement en tant que partie active de la foule, mais parfois aussi sur scène : à al-Araqib, lors de la grande manifestation à Wadi al-Na’am, lors des démolitions à Qasr al-Sir, à Umm Zarnok, lors de l’opposition au plan Prawer, lors des démolitions à Bir Hadaj », poursuit Alsanah. « Les femmes étaient à l’avant, sur le terrain, moins sur la scène. Aujourd’hui, il est impossible de les repousser. Les hommes ont également compris le pouvoir d’une femme avec sept enfants qui se tient devant des soldats et un bulldozer ».
« Aujourd’hui, je n’ai pas besoin d’organiser des bus. Les femmes organisent des véhicules privés pour elles-mêmes. »
« Élever des enfants dans l’ombre de cette tragédie, c’est du militantisme ».
Huda Abu Obeid s’est distinguée dans ses activités comme leader de la protestation contre le plan Prawer en 2013, elle gère aujourd’hui le département lobbying et médias au sein du Forum de coexistence du Néguev. Elle me montre une photo de 1987 de femmes et de leurs enfants lors d’une manifestation contre l’expropriation de terres appartenant au village de Lakiya.
« Je suis née en 1988, et je reconnais sur la photo des femmes qui sont toujours au cœur de la lutte », dit Abu Obeid. « Il ne fait aucun doute que ce qui se passe ici avec les jeunes femmes est un bond en avant, mais ce n’est pas nouveau. Tous les Bédouins du Naqab savent qu’ils sont dans la ligne de mire et qu’ils devront un jour résister – la provocation contre nous est implacable ».
« Regardez, par exemple, la puissante femme Fida’a Abu Kardod, une mère célibataire dont la maison a été démolie en 1994. Elle s’est rendue à Jérusalem et a monté une tente de protestation, restant devant le bureau du Premier ministre pendant trois mois jusqu’à ce que son village, Abdah, soit engagé dans un processus de reconnaissance. On l’appelait la Dame de fer. Et elle n’avait pas d’Instagram ».
D’après Abu Obeid, les organisations de femmes et les organisations mixtes ont pris une part active à la sensibilisation – plus que les mouvements politiques. Les partis politiques, ainsi que le Haut Comité de surveillance arabe, qui coordonne les activités politiques des citoyens palestiniens d’Israël, sont toujours lents à célébrer les réalisations de la protestation populaire sur le terrain, dit-elle.
Abu Obeid pense que la révolution que mènent les jeunes femmes du Naqab en termes d’éducation, d’emploi et de moyens de subsistance leur donne la force et les outils nécessaires pour s’exprimer et protester. Et bien qu’elle soit consciente qu’il existe des tentatives pour rabaisser ces jeunes femmes, comme l’affirmation qu’elles n’ont le temps de protester que parce qu’elles sont célibataires, ou qu’elles sont peut-être les filles de femmes du nord et pas vraiment bédouines jusqu’à la moelle, elle les rejette. « Nous nous sommes habitués à ces affirmations, qui visent à diviser les femmes et à réduire notre pouvoir », dit-elle.
Les médias sociaux, et en particulier Instagram et Tiktok, « sont des outils qui n’étaient pas disponibles pour les filles auparavant », poursuit Abu Obeid. « Les manifestations à Sheikh Jarrah, que beaucoup de filles suivent, ont donné l’impression que nous sommes dans la même histoire face à l’establishment, et que nous aussi pouvons faire entendre notre voix. »
Sabrin al-Asem, journaliste à la station de radio locale « Voice of the Negev » qu’elle a fondée, pense que le rôle des femmes dans les manifestations s’est intensifié après une vague de démolitions de maisons à Umm al-Hiran il y a quelques années. Les femmes ont vu les démolitions, et ont décidé d’agir.
« Élever des enfants à l’ombre de cette tragédie est du militantisme à mes yeux », dit al-Asem. « Au milieu de cette détresse, il n’y a pas d’autre issue que de devenir un activiste avec une conscience politique élevée. Quand votre maison est votre royaume, et qu’ils viennent la détruire, les femmes ne peuvent plus rester silencieuses. Le fait de documenter et de filmer tout ce qui se passe donne du pouvoir aux femmes. De nombreuses femmes ont suivi une formation spéciale pour savoir comment documenter et quels sont leurs droits face à la police et aux forces de démolition. Une femme avec une caméra est une femme forte – c’est quelque chose que tout le monde a appris. »
Devenir viral
J’ai conduit jusqu’à a-Sa’wa al-Atrash, un village relativement grand parmi les villages non reconnus du Naqab. Je cherchais les filles dont les photos avaient fait le tour des médias sociaux. J’ai trouvé une grande foule dans l’un des bâtiments, où se tenait un rassemblement de militants du parti de gauche Hadash. Ils étaient venus du nord pour soutenir les Bédouins dans leur lutte ; les militants du parti Hadash étaient les seules femmes de la foule.
Jenin al-Azraq, une jeune fille timide de 17 ans, est devenue célèbre après que des photos d’elle arrêtée lors des manifestations sont devenues virales. Son père, qui n’était pas présent lors de son arrestation, s’est demandé comment sa fille s’était retrouvée au centre de la tempête.
« Il fut un temps où nous n’avions pas besoin de femmes dans les manifestations », dit son père Suleiman. « Contre Prawer [le nom du plan gouvernemental de 2013 visant à expulser des dizaines de milliers de Bédouins de leurs terres] par exemple, les hommes se rendaient dans les centres de rassemblement. Maintenant, les bulldozers sont arrivés chez nous, sur nos terres, que suis-je censé faire ? Les femmes ont dû sortir et faire quelque chose. Les forces de sécurité sont venues chercher des problèmes et des confrontations. Ils sont venus avec des soldats et des policiers, c’est-à-dire qu’ils sont venus prêts à arrêter nos filles aussi. Depuis quand arrêtent-ils nos filles ? » Jenin dit qu’elle est allée à la manifestation parce qu’un message a été envoyé dans le chat de groupe de ses camarades de classe disant que ses amis étaient attaqués. « Tous les élèves de la classe se sont réunis et ont crié », se souvient-elle. « Soudain, des policiers et des femmes nous ont attaqués. Ils m’ont sortie de la file – sans raison, je n’avais rien fait de spécial. Deux grandes femmes policières m’ont tirée et poussée dans la voiture. Je ne savais pas ce qui allait m’arriver ni où ils m’emmenaient. Au moins, elles ne m’ont pas battu. Par la suite, j’ai appris que mes amis avaient été battus. »
Face aux bulldozers
De là, j’ai continué jusqu’aux filles de la famille al-Atrash, dont le terrain était au centre de la tempête. Les femmes de la famille – tantes, sœurs et nombreux enfants – se sont réunies dans le salon de la modeste maison pour expliquer ce qui leur est arrivé.
Rania et Sujud al-Atrash, cousines et amies de Jenin al-Azraq, se tenaient ensemble lors de la manifestation, face aux bulldozers et au personnel du KKL/JNF. « Après qu’ils ont placé Jenin en garde à vue, deux policiers masculins sont venus et m’ont attaquée, m’ont poussée vers la voiture de police et m’ont menottée », raconte Rania. « Ils m’ont laissée seule pendant une heure dans la jeep et de là, ils m’ont emmenée au poste, où ils m’ont poussée dans une cellule de prison où j’ai passé quatre heures seule ».
« Ils m’ont juré et crié dessus sans raison, et après avoir amené d’autres détenus, ils m’ont poussée contre un mur chaque fois que je parlais aux autres. Je ne savais pas ce qu’ils voulaient de moi et ce que je leur faisais. Regardez mes mains et mes pieds à cause de leurs menottes ».
Rania dit qu’elle n’a pas eu peur, même si c’est la première fois qu’elle a été arrêtée, emmenée dans un poste de police et présentée à un juge. Elle dit s’être sentie détachée de toute la situation, comme si elle regardait un film d’horreur d’en haut.
« J’ai dormi en prison, et toute la nuit j’ai pensé à l’examen d’inscription du jeudi », se souvient-elle. « Je savais que si je restais là, je ne passerais pas l’examen. Mon père a payé 5 000 NIS, et un avocat a obtenu que je sois libérée et assignée à résidence pendant 10 jours.
« Je dois être une bonne fille jusqu’à dimanche prochain ».
Samah Salaime
19 janvier 2022
Source : +972
Traduction : JPB pour l’Agence Média Palestine
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