Édition du 19 novembre 2024

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Dette

Sous la dette publique, la tyrannie de la pensée unique

Presse et politiques s’alarment que la France vienne de franchir la barre des 2 000 milliards de dettes. Ce qui justifie, pour beaucoup, l’austérité. Stupéfiant consensus, qui étouffe les voix critiques selon lesquelles une bonne partie de cette dette est illégitime.

10 OCTOBRE 2014 | Mediapart.fr

Il a suffi que l’Insee annonce le 30 septembre dernier que la dette publique française avait dépassé pour la première fois le seuil symbolique des 2 000 milliards d’euros pour qu’aussitôt, aidé par les grands médias de la presse écrite et audiovisuelle, le formidable rouleau compresseur de la pensée unique se mette en marche, pour faire croire au pays qu’il vit décidément au-dessus de ses moyens et que l’austérité est une fatalité. Défense de réfléchir à l’origine et aux causes de cette dette ! Interdiction formelle de mentionner les études qui établissent le caractère illégitime d’une bonne partie de cette dette ! C’est une formidable machine à décerveler qui s’est mise en marche voilà quelques jours, avec l’aide de quelques économistes néolibéraux et une presse le plus souvent acquise à leurs thèses et assez peu soucieuse de pluralisme.

Reprenons en effet le fil des événements récents. Le 30 septembre, l’Institut national de la statistique et des études économiques (Insee) publie donc une étude qui donne l’état de l’endettement de la France, selon les règles de calcul prévues par le traité de Maastricht. Le graphique et le tableau ci-dessous résument les principales conclusions de cette étude.

On y apprend donc que la dette publique française (c’est-à-dire la dette de l’État, des administrations de Sécurité sociale et des collectivités locales), pour la première fois de l’histoire économique française, a franchi à la fin du deuxième trimestre de 2014 la barre symbolique des 2 000 milliards d’euros, pour atteindre très précisément 2 023,7 milliards d’euros, soit 95,1 % du produit intérieur brut français (PIB).

Le franchissement de ce seuil symbolique était prévisible, mais cela n’a pas empêché une bonne partie de la presse de sonner le tocsin. Ce qui, sur le principe, n’a rien d’anormal : le fait que la France soit endettée à ce point est assurément préoccupant – même si l’endettement allemand est encore supérieur. Mais ce qu’il y a de plus choquant, c’est que la plupart des médias ont sonné l’alerte non pas pour inviter le pays à réfléchir à la gravité de cette dette et en comprendre les raisons, en même temps que les origines. Non ! Pour entonner, d’une seule voix, un seul et même refrain culpabilisateur : si la France est endettée, c’est tout bonnement parce qu’elle dépense trop et vit au-dessus de ses moyens. Élémentaire, non ? Honte à tous les Français qui ont l’irresponsabilité de ne pas le comprendre : c’est parce que l’État est obèse et paie trop bien ses fonctionnaires, qui sont par ailleurs trop nombreux ; c’est parce que le modèle social français est trop généreux ; c’est que les chômeurs sont trop bien indemnisés et les assurés sociaux trop bien remboursés. Oui ! Honte aux Français, qui ont l’égoïsme de ne pas comprendre qu’ils vivent de la sorte à crédit et qu’ils vont faire reporter sur leurs enfants ou leurs petits-enfants la charge de leur train de vie dispendieux d’aujourd’hui…

Aussitôt, un implacable rouleau compresseur s’est mis en marche. Florilège…

« 2 000 milliards d’euros : la France dans le mur de la dette », titre le journal L’Opinion qui, résumant la doxa répétée à l’envi par beaucoup d’autres journaux, commente en sous-titre : « Malgré une pression fiscale maximale, l’endettement public atteint un record de 2 023,7 milliards d’euros au deuxième trimestre (95,1 % du PIB). Conséquence d’un État dispendieux et d’une protection sociale coûteuse. » Ben voyons !…

Au même moment, le Journal du dimanche donne la parole au ministre des finances, Michel Sapin (c’est à consulter ici), et l’interroge sans le moindre recul, et comme si cela allait de soi, sur le point de vue exprimé peu avant par François Fillon selon lequel la France serait du même coup « à la veille d’un accident financier grave ».

Autre exemple, toujours pour prendre la mesure de la vulgate ambiante, La Voix du Nord rebondit sur l’actualité en donnant la parole à Frédéric Cuvillier, l’ex-ministre des transports qui, à la manière de Madame Michu, donne son point de vue sur la dette, comme si ce qu’il disait était le simple bon sens : « Ça fait quarante ans que nous vivons à crédit et que nous nous satisfaisons de faire porter sur les générations à venir le poids des déficits budgétaires. Nous sommes arrivés à 2 000 milliards d’euros de dette ! Quel signal donner aux jeunes ? Que nous n’avons aucun courage ? Que nous leur laisserons la facture ? Les jeunes n’auraient aucune perspective d’avenir parce qu’ils seraient endettés ? Il faut avoir conscience que la France ne peut pas s’accommoder de tant de dettes. Mais il faut aussi que les mesures soient à la fois soutenables et justes. Il faut du courage pour cela. »

« Cela a un côté effrayant, cela fait peur ! »

Une dette limitée à 43 % du PIB au lieu de 90 %. Le rapport n’en disait pas plus… Mais le chiffre laissait pantois : la dette publique aurait donc été de 20 points de PIB inférieure à ce qu’elle était en 2010 sans ces baisses d’impôts décidées depuis dix ans.

Le chiffre mérite un temps de réflexion. 20 points de PIB en moins d’une décennie ! Autrement dit – et ce sont des experts qui travaillaient pour le gouvernement qui le suggéraient –, la France, malgré la crise, aurait presque encore été à l’époque en conformité avec les sacro-saints critères de Maastricht si ces baisses d’impôts n’étaient pas intervenues, et notamment le critère européen qui fait obligation à ce que la dette d’un État ne dépasse pas 60 % de sa richesse nationale. Concrètement, sans ces baisses d’impôts, la France aurait certes crevé ce plafond, mais dans des proportions raisonnables. Juste un chouïa…

Dans l’article, nous soulignions aussi l’importance d’une autre étude rendue publique le 6 juillet 2010, sous la signature du rapporteur général (UMP) du budget à l’Assemblée, Gilles Carrez (son rapport est ici). Celui-ci livrait des évaluations à donner le tournis des baisses d’impôt engagées en France au cours des dix années précédentes.

Ce rapport faisait ainsi ce constat (à la page 7) : « Entre 2000 et 2009, le budget général de l’État aurait perdu entre 101,2 – 5,3 % de PIB – et 119,3 milliards d’euros – 6,2 % de PIB – de recettes fiscales, environ les deux tiers étant dus au coût net des mesures nouvelles – les "baisses d’impôts" – et le tiers restant à des transferts de recettes aux autres administrations publiques – Sécurité sociale et collectivités territoriales principalement. » Soit 77,7 milliards d’euros de baisses d’impôt sur les dix années sous revue. Et le rapport apportait cette précision très importante : « La moitié des allègements fiscaux décidés entre 2000 et 2009 ont concerné l’impôt sur le revenu. Le manque à gagner en 2009 sur le produit de cet impôt s’établit en effet à environ 2 % de PIB, contre 0,6 % de PIB pour la TVA et 0,5 % de PIB pour l’Impôt sur les sociétés (IS). »

En résumé, ce que mettait en évidence ce rapport de Gilles Carrez, c’est que les baisses d’impôts ont joué un rôle majeur sur une longue période dans le creusement des déficits. Et que ces baisses d’impôts ont d’abord profité aux foyers les plus avantagés, notamment les 50 % des Français qui sont assujettis à l’impôt sur le revenu.

Or, depuis cette enquête de Mediapart, nous disposons d’une étude beaucoup plus exhaustive sur les origines de la dette, réalisée par le « Collectif pour un audit citoyen de la dette publique » (lire Sous la dette publique, l’arnaque néolibérale). Réalisé par un collectif de chercheurs et de militants, parmi lesquels Michel Husson (Conseil scientifique d’Attac, coordination), Pascal Franchet (CADTM), Robert Joumard (Attac), Évelyne Ngo (Solidaires finances publiques), Henri Sterdyniak (Économistes atterrés) et Patrick Saurin (Sud BPCE), et reprenant les conclusions de ces deux études citées par Mediapart, le rapport établissait de manière très méticuleuse que la dette publique française aurait été limitée à 43 % du PIB en 2012, au lieu des 90 % constatés, si la France ne s’était pas lancée dans une course folle aux baisses d’impôts, essentiellement en faveur des plus hauts revenus, et avait refusé de se soumettre à des taux d’intérêt exorbitants.

On conviendra que si le constat est exact, il est d’une considérable importance. Il suggère qu’une bonne partie de la dette publique française est illégitime. Et il met aussi en évidence que le gouvernement socialiste, en voulant à toute force réduire la dette publique par la mise en œuvre d’un plan d’austérité draconien de 50 milliards d’euros, organise, en fait, l’un des plus scandaleux transferts de revenus qui aient jamais eu lieu en France dans la période contemporaine : il s’agit de faire payer par les salariés et les assurés sociaux, y compris les plus modestes, le coût des allégements fiscaux qui sont intervenus depuis plus de dix ans, notamment en faveur des plus hauts revenus. Il s’agit en somme d’organiser un formidable mouvement de redistribution, mais à l’envers : au détriment des plus faibles, et à l’avantage des plus riches. Et aussi à l’avantage des entreprises, qui profitent de 40 milliards d’euros d’allégements fiscaux et sociaux, au travers d’abord du CICE, puis du pacte dit de responsabilité.

La critique féroce de Thomas Piketty

Important, ce rapport du « Collectif pour un audit citoyen de la dette publique » aurait donc dû être débattu. Peut-être certaines de ses hypothèses auraient-elles mérité d’être discutées ou amendées ; sans doute certaines suggestions auraient-elles justifié d’être infléchies. Mais, à tout le moins, ce rapport aurait mérité, lors de sa publication, d’être au cœur du débat public.

Or, le moins que l’on puisse dire, c’est que ce ne fut pas le cas. Dans un article que vient de publier Le Monde diplomatique (n° 727, octobre 2014) et qui est intitulé « Faut-il vraiment payer toute la dette ? », c’est l’économiste Jean Gadrey qui en fait la remarque, et il a évidemment raison : « Impossible d’échapper à l’annonce d’une hausse de la dette : unanimes, les médias détaillent alors les sacrifices qui "s’imposent". Toutefois, lorsqu’un collectif démontre que plus de la moitié de ces créances n’ont pas à être remboursées, le silence est total… »

Ainsi va trop souvent une bonne partie de la presse française, comme une bonne partie des médias audiovisuels (l’émission « C Dans l’air » étant de ce point de vue une caricature) : ils ne donnent le plus souvent la parole qu’aux « imposteurs de l’économie », ces experts qui se présentent sous leur casquette universitaire mais sont souvent appointés par le monde de la finance et défendent en douce ses intérêts. Ou alors, c’est la paresse ou le conformisme qui l’emportent. Mais dans tous les cas de figure, le résultat est le même : toute production intellectuelle qui s’écarte de la doxa libérale est illégitime ou suspecte.

Le résultat, dans le cas de ce rapport majeur sur les origines de la dette publique française, en est la parfaite illustration : comme l’a relevé Jean Gadrey, l’étude n’a retenu l’attention de presque aucun titre de la presse écrite – ou si peu. On trouvera, dans l’onglet « Prolonger » associé à cet article, la très maigrelette revue de presse sur le sujet. Et à notre connaissance, le document n’a été évoqué ou présenté dans aucun grand média audiovisuel. À la trappe ! Des sueurs et des larmes, oui ! Mais pas de véritables débats !

Cette volonté acharnée manifestée par le gouvernement de clore les débats, de les étouffer – volonté à laquelle, malheureusement, bien des médias prêtent volontairement ou non leur concours – est d’autant plus préoccupante qu’elle ne se limite pas à la question de la dette. En vérité, elle cherche aussi à congeler tous les autres débats économiques du moment, qu’ils portent sur la fiscalité ou sur le pacte de responsabilité.

Dans une chronique récente pour Libération, Thomas Piketty en donnait une autre illustration, tout aussi pathétique. « Si le gouvernement ne fait rien, alors le crédit d’impôt compétitivité emploi, dit CICE, restera comme le symbole de l’échec de ce quinquennat. Une véritable verrue, incarnant jusqu’à la caricature l’incapacité du pouvoir en place à engager une réforme ambitieuse de notre modèle fiscal et social, et qui se contente d’ajouter des couches de complexité sur un système qui en compte déjà beaucoup trop. François Hollande et Manuel Valls aiment se décrire comme de courageux réformateurs, des opiniâtres socialistes de l’offre, engagés dans un combat de titans face à la vieille gauche. Ces postures sont ridicules. La vérité est qu’ils ne mènent aucune réforme de fond et ne font qu’accumuler les bricolages et les improvisations, sur la fiscalité comme sur les cotisations sociales et la compétitivité. Il est encore possible d’agir et de changer le cours des choses, en particulier sur le CICE. Mais il faut le faire dès cet automne. Après il sera trop tard », écrivait-il.

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