Ainsi en est-il de la dynamique de l’accaparement des terres, un phénomène mondialisé qui touche désormais tous les continents. Ce phénomène désigne l’acquisition ou la location d’importantes superficies de terres par des compagnies ou des fonds d’investissement, qui visent à gérer ces terres selon des stratégies de valorisation industrielle ou financière qui bouleversent les modèles « traditionnels » d’habitation du domaine agricole. La plupart du temps, ce processus d’implantation d’une agriculture de capitaux se traduit aussi bien par le rétrécissement des perspectives de développement de l’agriculture de métier que par la déstructuration d’économies agricoles locales, qui se voient dépossédées des meilleures superficies de leur patrimoine foncier.
L’ampleur du phénomène commence à être bien documentée. Les données compilées par la Matrice foncière, un organisme international d’enregistrement des transactions foncières d’envergure, ne laissent planer aucun doute. Ainsi, à l’échelle mondiale, ce sont près de 203 millions d’hectares de terres – soit trois fois la taille de la France – qui ont été accaparées entre 2000 et 2010. Compte tenu du contexte macro-économique, des facteurs démographiques et des prémisses idéologiques qui conditionnent actuellement l’encadrement du commerce international, la tendance semble bien vouloir se maintenir.
Aux sources du phénomène
Cette ruée des grands détenteurs de capitaux vers les terres agricoles procède d’au moins deux causes. D’abord, depuis le début des années 2000, une demande accrue pour les produits agricoles s’est manifestée à l’échelle mondiale. Ces produits sont en effet utilisés aussi bien aux fins de la décarbonisation de la base énergétique (biocarburants) qu’à l’approvisionnement de certains pays faisant face à une hausse importante de la demande intérieure en denrées alimentaires (cultures vivrières). Voulant tirer profit de cette demande, des investisseurs se sont lancé dans l’acquisition massive de terres agricoles afin de se positionner dans ces filières où les produits agricoles constituent la base des investissements.
Une seconde cause explique ce phénomène : le poids de plus en plus grand des pratiques et des acteurs financiers dans le secteur agricole. Confrontés à l’instabilité croissante du système financier, les fonds de pension et les sociétés d’investissement ont en effet trouvé dans les terres agricoles des actifs stratégiques pour leurs portefeuilles. Ces actifs remplissent deux fonctions : ils procurent une couverture contre la volatilité des marchés et offrent un rendement financier soutenu et appréciable. En effet, au cours des dernières années, l’investissement dans les terres agricoles a présenté des rendements importants, supplantant même des indices de référence « standards » comme le Standard & Poor’s 500 et l’indice du marché immobilier américain.
La situation au Québec
Si cette dynamique frappe d’abord et avant tout les pays du sud, le Québec n’est pas épargné pour autant. En effet, des investisseurs canadiens et québécois ont déjà commencé à acquérir des blocs de terres agricoles afin d’en tirer le maximum de rendement. La Banque Nationale du Canada, Agriterra, Partenaires agricoles S.E.C., mais surtout Pangea sont des investisseurs privés qui se sont récemment lancés dans l’achat de terres agricoles en déployant différentes formules. Ces investisseurs ont pour mandat de faire fructifier les capitaux qu’ils gèrent, en maximisant les revenus issus des terres achetées bien souvent de producteurs sortants. Au Québec comme dans d’autres pays, cette dynamique a pour conséquence de bloquer l’accès de la relève agricole à la propriété, relève pourtant essentielle pour assurer la pérennité de l’occupation du territoire agricole.
En s’inspirant de ce qui se fait en France et en Belgique, le Québec pourrait se doter d’un instrument d’observation et d’intervention sur le foncier agricole afin de consolider les bases de l’agriculture de métier. À cet effet, l’Institut de recherche en économie contemporaine (IRÉC) a proposé la création d’une Société d’aménagement et de développement agricole du Québec (SADAQ), qui serait mandatée pour réaliser ces objectifs stratégiques. Il s’agirait d’un dispositif institutionnel de première importance, qui viendrait soutenir le renouvellement du modèle agricole québécois, dans un contexte marqué par la montée en puissance d’une agriculture de capitaux. Non seulement cette institution permettrait-elle de limiter l’appétit de cette agriculture de capitaux, mais elle donnerait surtout aux communautés agricoles régionales un levier supplémentaire pour maîtriser leur développement et donner à l’agriculture de métier les moyens de se redéployer dans la nouvelle donne.