Édition du 12 novembre 2024

Une tribune libre pour la gauche québécoise en marche

Se moquer des Palestiniens et ridiculiser l’accusation de génocide portée contre Israël par l’Afrique du Sud

Aujourd’hui, 11 janvier, l’Afrique du Sud présente ses preuves à la Cour internationale de justice, accusant formellement Israël de commettre un génocide et demandant des mesures provisoires pour mettre fin à son attaque contre Gaza. (Pour lire le document complet présentant les preuves, allez ici https://www.icj-cij.org/sites/default/files/case-related/192/192-20231228-app-01-00-en.pdf)

Ovide Bastien, professeur retraité du Collège Dawson
photo Serge d’Ignascio

Compte tenu de la tragédie humaine qui se déroule à Gaza depuis trois mois, cela est peu étonnant : 23, 357 Gazaouis tués, dont 9 600 enfants, 6 750 femmes, 100 médecins et 111 journalistes ; 8 000 portées disparus ; 59 410 blessés ; 70% de l’infrastructure détruite, dont 92 écoles et universités, 115 mosquées, 3 églises, et 350 000 maisons ; 23 hôpitaux et 53 centres médicaux rendus inopérants et parfois la cible d’attaques ; 103 ambulances prises pour cible, dont une le 10 janvier où quatre médecins et deux autres personnes à l’intérieur du véhicule furent tués ; 146 membres du personnel de l’ONU tués, soit le plus grand nombre dans un conflit depuis la création de l’ONU ; 1,9 millions de personnes - soit 85% de la population - obligées de se déplacer, parfois à plusieurs reprises, et maintenant confrontées à famine et épidémie, à cause du peu d’aide humanitaire permise par Israël à Gaza,...
Pourtant, certains se permettent encore, en plein génocide, de se moquer de la cause palestinienne ou de ridiculiser le geste courageux et tellement nécessaire que pose aujourd’hui l’Afrique du Sud.

« Il est certes injuste qu’une seule famille arabe soit obligée de se déplacer lors de la création d’Israël, » affirme dans son monologue le très populaire humoriste et commentateur politique étatsunien Bill Maher. «  Oui, c’est vrai. Mais de tels déplacements dans l’histoire ne sont pas rares, ».
«  Et personne ne sait mieux que les Juifs ce que signifie se voir expulser d’une terre.
« Les Juifs ont notamment été chassés de presque tous les pays arabes dans lesquels ils vivaient autrefois. Oui, fans de TikTok, le nettoyage ethnique se produit dans les deux sens (rires chez son auditoire). »
« Tout le monde cependant finit par trouver un compromis... Sauf, bien sûr, les Palestiniens. (...) Arafat s’est vu offrir 90 % de la Cisjordanie et a dit non. On devrait rappeler aux Palestiniens que leurs dirigeants et les idiots qui leur servent d’alliés sur nos campus ne leur font aucune faveur en entretenant le mythe Du fleuve à la mer. »
« Où pensez-vous qu’Israël va déménager ? Tenez-vous bien chers amis... nulle part ! (fort applaudissent chez son auditoire). »1

Lorsque je visionne sur YouTube ce monologue de Maher, remontent en moi colère et indignation. Et celles-ci ne font qu’augmenter lorsque, en plein milieu du monologue, apparaît soudainement une courte publicité ciblée - évidemment payée par Israël qui, depuis le 7 octobre, inonde de publicité les réseaux sociaux - où on voit le président de ce pays, Isaac Herzog, qualifier les Palestiniens d’animaux atroces :

«  Nous sommes ici à Zaka afin de réaliser une œuvre sacrée, » affirme Herzog lors d’une cérémonie funéraire de soldats israéliens tués à Gaza. « Celle d’offrir à un être humain la dernière dignité. Ce que nos ennemis, ces animaux atroces, ont perdu de vue. Nous sommes ici pour montrer que nous sommes des êtres humains. Et, à ce titre, nous honorons le corps et l’âme de chacun de ceux que nous avons perdus. Nous les quittons et les accompagnons dans la dignité... »

Lorsque Norman Finkelstein, auteur de Gaza : An Inquest into its Martyrdom (2018), visionne ce même monologue de Maher, il réagit comme moi : incrédulité, indignation, et colère. Un Juif, dont la famille a été victime de l’Holocauste, Finkelstein a passé plus de quarante ans à enquêter sur le sionisme et la question palestinienne.

«  Dans son humour de fort mauvais goût, surtout en plein génocide, Maher fait preuve d’une ignorance crasse, affirme Finkelstein.

« Dès sa création, le projet sioniste implique l’expulsion du peuple palestinien. J’en sais quelque chose, car mon doctorat portait précisément sur le sionisme. L’idée sioniste, « une terre sans peuple pour un peuple sans terre » n’est qu’une simple rationalisation pour justifier l’injustifiable. La Palestine n’était pas un territoire inhabité et les Palestiniens savaient que le projet sioniste les réduirait, au mieux à un statut de citoyens de seconde zone dans leur propre lieu de naissance, ou au pire aboutirait à leur expulsion. Les sionistes n’appelaient pas cela une dislocation mais un transfert. (...) C’est ainsi que 90 % de la population palestinienne, dans ce qui devenait en 1948 Israël, fut expulsée.

« Et, contrairement à ce qu’avance Maher dans son ignorance incommensurable, les Palestiniens ont fait de grands compromis, et cela depuis longtemps, poursuit Finkelstein. Dès 1976, l’Organisation pour la libération de la Palestine (OLP) soutenait la solution des deux États sur la base de la frontière de 1967. Elle soutenait le compromis. Elle avait renoncé à 80 % de la Palestine, le territoire qui est devenu Israël. Elle avait accepté d’avoir un État comprenant uniquement la bande de Gaza, la Cisjordanie et Jérusalem-Est.

« La question du retour des réfugiés palestiniens dans leur patrie restait, il est vrai, une zone grise. Cependant, même sur ce point, les représentants palestiniens avaient accepté de faire des compromis drastiques et colossaux.

« Les faits montrent clairement que les Palestiniens avaient déjà renoncé à l’idée d’un État unique Du fleuve à la mer.

« Cependant, Israël était tellement terrifié par l’idée d’un accord de paix impliquant l’abandon de Gaza et de la Cisjordanie, et qui serait évidemment soutenu par la communauté internationale, qu’elle inventait, en 1982, une excuse pour envahir le Liban. Pourquoi ? Parce que c’est là que se trouvait alors l’OLP. Israël voulait détruire l’OLP, non pas parce qu’elle était trop radicale, mais parce qu’elle était trop modérée.

« Au cours de cette guerre, rappelle Finkelstein, Israël a tué entre 15 000 et 20 000 Palestiniens et Libanais, dont la plupart étaient des civils. En fait, ce n’est qu’aujourd’hui, lors de la guerre de Gaza, que le nombre de victimes palestiniennes a dépassé celui de la guerre du Liban. »2

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Lorsque l’Afrique du Sud, qui elle aussi a longtemps souffert, comme le peuple palestinien, d’un système d’apartheid, dépose le 29 décembre dernier sa requête auprès de la Cour internationale de justice, accusant Israël de commettre un génocide, les Etats-Unis réagissent en cherchant à ridiculiser cette accusation.

Requête « sans fondement, contre-productive et totalement dénuée de toute base factuelle », déclare le porte-parole du Conseil national de sécurité des États-Unis, John Kirby.
Requête sans fondement (meritless), répète le Secrétaire d’État Antony Blinken, lors de sa visite en Israël le 10 janvier, se contentant d’affirmer qu’il y a beaucoup trop de civils tués à Gaza.

Sans fondement et dénuée de toute base factuelle ?

Quelle hypocrisie, on ne peut plus consommée, de la part d’un pays qui, depuis de nombreuses années, offre à Israël, dans sa longue histoire d’oppression des Palestiniens, un appui – politique, diplomatique, et, aussi et surtout, financier, en raison de presque 4 milliards par année ! Et qui connaît parfaitement bien les nombreuses déclarations, à la suite de l’attaque du Hamas le 7 octobre, de hauts placés en Israël, incluant du premier ministre Benjamin Netanyahou, où on qualifie les Palestiniens « d’animaux », où on affirme vouloir couper eau, nourriture, combustible, et biens médicaux à Gaza, où on exprime vouloir raser tout simplement Gaza, etc.

Quelle hypocrisie, de la part d’un pays, qui, comme chacun de nous, voit quotidiennement à la télévision le véritable carnage qui s’effectue à Gaza. Et aussi en Cisjordanie, où, dans la seule année 2023 mais surtout depuis le 7 octobre, des colons juifs appuyés par l’armée israélienne tuent – 483 – et blessent -1,769 - impunément des Palestiniens, accaparant souvent leurs terres et démolissant avec des bulldozers leurs maisons et même leurs routes ; où, depuis le 7 octobre, les militaires israéliens opèrent quotidiennement des raids, détenant et emprisonnant, sans possibilité de procès, de milliers de Palestiniens, souvent des adolescents.

Quelle hypocrisie de la part d’un pays qui se contente, jour après jour, de prier Israël de modérer son ardeur à tuer des civils et détruire massivement de l’infrastructure, et de permettre davantage d’aide humanitaire à Gaza. Du bout des lèvres, bien sûr... tout en continuant à faire parvenir régulièrement armes et munitions à Israël qui poursuit sans relâche sa répression brutale ! Tout en continuant à voter contre les motions de cessez-le-feu qu’adoptent dans l’Assemblée générale de l’ONU une écrasante majorité de pays ; tout en continuant à imposer son véto aux motions de cessez-le-feu qu’adoptent au Conseil de sécurité de l’ONU une écrasante majorité de ses membres !

Il n’est pourtant pas nécessaire d’avoir un doctorat pour comprendre qu’un simple appel téléphonique de Joe Biden à Benjamin Netannyahou suffirait pour mettre fin à cette guerre.

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La souffrance et l’oppression du peuple palestinien durent depuis plus de cent ans.3
Au début du vingtième siècle, alors que l’Angleterre gère la Palestine comme colonie, son ministre des Affaires extérieures, Arthur James Balfour, affirme clairement, en 1917, son approbation du projet sioniste dans ce territoire occupé. Les grandes puissances, affirme Balfour, se sont engagées en faveur du sionisme. Et celui-ci, « qu’il soit juste ou faux, bon ou mauvais, est enraciné dans des traditions séculaires, des besoins présents, et des espoirs futurs qui ont beaucoup plus d’importance que les désirs et préjugés des 700 000 Arabes qui habitent présentement cette ancienne terre. » Il n’est donc aucunement nécessaire, poursuit Balfour, « de consulter les habitants actuels du pays pour voir ce qu’ils veulent. »
En 1922, la nouvelle Société des Nations publie son Mandat pour la Palestine, qui officialise la gestion du pays par la Grande-Bretagne. Ce mandat non seulement reproduit mot pour mot le texte de la déclaration de Balfour de 1917, mais il va encore plus loin dans son appui du projet sioniste.

Dans le troisième paragraphe du préambule du mandat, seul le peuple juif est décrit comme ayant un lien historique avec la Palestine. Pas la population palestinienne qui est carrément majoritaire. Aux yeux des rédacteurs, l’ensemble de l’environnement du pays construit pendant deux mille ans, avec ses villages, sanctuaires, châteaux, mosquées, églises et monuments datant des périodes ottomane, mamelouke, ayyoubide, croisée, abbasside, omeyyade, byzantine et antérieures, n’appartient à aucun peuple, ou seulement à des groupes religieux amorphes. Il y a des gens, certes, mais ceux-ci n’ont pas d’histoire ou d’existence collective, et on peut donc les ignorer.

Dans tous les articles du mandat, on ne se réfère jamais aux Palestiniens en tant que peuple jouissant de droits nationaux ou politiques. Comme dans la déclaration Balfour, les mots "arabe" et "palestinien" n’apparaissent pas, et les seules protections envisagées pour la grande majorité des gens qui habitent déjà cette région concernent les droits personnels et religieux et la préservation du statu quo sur les sites sacrés.

L’article 7 du mandat prévoit une loi sur la nationalité pour faciliter l’acquisition de la citoyenneté palestinienne par les Juifs. Cette loi sera par la suite utilisée pour refuser la nationalité aux Palestiniens qui avaient émigré aux Amériques pendant l’ère ottomane et qui souhaitaient maintenant retourner dans leur patrie.

Ainsi, les immigrants juifs, quelle que soit leur origine, peuvent acquérir la nationalité palestinienne, alors que les Arabes palestiniens de souche qui se trouvent à l’étranger au moment de la prise de pouvoir par les Britanniques se la voient refuser.

En entraînant un afflux de colons juifs étrangers dont la mission est de s’emparer de la Palestine, le mandat rend la colonisation de la Palestine différente de celle de la plupart des autres peuples colonisés à cette époque. Au cours des années cruciales allant de 1917 à 1939, l’immigration juive imposée par le mandat se poursuit à un rythme soutenu. Les colonies établies par le mouvement sioniste le long de la côte palestinienne et dans d’autres régions fertiles et stratégiques servent à assurer le contrôle d’un tremplin territorial pour la domination (et finalement la conquête) du pays, une fois que l’équilibre démographique, économique et militaire a suffisamment basculé en faveur du peuple juif.

Il est peu étonnant que le mécontentement populaire à l’égard du soutien britannique aux aspirations sionistes se soit traduit par des manifestations, des grèves et des émeutes, avec une flambée de violence notamment en 1920, 1921 et 1929, chaque épisode étant plus intense que le précédent. Dans tous les cas, il s’agit d’éruptions spontanées, souvent provoquées par des groupes sionistes en train de montrer leurs muscles.

Les Britanniques n’hésitent pas à réprimer brutalement et avec la même sévérité les Palestiniens, que leurs manifestations soient pacifiques ou pas. En plus, ils enseignent aux Juifs colons leurs techniques de répression, leur fournissant un entrainement militaire intensif ainsi qu’une quantité considérable d’armes.

Grâce à l’aide britannique, les colons juifs qui arrivent en Palestine réussissent à construire la structure autonome d’un para-État sioniste. En outre, un secteur distinct de l’économie contrôlé par les Juifs est créé grâce à l’exclusion de la main-d’œuvre arabe des entreprises appartenant à des Juifs, sous le slogan "Avoda ivrit" (travail en hébreu), et à l’injection de capitaux véritablement massifs en provenance de l’étranger.

Au milieu des années 1930, bien que les Juifs constituent toujours une minorité de la population, leur secteur économique, largement autonome, est déjà plus important que celui appartenant aux Palestiniens.

La vague massive d’immigration juive provenant des persécutions du régime nazi en Allemagne fait passer la population juive en Palestine de 18 % du total en 1932 à plus de 31 % en 1939.

En 1936, le peuple palestinien se révolte massivement contre la domination britannique et son appui au projet sioniste. Cette révolte, qui durera jusqu’en 1939, est réprimée de façon brutale. L’Empire britannique fait intervenir une centaine de milliers de ses soldats, des escadrons de bombardiers, et tout l’attirail de répression qu’il a perfectionné au cours de plusieurs décennies de guerres coloniales. Les raffinements d’insensibilité et de cruauté mis en œuvre vont bien au-delà des exécutions sommaires. Pour la possession d’une seule balle, Shaykh Farhan al-Sa’di, un chef rebelle âgé de quatre-vingt-un ans, est mis à mort en 1937. En vertu de la loi martiale en vigueur à l’époque, cette seule balle est suffisante pour mériter la peine capitale, en particulier pour un guérillero accompli comme al-Sa’di. Plus d’une centaine de sentences d’exécution sont prononcées à l’issue de procès sommaires devant des tribunaux militaires, et de nombreux autres Palestiniens sont exécutés sur place par les troupes britanniques.

Lorsque les rebelles palestiniens tendent des embuscades à leurs convois et font exploser leurs trains, les Britanniques, furieux, attachent les prisonniers palestiniens à l’avant des véhicules blindés et des locomotives pour empêcher les attaques des rebelles, une tactique qu’ils avaient inaugurée dans un effort futile pour écraser la résistance des Irlandais pendant leur guerre d’indépendance de 1919 à 1921.

Les Britanniques démolissent des maisons des rebelles emprisonnés ou exécutés, ou des rebelles présumés ou de leurs parents ; ils détiennent de milliers de Palestiniens sans procès, et forcent à l’exil les dirigeants les plus importants.

Des tactiques que, malheureusement, leurs disciples militaires israéliens continuent à utiliser jusqu’à ce jour.

Bilan de cette grande répression britannique de 1936 à 1939 : de 14 à 17 % de la population palestinienne adulte masculine est tuée, blessée, emprisonnée ou exilée.
Notes

1. Norman Finkelstein Shreds Bill Mayer’s Israel Defense, Breaking Points, publié sur YouTube le 22 décembre, 2023. Consulté le 3 janvier 2024.
2. Je me suis permis une certaine liberté en reproduisant et traduisant ces paroles de Norman Finkelstein. Je suis convaincu, cependant, que je reflète bien sa pensée. Lectrices et lecteurs pourront le vérifier en visionnant eux-mêmes, ici, ce que dit Finkelstein.
3. L’information dans cette section, et parfois des paragraphes entiers, proviennent presqu’exclusivement du livre de Rashid Khalidi, The Hundred Years’ War on Palestine Henry, Holt and Company, 2020.

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