29 septembre 2020
1. Malgré une répression d’une brutalité extrême (déjà plus de 12 000 arrestations, des centaines de blessé·es, au moins 4 morts), la révolte de masse de la population biélorusse entre dans sa neuvième semaine, en s’étendant à la fois socialement et au-delà de la capitale, Minsk, sans réussir pour l’instant à se transformer en grève générale. Depuis la falsification des résultats de l’élection présidentielle le 9 août dernier, dans ce pays de 9,5 millions d’habitants situé entre l’UE et la Russie, chaque semaine des centaines de milliers de manifestants pacifiques, notamment des femmes, demandent :
• Le départ de Loukachenko (qui a organisé le 23 septembre son investiture dans le plus grand secret, sous la protection de l’armée et de la police qui ont bloqué le centre de la capitale) ;
• Des élections libres et équitables ;
• La fin des violences policières et la libération des prisonnier∙e∙s politiques.
Cette impressionnante mobilisation de résistance populaire a pris son élan après que les premières manifestations, suite à l’annonce des résultats officiels de l’élection, ont fait face à la terreur gouvernementale. Mais ses racines sont plus profondes : depuis plus de cinq ans – dans le contexte de la crise ukrainienne et des sanctions contre la Russie – la dégradation économique et sociale du régime autocratique de Loukachenko, sa politique néolibérale dans le domaine du droit du travail (notamment le remplacement des conventions collectives par des contrats individuels à durée déterminée), la persécution des chômeur∙e∙s, le blocage des salaires depuis 2015, le recul de l’âge de départ à la retraite, la négation de la dignité des travailleurs face à la pandémie… C’est contre un régime qui traite les gens comme une marchandise à usage unique, qui les frappe, les torture et leur ment au sujet du coronavirus, que la population biélorusse s’est soulevée.
2. Arrivé au pouvoir en 1994 avec un discours populiste, alors que la population se mobilisait contre la politique de privatisations, Loukachenko va former un régime autoritaire pour poursuivre la restauration capitaliste. C’est un système particulier de capitalisme semi-périphérique, dans lequel le pouvoir économique et politique ne repose pas fondamentalement sur le grand capital privé, mais sur un appareil d’État bureaucratique-paternaliste dont Loukachenko est le symbole (mais pas le propriétaire). En consacrant une part substantielle des ressources de l’État au maintien de l’industrie, du secteur rural, des infrastructures et de la population, ce régime a subordonné les éléments du capital privé à ses fonctionnaires, limitant (contrairement à la Russie) la croissance des inégalités. Ainsi, c’est la nomenklatura, mêlée au capital privé, qui soumet et exploite les travailleurs à la fois de manière économique, administrative, politique et culturelle-idéologique. C’est ce système qui est entré en stagnation à partir de 2013. Et aujourd’hui, il a plongé dans une crise multidimensionnelle.
3. Proclamée à la fin des années 1990, l’Union de la Russie et de la Biélorussie, qui représentait une tentative de réintégration de l’espace post-soviétique au cours de la dernière décennie, s’est finalement transformée en une forme de dépendance économique du pays vis-à-vis de la Russie tout en conservant l’autonomie politique du régime biélorusse. Il est clairement apparu que la Russie de Poutine comprend l’intégration des pays post-soviétiques seulement comme une opportunité d’expansion du grand capital russe et comme son rôle clé dans la privatisation des anciennes entreprises soviétiques. Pour Loukachenko, une telle intégration signifierait non seulement la perte du contrôle de la propriété, mais aussi la perte du pouvoir politique qui passerait aux mains des bureaucrates et des cadres supérieurs russes.
Le modèle économique et politique de Loukachenko en Biélorussie a dû constamment manœuvrer entre l’Union européenne et la Russie pour survivre. Ainsi, l’Occident, malgré son mécontentement face à l’autoritarisme de Loukachenko, l’appréciait pour son désir de maintenir son indépendance vis-à-vis de la Russie et sa résistance à l’expansion des bases militaires russes en Biélorussie. Ce statut de neutralité de la Biélorussie a permis à Minsk de devenir la principale plateforme de négociations entre la Russie, l’Ukraine et l’UE en 2014. Pour Poutine, en revanche, Loukachenko est resté un leader qui ne laissera jamais son pays se rapprocher de l’OTAN et qui maintient l’orientation d’une grande partie de l’économie biélorusse vers la Russie. Ainsi, Loukachenko ne jouissait de la confiance ni de la Russie ni de l’Occident, mais les satisfaisait en même temps car il garantissait la stabilité de la position actuelle de la Biélorussie.
Les protestations de masse qui ont commencé en Biélorussie après l’élection présidentielle du 9 août ont, comme nous l’avons dit, des raisons essentiellement internes. Au cours des derniers mois, nous avons vu que Loukachenko n’a pas réussi à résoudre cette crise par lui-même et s’est ouvertement tourné vers la Russie pour obtenir de l’aide. Les conseillers politiques russes et les représentants des agences spéciales de sécurité sont arrivés en Biélorussie. Et Poutine a ouvertement exprimé sa volonté d’envoyer la police anti-émeute russe pour aider Loukachenko. Maintenant, si Loukachenko parvient à rester au pouvoir, sa dépendance politique vis-à-vis de la Russie augmentera considérablement, et il sera extrêmement impopulaire à l’intérieur de son pays.
Après les récents entretiens entre Poutine et Loukachenko, il est apparu clairement que Moscou considère la crise biélorusse actuelle comme permettant de faire avancer par en haut une transformation graduelle du modèle autoritaire. Il s’agit de modifications de façade (réforme de la Constitution) avec le but de faciliter la privatisation des grandes entreprises étatiques biélorusses par le grand capital russe. L’UE dans son ensemble est prête à accepter un tel modèle, car elle ne peut offrir à la Biélorussie aucune alternative et elle craint de provoquer Poutine en créant ainsi un autre point de conflit (politique et éventuellement militaire) en Europe de l’Est.
En fin de compte, seul·e·s ces citoyen·e·s qui se sont levés pour protester sont intéressés par la transformation profonde et la démocratisation de la Biélorussie.
4. Si après les « élections » présidentielles de 2001, 2006, 2010 et 2015 – dont les résultats ont toujours été contestés par les oppositions (selon une récente déclaration du président du comité exécutif régional de Grodno, il n’existe pas de « mode de dépouillement des votes ») – il y a eu des manifestations de protestation, réprimées, la nouvelle vague de mobilisations a commencé en 2017 lorsque le régime a tenté d’imposer par décret un impôt aux chômeurs, accusés de « parasitisme ». Non seulement à Minsk, mais aussi dans les villes régionales des milliers de manifestant·es ont scandé « Non au décret n° 3 ! Loukachenko, dégage ! », obligeant le régime à remplacer cet impôt par une réduction des aides publiques perçues par les chômeurs. Ce qui est apparu comme un premier recul du régime.
Lorsque la pandémie Covid-19 a commencé, bien que la Biélorussie dispose d’un système de santé publique supérieur à beaucoup de pays développés (5,2 médecins pour 1 000 habitants, contre 3,9 en zone euro et 2,6 en Amérique du Nord), le système bureaucratique a été incapable de s’adapter à la crise. Le régime a qualifié la pandémie de « psychose », n’a pas assuré les équipements de protection et le matériel médical aux soignant∙e∙s ni fait face à la pénurie d’ambulances, et Loukachenko a qualifié cyniquement le premier mort officiel (un acteur connu) de « pauvre bâtard » qui « ne pouvait pas tenir le coup ». Les soignant∙e∙s qui ont osé parler de la pandémie ont été réprimés. C’est alors que l’auto-organisation de la population a commencé : la campagne ByCovid19 a été capable de se substituer à l’incapacité de l’État, fournissant équipements et travailleurs bénévoles, mettant en place un réseau de coordination dans chaque région. Le régime a oscillé entre répression et collaboration avec ces volontaires, dont l’initiative « a mis en évidence la nécessité de changements », comme l’a dit le coordinateur de la campagne ByCovid19.
Craignant qu’« ils viennent [le] chercher avec des fourches » (comme il l’a dit le 26 avril 2020), Loukachenko a décidé d’empêcher ses principaux opposants libéraux – Viktor Babaryko (PDG de Belgazprombank), Valéri Tsepkalo (qui fut ambassadeur, vice-ministre et administrateur du Parc de haute technologie de la Biélorussie) et Sergueï Tikhanovski (entrepreneur, blogueur et animateur de la populaire chaîne YouTube Un pays à vivre) – d’être candidats à l’élection présidentielle. Fondamentalement machiste, il a cru qu’une femme candidate « incapable de porter ce fardeau, allait s’effondrer » et a fait accepter les centaines de milliers de signatures permettant à la femme de Sergueï, Svetlana Tikhanovskaïa, de se présenter. Cette enseignante, « femme ordinaire », qui affirmait ne pas aspirer au pouvoir, dont l’image correspondait à celle de la majorité des électrices et électeurs, soutenue par l’épouse de Tsepkalo et la directrice de campagne de Babaryko, a été capable de rassembler des dizaines de milliers de personnes dans ses meetings pré-électoraux, à travers tout le pays. Et son score officiel – 10,9 % des suffrages – ne pouvait être admis par quiconque.
La répression extrêmement violente des premiers rassemblements de protestation populaire les 9, 10 et 11 août a fait le reste : comme l’a dit le sociologue biélorusse Andreï Vardomatski, « lorsqu’on tire sur ta fenêtre, tout l’immeuble le voit ». Contre l’injustice et la terreur, l’extension du mouvement de protestation a été immédiate : le régime Loukachenko ne tient plus que grâce aux forces de la répression. Combien de temps peut-on régner en étant « assis sur une baïonnette » ?
5. En répondant par la terreur, le régime Loukachenko espérait empêcher les concentrations des manifestants. Il a en réalité poussé les protestataires à manifester devant chez eux, dans les cours de leurs immeubles et dans les villes de banlieue, démultipliant ainsi les protestations et poussant à des formes d’auto-organisation locale autour des relations de voisinage – très fortes car le système bureaucratique de gestion des immeubles et des services sociaux fonctionne mal et oblige les voisins à régler entre eux les problèmes urgents. Avec le rôle des réseaux sociaux et des chaînes d’internet – populaires chez les jeunes et principales sources d’information dans un pays où le régime contrôle et censure les médias – le résultat fut l’apparition d’un immense réseau de protestations locales, spontanées, qui n’a pas de centre et pas de direction affirmée, mais une « direction fluide » : dès qu’une personne apparaissant comme « leader » est réprimée, une autre prend naturellement sa place localement. Ce qui caractérise ce mouvement, c’est une très grande créativité, les protestataires inventent sans cesse de nouvelles formes de contrôle, de lutte pacifique et tout cela circule, se répand et s’enrichit au travers des réseaux sociaux.
À partir du 10 août, les salarié·e·s ont rejoint en tant que tels les mobilisations. Les soignant∙e∙s (surtout des femmes, médecins et infirmières) des blessé∙e∙s sont descendus dans les rues protestant contre les tortures. Des arrêts de travail ont eu lieu dans un grand nombre d’entreprises (parfois avec le soutien des propriétaires dans le secteur privé) et, surtout, dans au moins une douzaine de très grandes entreprises d’État, conduisant à des rassemblements des ouvriers dans les usines, parfois des polémiques avec les directions et les représentants locaux du régime et même avec Loukachenko (renvoyé par les ouvriers de l’usine automobile de Minsk aux cris de « dégage » le 17 août). Des comités de grève sont apparus, mais il semble que nulle part il n’y a eu de tentatives de grève avec occupation. Au contraire, les ouvriers sont sortis des usines pour manifester. Et, la répression (licenciements, parfois massifs comme à la Télévision d’État ou au Théâtre national de Minsk, ou menaces de licenciements, arrestations souvent suivies d’emprisonnement des « meneurs » réels ou imaginaires), la faiblesse ou l’absence de véritables syndicats ainsi que, parfois, les « conseils » des directeurs de passer à la « grève italienne » (c’est-à-dire une grève du zèle, invisible, laissant les salariés atomisés), le mouvement gréviste a reculé, les prolétaires se sont dissous dans le vaste mouvement de protestation. Les usines ne sont pas devenues le centre de la révolte et le prolétariat n’est pas (pas encore ?) parvenu à s’affirmer en tant que classe, autour de ses propres demandes, au sein du mouvement démocratique qui lutte contre le régime.
Face à la brutale répression des manifestations, les femmes en tant que telles ont organisé de nombreuses « chaînes de solidarité », offrant des fleurs aux forces de répression et les débordant par leur masse, très pacifiquement, ce qui a pendant un temps paralysé ce secteur très machiste, avant que les autorités ne lui donnent l’ordre de réprimer aussi les femmes et même leurs enfants. Cependant des revendications des droits de femmes ne sont pas (pas encore ?) apparues dans ces initiatives.
6. Alors que les candidats oppositionnels à la présidence écartés par le régime (V. Babaryko, V.Tsepkalo et S.Tikhanovski), ainsi que Andrei Dmitriev (candidat de « Dire la vérité », qui officiellement a obtenu 1,21 % des suffrages) avançaient des programmes économiques libéraux, visant en particulier la « liberté d’entreprendre » du secteur privé et la nécessité de « cesser de financer les entreprises non rentables », cette thématique a quasiment disparu de la campagne présidentielle de Svetlana Tikhanovskaïa (sans être pour autant rejetée par la candidate). Depuis le 9 août 2020, elle n’apparait pas non plus dans la révolte des masses contre le régime. Les manifestants n’avancent que les trois revendications démocratiques.
Les partis libéraux de l’opposition, écartés depuis 1994 et privés de toute représentation significative dans les institutions du régime, sont en réalité très faibles. Il en va de même des partis politiques se réclamant de la gauche (ce qui se mélange souvent avec une dose de nostalgie pour l’ancien régime du soi-disant « socialisme réel »), réduits à des clubs de discussion.
Enfin, si l’adhésion à un syndicat est obligatoire, le mouvement syndical officiel n’a rien de commun avec le syndicalisme, même très bureaucratisé, mais joue le rôle d’une courroie de transmission de Loukachenko et, éventuellement, d’un cadre de promotion sociale pour ses fonctionnaires. Il faut souligner la rupture que fut sur ce plan la répression par Loukachenko de la très forte mobilisation ouvrière et syndicale au début des années 1990 au moment même où il mettait fin à la thérapie de choc libérale : les « protections sociales » de son capitalisme étatiste ont été organiquement associées à l’atomisation et à l’encadrement bureaucratique des travailleurs. Les syndicats indépendants – comme le Congrès des syndicats démocratiques de Biélorussie (BKDP), affilié à la Confédération syndicale internationale –, tolérés tout en étant réprimés, sont très faibles et peu présents dans les grandes entreprises.
La société modelée par Loukachenko était donc une société atomisée. C’est cela qui a changé au cours des derniers mois, en particulier depuis le début de la révolte populaire. Les appels à la solidarité avec les travailleurs et la population de Biélorussie émanant des réseaux de la CES – notamment de la CGT française, récemment affiliée à la CES – marquent un possible tournant important.
Quelles qu’en soient les limites, nous assistons au sein de ce mouvement démocratique de masse à une politisation intense, à l’apprentissage d’une auto-organisation civique qui met à l’ordre du jour l’apparition d’une structuration politique tout à fait nouvelle. Ce mouvement en faveur de la démocratie devra, tôt ou tard, construire un projet de société. S’il parvient à « dégager » Loukachenko et son régime autocratique, il va se diviser et les conditions pourront apparaître pour que les questions de classe et de genre, ainsi que les discussions sur quoi construire à la place, puissent s’épanouir. Alors le rôle de la classe ouvrière (dont le début des grèves a obligé, un temps, Loukachenko à limiter la répression, montrant ainsi sa force), le rôle des femmes (dont les manifestations des samedis ont ouvert la voie à la poursuite des manifestations de masse les dimanches), les questions écologiques (la Biélorussie a déjà connu un sérieux début de changement climatique, le sud du pays devenant une région de steppes alors qu’il était il y a encore cinquante ans une forêt marécageuse) seront au centre des discussions.
7. Pour que tous les enjeux démocratiques, sanitaires, féministes, de classe et environnementaux qui alimentent l’actuelle politisation de la société biélorusse permettent l’émergence d’un front écosocialiste, la gauche internationaliste (syndicale, politique, associative) doit être capable de développer des liens concrets et solidaires, par en bas, avec le mouvement démocratique biélorusse dans son ensemble.
Solidarité ne signifie pas alignement sur telle ou telle décision de celles et ceux qui aujourd’hui prétendent symboliser le mouvement : le conseil de coordination autour de Svetlana Tikhanovskaïa (que la répression a fortement affaiblie) ou les anciens partis politiques qui ont rejoint le mouvement en se taisant sur leurs programmes et finalités réelles – des privatisations pro- ou anti-russes, anti-sociales et non démocratiques. Cet enjeu-là apparaît désormais de plus en plus au grand jour, alors que la situation économique se dégrade : il faudra s’opposer à la fois au discours pseudo-protecteur de Loukachenko et à ses adversaires pseudo-démocrates.
Solidarité veut dire défense démocratique contre la répression, défense du droit pluraliste d’expression, soutien aux manifestations et grèves qui ont lieu. Solidarité implique aussi indépendance vis-à-vis des manœuvres des gouvernements des autres pays et du capital financier international, qui tentent de tirer profit des mobilisations des masses en Biélorussie.
• Solidarité internationale des travailleurs avec le mouvement démocratique en Biélorussie !
• Dehors Loukachenko et son régime !
• Élections libres et équitables en Biélorussie !
• Libre auto-organisation du débat sur l’avenir de la Biélorussie !
• Pour avancer vers une Biélorussie écosocialiste : liens transnationaux entre syndicats, mouvements féministes, de jeunes, de travailleurs !
26 septembre 2020
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