« Il existe des édifices inclinés ! La Tour de Pise est inclinée est pourtant elle est demeurée sur pied durant des siècles. »
- Président de la Chambre chilienne de la construction, au sujet des projets immobiliers endommagés par le tremblement de terre.
La destruction est immense. La deuxième ville d’importance du Chili paralysée, des villages engloutis par le raz-de-marée, un pays coupé par l’effondrement des ponts et des routes, et plus de deux millions de personnes sans toit. Le Sud du pays prendra des années en s’en remettre. Face à la catastrophe, la société chilienne fait preuve d’un effort de solidarité sans précédent pour l’aide et la reconstruction des régions affectées.
Cependant, la frustration, l’amertume, la peur et le cynisme sont des sentiments ambiants parmi la population. Trop de questions restent sans réponse. Tout le monde sait que le Chili, situé au pied des Andes, est un pays sismique. Alors pourquoi un gouvernement qui vient d’accéder au sélect club de l’OCDE [1] a été totalement débordés par les événements ? Pourquoi des tours construites l’an dernier se sont-elles effondrées comme un jeu de cartes ? Comment les réseaux de télécommunication, d’électricité et d’eau potable, administrés par des entreprises privées efficientes, sont demeurés paralysés pendant plus d’une semaine ? D’où viennent les pillards qui ont saccagé le pays dans les jours suivant la catastrophe ?
La violence d’une société
Dans les heures qui suivirent le terrible séisme, les pillards ont commencé à faire leur apparition à Concepcion et Talcahuano, défonçant les rideaux de fer des supermarchés et des grands magasins. Pour la majorité des Chiliens, il était difficile d’accepter que des milliers des leurs honnêtes concitoyens se lancent au pillage des commerces. Il s’agit pourtant du tiers des Chiliens qui vivent sans-emploi et du petit négoce, ce sont ces famillles dont le garde-manger se remplit qu’au jour-le-jour. Le tremblement de terre a révélé au peuple chilien et au monde le côté obscure du modèle socio-économique dont on a bercé le pays depuis un quart de siècle. Les laissez-pour-compte de l’économie triomphante n’ont tenté que de répéter la seule recette du succès selon le capitalisme : le vol.
Devrait-on s’étonner d’une violence si spontanée. Car les pillages sont une constante de l’histoire chilienne selon Gabriel Salazar, historien libertaire et Prix national de sa discipline. Dans ses essais, il n’a cessé de démontré comment les couches populaires, a diverses époques, répètent les violences similaires. Que ce soit à l’occasion de tremblements de terre, de soulèvements ou de grèves ouvrières, les miséreux tentent de profiter de la suspension de l’autorité pour améliorer leur sort. À la différence qu’en 2010 les quartiers populaires sont truffés de gangs capables de s’organiser en une heure pour piller un magasin d’ordinateurs.
Comme seule solution, l’État n’a su adopter que la force militaire et l’état d’urgence dans deux régions. L’intervention de l’armée a été appelée à grands cris par des médias sensationnalistes et des maires de droite, qui allait jusqu’à demander que l’on tire sur les délinquants. Pour la première fois depuis la dictature, les militaires se sont emparés de la ville de Concepcion, en y faisant régner un couvre-feu de 18 heures par jour. Le retour à l’ordre s’est fait rapidement, mais non sans bavure dont des dizaines d’arrestation arbitraire, des ratissages et des fouilles systématiques dans les quartiers populaires et la mort d’un innocent, sorti malencontreusement de nuit pour acheter des cigarettes.
Les délinquants en complet-cravate
Cette tour résidentielle renversée de Concepcion a fait le tour du monde. Près de dix personnes y ont péri. Le séisme du 27 février 2010 a donné raison aux sceptiques du développement immobilier en hauteur. Il faut dire que depuis un dizaine d’années, le pays est affecté par une fièvre de l’immobilier, aggravée par la financiarisation de l’économie et la déréglementation des marchés. Santiago, Concepcion et Viña del Mar ont été couvertes d’édifications en hauteur. Aujourd’hui, près d’une centaine de ces récentes tours de condominiums, certaines ayant été livrées il y a à peine quelques mois, ont subi des dommages irréparables. Déréglementation oblige, afin de stimuler la croissance du secteur, l’État a abandonné son rôle de vigilance des travaux d’infrastructure. Le tremblement de terre a fait s’écrouler le mythe du marché auto-régulé. Les propriétaires qui ont perdu leur condo (ou les familles des victimes) sont maintenant responsables de « poursuivre » en justice les compagnies responsables des défaut de bâtiment. Alors que plusieurs hommes d’affaires sont introuvables et les compagnies fantômes se dissolvent dans la poussière des décombres, le processus risque de prendre des années...
Le Chili a aussi expérimenté durement la fragilité de son réseau de services, dont la majorité a été cédée au secteur privé. Champion des réformes néolibérales, les divers gouvernements de centre-gauche n’ont cessé de convaincre la population des bienfaits de la privatisation les services d’eau, d’électricité et de télécommunication. La population paye les tarifs les plus élevés pour ces services en Amérique du Sud. L’effondrement majeur de ces réseaux durant la nuit du 27 février a démontré que les failles du système. La coupure de service des trois grands fournisseurs de téléphonie cellulaire durant les trois premiers jours est l’une des causes du manque de coordination du gouvernement dans sa réaction. Les hauts tarifs n’ont pas été investis dans des infrastructures de pointe pour résister au séismes, ni dans une infrastructure d’urgence. Il est peu probable que les compagnies répondent de leur inefficacité.
Le nouveau président chilien Sebastian Piñera a été investi le 11 mars dernier entre deux secousses sismiques. Des secousses qui ont fait trembler l’édifice du Congrès où se rassemblait l’élite politique qui assistait à la cérémonie. La nouvelle administration doit maintenant espérer qu’à l’image du Congrès, le fragile édifice social du Chili ne s’effondre pas.