Le 18 mars, démarrait le "mouvement [estudiantin] des tournesols" contre la signature de l’Accord commercial sur les services entre les deux rives [entre la Chine populaire et Taïwan], avec l’occupation du Parlement taïwanais [qui se poursuit]. Ce mouvement a pris une nouvelle dimension avec la grande manifestation populaire du 30 mars, après le refus du président de la République, Ma Ying-jeou, de revenir sur cet accord.
Le "mouvement des tournesols" et le "mouvement des œillets"
Ce jour-là, une centaine de milliers de personnes se sont rassemblées à l’extérieur du palais présidentiel pour exprimer leur mécontentement et continuer à mettre la pression sur le gouvernement du Kuomintang. La veille, quelques milliers de Taïwanais avaient bien organisé une contre-manifestation pour protester contre les agissements illégaux de ces étudiants, mais ce "mouvement des œillets" du 29 mars qui visait à mettre fin à l’occupation du Parlement par les étudiants n’a pas du tout eu l’ampleur du "mouvement des tournesols".
Certes, le nombre de manifestants ne permet pas de juger de l’état de l’ensemble de l’opinion publique. Cependant, il est clair qu’on ne peut sous-estimer son importance comme témoin d’une forte opposition populaire à l’accord sur les services.
Les difficultés des relations entre les deux rives
En fait, cette vague de contestation de l’accord sur les services met en lumière le mouvement de balancier de l’opinion publique au sujet des relations entre les deux rives : l’opinion taïwanaise est en train de quitter l’idée de "réunification" [avec la Chine, dont Taïwan est séparée depuis la victoire communiste en 1949] pour aller de l’autre côté [celui de l’indépendance]. L’élection en tant que président de Ma Ying-jeou en 2008, avec près de 60 % des suffrages, avait marqué une condamnation par les citoyens taïwanais de la politique menée durant huit ans par Chen Shui-bian [président indépendantiste sortant] qui cherchait à se faire valoir grâce à ses incessants affrontements avec la Chine.
Après son arrivée au pouvoir, Ma Ying-jeou a tenu compte de la volonté populaire en s’attachant à améliorer les relations entre les deux rives. En 2012, il a été réélu pour un deuxième mandat. L’appui de la Chine y a naturellement beaucoup contribué. Le secrétaire général du Parti communiste chinois d’alors, Hu Jintao, avait indiqué qu’il mettait "beaucoup d’espoir dans le peuple taïwanais". Il a largement favorisé l’établissement d’une "triple communication directe" (postale, aérienne et maritime), a fait de nombreuses concessions sur le plan économique, et a offert la possibilité à Taïwan d’agrandir quelque peu son espace international. Toutes ces mesures ont considérablement amélioré les relations entre les deux rives.
Un "complot positif" de la Chine
Cependant, avec l’intensification des relations économiques entre les deux parties, plus nombreux sont les Taïwanais qui commencent à ressentir un "complot positif" de la part de la Chine populaire, qui chercherait à favoriser la réunification grâce à l’économie. Depuis la tempête financière de Wall Street en 2008, la dépendance de l’économie taïwanaise vis-à-vis du marché de Chine continentale augmente de jour en jour. Selon des données de Chine populaire, en 2013, le volume des échanges commerciaux entre les deux rives a dépassé les 197 milliards de dollars ; la part des exportations taïwanaises en Chine populaire a bondi de 18,5 % en un an, à 156,637 milliards de dollars, entraînant un fort accroissement du déficit commercial de Taïwan qui est passé à 116 milliards de dollars (+ 21,6%), un nouveau record !
L’adoption de l’accord sur les services ne devrait que renforcer le degré de dépendance de l’île. C’est ce qui alimente la "peur de la Chine" des opposants à cet accord. Par ailleurs, le fossé entre riches et pauvres se creuse à Taïwan où le bénéfice des échanges avec la Chine populaire n’est pas partagé par l’ensemble de la société, ce qui constitue une autre explication du mécontentement dans la population.
"A la fois taïwanais et chinois"
Du fait des régimes politiques radicalement différents, les échanges commerciaux, culturels et humains entre les deux rives n’ont pas du tout freiné la grande tendance à l’affirmation identitaire taïwanaise. Il n’est même pas exclu que la multiplication des échanges ait paradoxalement eu pour effet de renforcer chez les Taïwanais la perception des différences de leur société avec celle de Chine populaire.
Une enquête menée durant plus de vingt ans par le Centre d’études sur les élections de l’université des sciences politiques de Taïwan montre que le taux d’habitants de l’île se déclarant "uniquement taïwanais" n’a fait qu’augmenter au cours de ces deux dernières décennies, passant de moins de 50 % en 2008, juste après l’arrivée au pouvoir de Ma Ying-jeou, à plus de 57 % en 2013.
Quant à ceux qui s’estiment "à la fois taïwanais et chinois", leur nombre a dégringolé pour représenter seulement 35 % l’an passé. Une autre étude effectuée par ce même centre indique une hausse du pourcentage de personnes favorables soit à un "maintien éternel de la situation actuelle" [le statu quo] soit à "l’indépendance" au cours de la même période. Cela semble bien témoigner d’un état d’esprit général contre l’accord sur les services et d’une peur de la Chine.
Les effets de la politique de la carotte
On peut dire que la société taïwanaise dans son ensemble – gouvernants comme administrés – est obligée de revoir les relations entre les deux rives à cause de ce "mouvement des tournesols". A un autre niveau, on peut également considérer ce mouvement estudiantin comme une réflexion intérieure des Taïwanais sur leur échelle de valeurs. Face à l’insistance de la puissante Chine populaire pour une réunification des deux entités, il est impossible de dissocier tous les avantages économiques apportés par l’autre rive des intentions politiques qui les sous-tendent. Aussi, la controverse au sujet de l’accord sur les services est-elle aussi, en un certain sens, une âpre bataille entre les intérêts économiques et le respect de l’autonomie et de la dignité.
Pour la Chine populaire, la signification d’un tel mouvement ne doit naturellement pas être sous-estimée. La politique de la carotte qu’elle applique vis-à-vis de Taïwan a certes contribué grandement à détendre le face à face crispé entre les deux rives et à faire avancer les relations vers plus de stabilité dans un climat plus apaisé. Mais le "mouvement des tournesols" montre que ce genre de politique a sans doute atteint ses limites et, aussi nombreux que pourront être les nouveaux avantages consentis par la suite, rien ne garantit qu’ils n’aboutiront pas à un effet inverse à celui recherché.