2 avril 2018 | tiré de mediapart.fr
En lançant sa réforme par ordonnances, le gouvernement savait qu’il s’engageait dans une épreuve de force avec les salariés de la SNCF. Certains le soupçonnent même d’avoir délibérément choisi une confrontation brutale, d’être à la recherche d’un moment thatchérien comparable à la grève des mineurs en 1984, qui avait marqué la fin du mouvement ouvrier en Grande-Bretagne. Mais, même en ayant anticipé un bras de fer, le gouvernement s’attendait-il à une mobilisation aussi forte des salariés de l’entreprise publique contre son projet ?
La SNCF s’apprête à être quasiment à l’arrêt les 3 et 4 avril, dans l’impossibilité de faire rouler plus d’un TGV sur dix ou, au mieux, un TER sur cinq dans toute la France. Selon les premières indications données dimanche 1er avril, 47 % des personnels de l’entreprise publique se sont déclarés grévistes. 95 % des contrôleurs, 90 % des aiguilleurs, 77 % des conducteurs ont déjà prévenu de leur intention de faire grève. Et encore, ces chiffres ne concernent que les catégories qui sont tenues de se déclarer grévistes avant le début du mouvement. Les autres le feront savoir le jour même. Et les premières indications laissent à penser qu’ils seront encore nombreux à le faire. « C’est sans précédent. Même en 1995, le nombre de grévistes n’était pas si élevé au début du mouvement », se souvient un ancien cadre de la SNCF.
Les semaines à venir s’annoncent à hauts risques pour le gouvernement. D’autant que ce conflit social à la SNCF prend une tournure à laquelle il ne s’attendait pas. L’exécutif tablait sur une répétition de la grève de 1994, avec un blocage complet pendant quelques jours. Un mouvement condamné à s’épuiser rapidement, d’après les calculs du gouvernement. En choisissant une grève perlée – deux jours de grève suivis de trois jours de reprise puis à nouveau deux jours de grève –, le tout jusqu’en juin, l’intersyndicale de la SNCF (CGT cheminots, CFDT cheminots, Sud Rail, Unsa cheminots) a pris le gouvernement de court. C’est un mouvement de protestation long qui se dessine avec une menace de désorganiser durablement la SNCF, et avec elle tout le pays.
De plus, cette grève commence alors que les mécontentements sociaux sourdent de toutes parts. Le choix d’annoncer une réforme par jour – un jour la formation professionnelle, le lendemain la justice, le surlendemain la santé, le quatrième la fonction publique, etc. – sur fond d’imprécision et d’illisibilité, nourrit les inquiétudes et les exaspérations. Les mécontentements s’additionnent aujourd’hui les uns aux autres.
La fédération CGT des éboueurs et celle des électriciens ont annoncé une journée de grève le 3 avril. Les salariés d’Air France ont prévu d’engager les 10 et 11 avril leur troisième grève consécutive pour obtenir des augmentations de salaires. L’intersyndicale de la fonction publique doit se réunir le 3 avril pour déterminer la ligne commune face au projet de réforme du gouvernement, avec possibilité d’appel à la grève. À ceux-là s’ajoutent les retraités, les personnels hospitaliers, maisons de retraites, les avocats…
« Et puis, il y a les facs », dit un proche du gouvernement. C’est peu dire que l’irruption de violence à l’Université de Montpellier a pris le gouvernement par surprise. Alors qu’il pensait avoir fait accepter sans encombre la réforme de l’admission à l’université (Parcoursup), le gouvernement réalise que les difficultés sont peut-être devant lui. Aux côtés de Montpellier, il y a Toulouse en grève depuis trois mois, Bordeaux, Nancy, Nantes, Paris-Tolbiac… Jusqu’où le mouvement peut-il s’étendre ? La question hante le gouvernement, qui sait que le pouvoir, quel qu’il soit, vacille toujours lorsqu’il se heurte aux lycéens et aux étudiants. Certains proches du pouvoir font le pari que le mouvement s’éteindra rapidement avec les vacances scolaires, qui commencent à la fin de la semaine, pour une partie de la France. Mais à ce stade, ce n’est qu’un pari.
Même s’il feint la sérénité, la perspective d’une « coagulation » des mouvements sociaux, selon les termes du pouvoir – d’une convergence des luttes, comme disent les syndicats –, avec la SNCF comme point d’appui, commence à sérieusement agiter le gouvernement. D’ailleurs, le ton a changé. Il y a quelques semaines encore, le gouvernement affichait une détermination ferme et assurée face au conflit de l’entreprise ferroviaire. « Il y aura dix à quinze jours difficiles », pronostiquait-on dans l’entourage du premier ministre, Édouard Philippe, début mars. Aujourd’hui, ils ne semblent plus en être si sûrs.
Tout au long du week-end, les membres du gouvernement se sont relayés pour tenir des propos crispés. « Les Français n’ont pas envie d’une grève de trois mois que rien ne justifie », a déclaré la ministre des transports, Élisabeth Borne, dans un entretien au Parisien. « Je ne crois pas un seul instant que des syndicats responsables, y compris la CGT, sont capables de prendre en otages les Français pendant de très longues semaines », a surenchéri le ministre de l’action et des comptes publics, Gérard Darmanin, sur RTL.
La nervosité au sein du gouvernement est d’autant plus manifeste qu’il n’est plus aussi assuré de gagner la bataille de l’opinion publique. En focalisant la réforme de la SNCF sur le seul statut des cheminots, l’exécutif pensait s’ouvrir un boulevard, obtenir d’emblée le soutien des Français. La dream team Macron a beau continuer à tweeter sur les « privilèges » insupportables des cheminots, l’argument peine à convaincre, y compris au sein de la majorité, semble-t-il.
« Il va quand même falloir nous expliquer en quoi cette réforme de la SNCF va permettre aux trains d’arriver à l’heure. Car pour l’instant, la démonstration n’est pas faite », se serait énervé Richard Ferrand, figure historique du macronisme, lors d’une réunion de la majorité, selon des propos rapportés par Le Canard enchaîné.
De fait, le bien-fondé de cette réforme peine à trouver écho auprès de l’opinion publique. Au fil des semaines et des explications syndicales, le pays découvre l’état réel de la SNCF, trop longtemps passé sous silence : son endettement massif, le coût de la politique du tout TGV, le sous-investissement massif depuis des années dans le réseau ferroviaire provoquant des retards de plus en plus fréquents et la fermeture des lignes, la décrépitude du fret ferroviaire, l’organisation rigidifiée de l’entreprise publique, le renoncement à tout aménagement du territoire. Autant de sujets qui sont au centre des préoccupations quotidiennes des Français mais qui semblent totalement passés sous silence dans les projets de réforme avancés par le gouvernement.
Le malaise des cadres de la SNCF
La méthode choisie par le gouvernement a aussi créé la confusion dans les esprits. En annonçant en février que la réforme de la SNCF serait faite par ordonnances, le premier ministre a donné le sentiment qu’une fois de plus, le gouvernement décidait de passer en force, sans même avoir envie d’entendre les autres parties prenantes, y compris les usagers. Les tables rondes au ministère des transports renvoyant l’image d’un gestuel, pour la forme.
Les annonces de la ministre des transports, Élisabeth Borne, vendredi 30 mars, ont encore un peu plus brouillé les lignes. L’ouverture à la concurrence, a-t-elle expliqué, se fera de façon progressive – 2019 pour les TER, 2020 pour le TGV, et à partir de 2024 jusqu’en en 2036 pour le réseau francilien. Et le projet sera discuté dans le cadre de la loi et non par ordonnances.
En soi, ces annonces ne modifient en rien le projet présenté auparavant. Elles sont juste censées illustrer l’esprit d’ouverture du gouvernement, qui accepte d’en discuter au parlement. La manœuvre laisse les syndicats insensibles. « Le premier ministre s’est mis dans la nasse en annonçant les ordonnances. Il ne sait pas comment en sortir. Les annonces de vendredi ne règlent rien. Il n’y a toujours aucun document écrit. Surtout, il n’y a aucune vision globale de ce que doit être la SNCF à l’avenir », analyse Thomas Cavel, responsable de la CFDT cheminots.
Pour l’intersyndicale de la SNCF, aucune négociation ne peut avancer avec le gouvernement sans que les vrais problèmes ne soient traités. Elle a élaboré une plateforme en huit points, qui doit servir, selon elle, de cadre dans toute discussion sur la réforme de la SNCF. La résolution du problème de la dette ferroviaire, la modernisation du réseau, la relance du transport de marchandises, l’aménagement du territoire, la sous-traitance, l’ouverture à la concurrence sont des problèmes aussi urgents à traiter que « les droits sociaux des cheminots », insiste-t-elle.
Pour l’instant, le gouvernement a juste fait miroiter, comme base de compromis, la possibilité de repousser la date de la fin du statut des cheminots. Une mesure notoirement insuffisante pour les syndicats de cheminots, qui refusent de se laisser enfermer dans le piège de la défense des droits acquis, que leur tend le gouvernement. « Accepter ce seul point serait perdre la bataille de l’opinion publique, mais aussi une partie du soutien des salariés à l’intérieur de la SNCF », analyse un connaisseur du dossier.
C’est le deuxième sujet de préoccupation du gouvernement. En avançant son projet de réforme, Matignon avait parié sur le soutien, ou tout au moins la bienveillante neutralité, de l’encadrement de la SNCF. C’est au moins ce que semble lui avoir fait miroiter la direction de la SNCF. Or, là encore rien ne se passe comme prévu. Lors de la journée de grève du 22 mars, 17 % des cadres intermédiaires et des managers ont fait grève, alors que SUD Rail était le seul syndicat sur les quatre de l’intersyndicale à avoir appelé à cesser le travail. Et celui-ci est loin d’être le mieux implanté dans l’encadrement. Du jamais vu, dans l’histoire récente de l’entreprise. Selon les prévisions des syndicats, ils devraient être plus nombreux à cesser le travail les 3 et 4 avril.
Plus problématique encore : de nombreux cadres intermédiaires ont annoncé qu’ils refusaient de se substituer aux cheminots grévistes pour conduire les trains, comme ils l’ont souvent fait dans les mouvements précédents. La prime exceptionnelle de 150 euros promise par la direction de la SNCF à tous les cadres qui accepteraient de faire ces remplacements risque de ne pas suffire à inverser la décision de nombre d’entre eux.
« Là encore, c’est sans précédent », analyse un ancien haut dirigeant de la SNCF. « Ce sont les cadres intermédiaires qui font tourner l’entreprise. Leur retrait est le signe d’un grave malaise. » Le malaise se décline en formes multiples. « L’encadrement, qui s’était très engagé dans les projets de réforme en 2016, en veut à la direction de l’avoir abandonné en rase campagne. Depuis, le fossé n’a cessé de se creuser entre Guillaume Pepy [président de la SNCF – ndlr] et eux qui sont sur le terrain et qui doivent tous les jours gérer les dérèglements, les retards, l’absence de matériel », raconte un connaisseur du dossier.
« Les cadres savent qu’ils ont beaucoup à perdre avec l’ouverture à la concurrence. Comme à France Télécom, ils risquent d’être les premiers sacrifiés, de se retrouver sans aucune perspective de carrière. Parce que même en cas de transfert de lignes à d’autres exploitants, ceux-ci auront toujours besoin de cheminots, d’aiguilleurs. Mais ils n’auront pas besoin de cadres avec un statut. Ils iront chercher ailleurs », relève, de son côté, Bérenger Cernon, responsable CGT cheminots à Paris-Gare de Lyon. La question du transfert des cadres, en cas de passage de lignes à un autre exploitant, reste d’ailleurs bizarrement dans le flou dans les projets du gouvernement, dans le « sac à dos social » promis par la direction de la SNCF. Comme s’il était urgent de taire ce point délicat.
« Les cadres, comme tous les autres salariés de la SNCF, supportent très mal le cheminot bashing subi tous les jours depuis deux mois, surtout quand cela vient de la direction de l’entreprise. Chaque jour, la direction rajoute un bidon d’huile dans le feu », renchérit Thomas Cavel de la CFDT. La position intransigeante de Guillaume Pepy depuis l’annonce de la réforme de la SNCF ne cesse de surprendre les observateurs. Depuis des jours, le président de la SNCF multiplie les déclarations incendiaires, annonçant un jour la paralysie totale de l’entreprise, recommandant le lendemain de faire de l’autostop, dénonçant le surlendemain l’archaïsme des salariés. De quoi hérisser une entreprise déjà au bord de la crise de nerfs.
« À quoi joue Guillaume Pepy ? Je n’en sais rien », dit un connaisseur du dossier, inquiet de la montée des tensions au sein de l’entreprise. « Après la grève, il faudra recommencer à travailler, renouer le dialogue. Il ne faudrait pas que des mots irrémédiables soient prononcés. » Le choix de Guillaume Pepy d’être en conflit dur avec les salariés pourrait en tout cas devenir rapidement un troisième sujet de préoccupation pour le gouvernement.
Tentative de déminage dans la fonction publique
Face à cette situation totalement imprédictible, le gouvernement a tout sauf envie d’ouvrir un autre front social, surtout dans la fonction publique. Pour tenter de désamorcer la colère, et du même coup s’éviter dans la rue un triptyque cheminots-fonctionnaires-étudiants, Gérald Darmanin et Olivier Dussopt ont accepté, jeudi 29 mars, de revenir sur le document d’orientation définissant les grandes lignes de leur projet de loi censé « refonder le contrat social » dans la fonction publique, en y ajoutant le principe de l’attachement formel de l’exécutif au statut des fonctionnaires.
Cela suffira-t-il à faire rentrer les syndicats dans le rang, qui protestent aussi contre la baisse du pouvoir d’achat, le gel du point d’indice, la hausse de la CSG ? « On constate un delta important entre la prise de parole des ministres et ce qui nous est présenté ensuite, donc si on peut avoir un document qui soit raccord avec ce qui est affiché, très bien, confirme Christian Grolier, de la fédération fonction publique pour FO. « Si le document n’est pas remis dans le bon sens, ce à quoi nous ne croyons guère, ce sera ni plus ni moins qu’une goutte d’eau supplémentaire versée sur tout le reste, le pouvoir d’achat et les 120 000 postes en moins dans la fonction publique. Sauf qu’on aura en plus le sentiment d’avoir été trahis », poursuit-il.
Son homologue à la CGT est encore moins convaincu : « Il y aura de nouvelles affirmations de principe, que l’on note avec satisfaction, mais sauf coup de théâtre, toute la suite reste en état, regrette Jean-Marc Canon. Le fait de dire la main sur le cœur qu’on aime le statut des fonctionnaires ne suffit pas à effacer l’ardoise. Pour nous, ça ne fait pas la maille. »
La CFDT, qui avait laissé entendre ces dernières semaines qu’elle attendait beaucoup de cette rencontre, ne partage pas cette analyse, et ne rejoindra donc toujours pas l’intersyndicale, pour l’heure constituée de FO, la CGT, Solidaires, la FSU, la CFTC, la CFE-CGC, ainsi que FA (fédération autonome). « La décorrélation du point d’indice, c’est écarté, le plan de départs volontaires n’est plus à l’ordre du jour, ou en tout cas, on a l’engagement du gouvernement de respecter la volonté des agents, donc oui, on peut rentrer en concertation, assure Mylène Jacquot, secrétaire de la fédération fonction publique CFDT. Mais on a toujours pris ce document pour ce qu’il était, un point de départ, ça ne veut pas dire qu’on sera d’accord sur tout ce qui va suivre et on le dira à chaque fois que cela sera nécessaire. »
La prochaine intersyndicale prévue le 3 avril, premier jour de grève à la SNCF, doit arrêter une ligne commune. Le ton se durcit néanmoins chaque jour davantage : « Oui, nous sommes sur l’idée d’une grève transversale dans les trois versants de la fonction publique et des formes de reconduction, des actions unitaires qui rythment tout le mois d’avril », assure pour la première fois Jean-Marc Canon. Sans pour autant se mettre dans les pas de la mobilisation SNCF. « On a besoin d’avoir des visibilités d’action distinctes, même si on défend une vision conjointe du service public. Il faut gagner des choses, chacun sur nos revendications spécifiques. »
À ce stade, personne n’est capable de prédire ce qu’il peut advenir dans les jours qui viennent, quelle forme peut prendre la grève des cheminots, et le mécontentement social, quelles réponses choisira d’y apporter le gouvernement. Celui-ci, cependant, sait qu’une séquence politique est en train de s’achever : au terme d’un an de pouvoir sans partage, de réformes menées à la hussarde sans prendre le moindre avis autre que le sien, il est en train de se heurter à une réalité sociale qu’il a feint d’ignorer.
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