Édition du 12 novembre 2024

Une tribune libre pour la gauche québécoise en marche

Catalogne

Référendum en Catalogne. Classe, hégémonie et indépendantisme catalan

Ce texte entend participer à un débat stratégique tel qu’il s’est ouvert au sein de la gauche autour de la question du référendum catalan du 1er octobre. Nous pensons toutefois qu’un tel débat va au-delà de cette question. Nous ne ferons pas ici le récit de l’histoire de la formation du processus indépendantiste catalan. Nous délimiterons la discussion à une proposition de caractérisation de ce que l’on a appelé le Procés [« processus vers l’indépendance »] et nous tenterons de fournir des arguments dans le sens d’une implication active des gauches non indépendantistes dans le référendum du 1er octobre, conçu comme un moment de rupture.

Tiré du site de la revue Contretemps.

L’un des arguments typiques, de « sens commun » de la gauche traditionnelle pour ne pas soutenir le référendum catalan du 1er octobre est que le Procés est dirigé par la bourgeoisie. Exprimée ainsi, cette appréciation est complètement fausse et elle ne peut que se fonder sur deux malentendus, le premier malveillant alors que le second ne peut qu’être le produit de l’ignorance ou d’un déplacement de catégories tellement absurde qu’il s’invalide de lui-même.

Le caractère erroné de cet argument peut être vérifié empiriquement. La grande bourgeoisie catalane a pris position régulièrement contre le Procés, car ce dernier serait irresponsable et qu’il provoquerait l’instabilité pour les « affaires économiques » (investissements). Cela peut être vérifié pour quiconque se donne la peine de chercher sur Google les déclarations de l’organisation patronale catalane Foment del Treball. L’ignorance découle du type de définition de la bourgeoisie, un concept que la gauche espagnole a utilisé au cours des quarante dernières années exclusivement pour faire référence à la Catalogne ou, dans le cas du Parti communiste espagnol (PCE), pour justifier sa politique d’alliances avec la bourgeoisie progressiste et nationale (sic) qui aurait été représentée en 1978 par Adolfo Suárez1.

« Bourgeoisie » est un concept de l’économie classique repris par le marxisme, qui définit la classe dominante en son rapport avec la propriété des moyens de production. Ainsi que nous l’avons signalé, les élites de ce secteur social sont opposées au Procés : le Foro Puente Aéreo [« conclave » de grands entrepreneurs de Madrid et de Barcelone, qui s’est réuni au siège de Madrid de la compagnie pétrolière espagnole Repsol le 19 septembre – voir photo], l’organisation patronale Foment del Treball (http://www.foment.com/), l’élitaire Círculo Ecuestre, le Círculo de Economía ou encore la Trilateral commission (http://trilateral.org/page/9/european-group) [fondée en 1973, elle réunit certaines des « personnalités » les plus puissantes au monde ; le président de sa branche européenne est l’ancien président en second de la BCE, Jean-Claude Trichet] ont manifesté à de nombreuses reprises leur opposition à l’indépendance, tout comme José Manuel Lara (du groupe de presse et d’édition Planeta), Isidre Fainé (président de la CaixaBank), Josep Lluís Bonet (Freixenet, producteur du fameux « champagne catalan », le cava) ou encore Josep Oliu (Banque Sabadell, célèbre auteur, en juin 2014, de la formule selon laquelle la création d’un Podemos de droite était nécessaire).

Certains secteurs du Foment del Treball ont toutefois appuyé, devant le fait accompli, le Procés, dans l’espoir d’améliorer leur position et leurs prébendes face à la bourgeoisie du reste de l’Etat ainsi que sur le plain international. La dynamique de mobilisation populaire du Procés a reçu l’aval de la majorité des entrepreneurs des PME, organisés dans des entités telles que la PIMEC [Micro, petita i mitjana empresa de Catalunya], la Cecot ou encore la Cámara de Comercio.

Aucun de ces acteurs n’a, en aucune mesure, été à l’origine du Procés, ils ont toutefois, fidèles à leur pragmatisme proverbial, repositionné leurs intérêts à mesure qu’avançait le processus. Ainsi que l’a reconnu, avec une mélancolie lampédusienne, Artur Mas lui-même devant le Colegi d’economistes de Catalunya avant la consultation du 9 novembre 2014 : « Les élites du pays ne doivent prétendre changer le cours de l’histoire, mais elles doivent canaliser ce mouvement de base. Il ne s’agit pas de freiner ou d’arrêter, mais de faire en sorte que son résultat soit bon. »

Faire en sorte que le résultat des « choses » (événements) ne soit pas « bon » pour ces secteurs de la classe dominante, agir sur leurs contradictions et tenter d’empêcher qu’elles puissent « canaliser » la crise du régime, afin d’y mettre un terme d’en haut au moyen d’un nouvel accord et d’une nouvelle répartition du gâteau entre les élites, est la première tâche de toute organisation ou espace qui aspire au changement politique et social.

Observer de loin – avec l’excuse que des secteurs de la bourgeoisie catalane prétendent le « canaliser » en direction de leurs intérêts propres – que le plus important mouvement de masse qui se déroule actuellement en Europe s’écrase n’est pas une alternative. Au contraire, c’est précisément pour cette raison qu’il faut soutenir le mouvement et mener une bataille pour sa direction politique en faisant en sorte que ses secteurs les plus populaires agissent et se rassemblent. Dans le contexte d’un « article 155 de facto »2 en Catalogne et d’une régression démocratique dans l’ensemble de l’Etat, ne pas comprendre que si le processus souverainiste s’écrase, nous nous écrasons toutes et tous a un mérite herméneutique : empêcher que la réalité gâche une bonne histoire.

Qui donc dirige le mouvement ? Ou, plutôt, qui surfe sur le mouvement souverainiste catalan ? Il est évident qu’un secteur de la classe politique catalane (comprenant sans aucun doute des éléments peu désirables et peu suspects de vouloir réaliser une transformation radicale de la société) a cessé de représenter les intérêts politiques de la grande bourgeoisie catalane (bien qu’ils continuent de défendre son programme économique) et maintient son aspiration à tenir un rôle dirigeant par le biais de son contrôle d’une partie de l’appareil d’Etat et de sa capacité de s’adapter à un processus de masses indépendantiste.

Ce dont il est actuellement question est d’empêcher que le processus de mobilisation sociale en cours serve de récit héroïque justifiant leur projet social et économique d’austérité. Le défi ici ne consiste pas à savoir qui est capable de décrire avec le plus de fureur un secteur dirigeant du processus, mais plutôt de savoir de quelle manière nous sommes capables d’articuler un terrain commun entre la gauche indépendantiste et souverainiste de Catalogne et celle du reste de l’Etat qui permette de donner naissance à une nouvelle hégémonie : une république catalane et des processus constituants est un avenir possible qui pourrait être activé le 1er octobre si existait une volonté politique suffisante.

Loin de la tendance à voir le processus indépendantiste catalan comme quelque chose d’homogène, il est intéressant d’en explorer les contradictions internes et de le considérer comme un champ de luttes dont le terme n’est pas déterminé. Au sein d’un processus national-populaire, l’homogénéité est une fiction préalable à la lutte réelle ou conquise au travers du monopole d’Etat : c’est-à-dire que le « national » tend à suturer toutes les contradictions de classe qui existent dans le « populaire ». Toutefois, lorsque ce processus national-populaire se met en mouvement et entre en conflit avec les appareils de domination de l’Etat, les premières failles apparaissent, des répertoires de lutte qui vont au-delà de celles des élites dirigeantes du Procés.

Nous faisons l’hypothèse que personne n’affirmera qu’il y a plus de 2 millions de bourgeois ou de politiques en Catalogne. Il est certain que la matrice dominante est lesdites « classes moyennes » (un concept qui place au premier plan sa propre définition de l’hétérogénéité des composantes de ces classes ainsi que leur rapport avec des attentes de classe déterminée au détriment d’une définition marxiste, c’est-à-dire en lien avec la propriété des moyens de production) et que la « classe laborieuse » dans son acception classique est absente. C’est-à-dire que nous nous trouvons devant un mouvement interclassiste, au sein duquel on rencontre des ouvriers, des petits propriétaires, des fonctionnaires, des politiciens, des avocats, médecins et ingénieurs ainsi que des patrons de petites et moyennes entreprises, etc.

Leur relation avec le mouvement indépendantiste n’est toutefois pas déterminée par leur place dans le rapport économique, mais plutôt par leur adhésion national-populaire au projet d’une Catalogne indépendante.

Cela implique un programme plein de contradictions : un secteur du Procés semble avoir comme modèle pour une Catalogne indépendante une sorte de Suisse du sud de l’Europe. La majorité des bases (un rêve qui est bien sûr partagé par la majorité de la base sociale du « progressisme » espagnol) tire son exemple d’une Suède méditerranéenne [en raison du type de « protection sociale », toujours plus affaiblie], au sein de laquelle le marché serait contrôlé par un Etat efficace et sensé. Un secteur minoritaire, mais significatif (plus significatif, pour le moins, que dans le reste de l’Etat espagnol et qu’en tout autre endroit d’Europe) mise sur une issue nettement anticapitaliste du Procés. Par conséquent, l’horizon d’une Catalogne indépendante dissimule des projets différents. Est-ce si étrange ? Les mouvements politiques et sociaux de masse qui ont émergé suite à la défaite du mouvement ouvrier infligée par le néolibéralisme n’ont-ils pas été traversés de faiblesses similaires ? L’une des limites principales de notre époque ne réside-t-elle pas dans l’absence d’une classe laborieuse « formée » et disposant d’un projet de transformation hégémonique ?

Sans aucun doute, ces limites évidentes empêchent de parler du mouvement indépendantiste comme d’un mouvement socialement révolutionnaire car il ne met pas en cause les fondements matériels du capitalisme : ni la subordination des intérêts collectifs à la propriété privée, ni les rapports de production et de reproduction fondés sur l’exploitation et l’oppression.

Mais, était-ce le cas du 15M (« les indignés ») ? La classe laborieuse et ses intérêts tenaient-ils le rôle principal, occupant les lieux de travail et étendant un projet de société alternative depuis le cœur du capital ? Il est vrai que le 15M était porteur d’un programme socialement plus avancé, mais cela n’est apparu comme quelque chose de réel qu’ensuite pour ce secteur de la gauche qui observe aujourd’hui avec méfiance la Catalogne et qui regardait avec la même méfiance le mouvement du 15M, car il ne se définissait pas de gauche ainsi que par l’absence en son sein de la « classe ouvrière ».

Tous les mouvements sur lesquels s’appuie la gauche de transformation remplissent-ils nécessairement, a priori, toutes ces caractéristiques qui délimitent aussi nettement ce qui est révolutionnaire ? Cette conception du rôle de la classe ouvrière rappelle la critique juste que formulait Ernesto Laclau à Karl Kautsky et à la Deuxième Internationale dans son ouvrage Hégémonie et stratégie socialiste [publié en 1985, la traduction française date de 2009] :

« Le prétendu radicalisme de sa position était, cependant, la pièce centrale d’une stratégie fondamentalement conservatrice ; fondée sur le refus de tout compromis ou de toute alliance ainsi que sur le développement d’un processus dont l’issue ne dépendait pas d’initiatives politiques, ce radicalisme conduisait au quiétisme et à l’attente. La propagande et l’organisation étaient les deux tâches essentielles – en réalité les seules – du parti. La propagande ne tendait pas à la formation d’une « volonté populaire » plus large sur la base de laquelle gagner de nouveaux secteurs à la cause socialiste mais plutôt, essentiellement, à un renforcement de l’identité ouvrière ; en ce qui concerne l’organisation, son étendue ne signifiait pas une participation politique croissante sur divers fronts, mais plutôt la construction d’un ghetto au sein duquel la classe ouvrière mènerait une existence ségréguée et centrée sur elle-même. Cette institutionnalisation progressive du mouvement correspondait bien à une conception selon laquelle la crise finale du système capitaliste serait l’œuvre de la bourgeoisie elle-même, qui se dirigeait vers sa ruine, le rôle de la classe ouvrière ne consistant finalement qu’à se préparer à intervenir au moment approprié. Depuis 1881, Kautsky affirmait : « notre tâche n’est pas d’organiser la révolution, mais de nous organiser pour la révolution ; ne pas faire la révolution, mais de profiter de celle-ci ». [Sur ces questions, voir les débats entre Kautsky, Rosa Luxemburg et Anton Pannekoek sur la grève de masse avant la Première Guerre mondiale publié en français sous le titre Socialisme, la voie occidentale (PUF, 1983).]

Il est vrai que l’absence d’une classe ouvrière en tant que vecteur central au sein du processus indépendantiste est une limite évidente. Le nier reviendrait à faire une apologie de l’interclassisme populiste qui est aujourd’hui le fédérateur fondamental du Procés. Mais si nous voulons élever le débat sur le plan stratégique, plutôt que de postuler un « socialisme en dehors du temps » et des consignes à destination d’une consommation interne, nous devrions déplacer la discussion et commencer à penser que la politique est constituée non seulement de facteurs structurels, mais aussi d’agents politiques.

L’attitude d’une partie importante de la gauche face au mouvement indépendantiste est, pour le dire ainsi, pré-hégémonique en deux sens. D’un côté, la majorité de la gauche catalane, ou au moins la partie fondamentale de cette dernière qui exerce des fonctions dirigeantes, le groupe d’Ada Colau et les Comunes, considère le mouvement comme quelque chose de statique, incapable de connaître des développements différents et ouverts, de transformations au travers de conflits internes. La gauche qui, en Catalogne, se maintient, en ce moment critique, à la marge du mouvement souverainiste (en dépit du fait qu’il en fait partie) revient à assumer une position passive qui ne dispute pas la direction du mouvement et qui n’intègre pas non plus des secteurs sociaux nouveaux provoquant la naissance d’une délimitation de classe au sein du processus même. Elle maintient une attitude ambiguë, d’attente, estimant que le projet indépendantiste perdra de sa force et de son élan, avec une stratégie fondée sur la récolte des cendres [du mouvement] pour en faire la clé de voûte d’une négociation néoconstitutionnelle fort possible avec les élites qui gouvernent l’Etat espagnol.

A la passivité de la gauche des Comunes en Catalogne, il faut certainement ajouter les limites des CUP [Candidatures d’unité populaire, qui comptent 10 députés au Parlament et dont les voix ont été déterminantes pour le Govern de Catalogne] qui, malgré leur honnêteté radicale, ne se sont pas efforcées de jouer un rôle de lien entre cette gauche et le mouvement indépendantiste, préférant, en des lieux clés comme la municipalité de Barcelone, adopter une attitude sectaire qui garantisse le retranchement de son espace plutôt que d’opérer une politique d’alliances risquée pour attacher les Comunes à une bataille commune contre la direction PDeCAT-ERC du processus souverainiste.

Du côté de la gauche espagnole, existe une tendance à considérer le mouvement souverainiste comme une « farce », comme s’il n’était pas quelque chose de sérieux, seulement un jeu entre les élites, ce qui révèle une incompréhension de cette vieille idée d’un Lénine trop cité (qui est en réalité présente dans toute la « politique du conflit ») selon laquelle la division entre les classes dominantes est une précondition à toute transformation sociale. Une « précondition » signifie que c’est une chose qui n’est en elle-même pas suffisante, mais que c’est une contingence nécessaire, qui ouvre une brèche dans laquelle peuvent faire irruption les politiques émancipatrices, leurs subjectivités partisanes et leurs intérêts de classe. Il est vrai que le mouvement souverainiste peut s’achever en une farce lampédusienne [selon la formule « Il faut que tout change pour que rien ne change »], mais il en va de même avec tout. Rien ne naît en tant que vérité, cela devient vérité au travers de la lutte active et dans le conflit. C’est la passivité qui crée les mensonges, le faux et éternel verdict des faits accomplis : ceux d’en haut gagnent toujours. Bien que face à cela une position active ne garantit pas non plus la vérité, il s’agit une fois de plus d’une précondition de toute politique émancipatrice.

Ceux et celles d’en bas se meuvent toujours dans des conflits sociaux et politiques historiquement concrets, où les cartes sont distribuées par ceux d’en haut et au sein desquels les degrés de conscience sont variés et contradictoires. Celui qui cherche un terrain de lutte social pur, épuré de toutes ses contradictions politiques, culturelles, nationales, etc., cherche un terrain de lutte qui n’est pas de ce monde, qui n’existe que dans l’imaginaire iconographique des pires cauchemars du réalisme socialiste. La classe laborieuse regrettée et absente ne se formera que dans la lutte politique, dans et au-delà du lieu de travail, en contact avec d’autres classes, délimitant ses intérêts comme étant la meilleure solution pour l’ensemble d’une société en crise. Car la classe laborieuse en tant que sujet politique n’existe pas en tant que telle, elle se forme : ce qui existe, c’est une masse multiforme que l’on appelle force de travail et qui est présente dans tous les pores de la société, bien qu’elle n’ait pas de conscience d’elle-même en tant que force politique émancipatrice.

Il est vrai que l’attitude de certains secteurs d’Izquierda Unida (IU) comme Garzón [député d’Unidos Podemos et dirigeant d’IU] et de Podemos est différente : il faut reconnaître que Podemos a défendu dans son discours la tenue d’un référendum, alors qu’IU n’a pas été en mesure de proposer autre chose qu’un « Etat fédéral » abstrait. L’arrangement proposé pour le thème catalan par Podemos part toutefois d’une prémisse qui n’est pas réalisée aujourd’hui : que Podemos remporte les élections à la majorité absolue, dans la mesure où un gouvernement aux côtés du PSOE, s’il était réaliste, aurait pour conséquence stricte le refus de ce référendum.

Il n’est pas impossible que cela se produise à un moment donné, mais il est difficile de croire que ce scénario relève du court terme. Car, ici, réside la grande tragédie des stratégies « gradualistes » : penser les temps politiques comme étant linéaires et uniformes, sans discordance, comme si le processus catalan et le 1er octobre n’étaient qu’une parenthèse gênante dans une stratégie passive d’accumulation de forces électorales, au lieu d’articuler les différentes temporalités qui structurent le champ politique de l’Etat et penser le 1er octobre comme étant un catalyseur qui pourrait précipiter la chute du gouvernement du PP [un exemple : en raison des « événements » de Catalogne, le PP ne peut faire voter actuellement le budget au Parlement : sans majorité absolue et avec le refus du PNV basque, le gouvernement en est réduit à le proroger] et ouvrir sur une accélération du temps politique qui favoriserait un printemps de processus constituants [dans les régions et] pour l’ensemble du territoire de l’Etat] qui enterreraient, enfin, le régime de 1978 sous les ruines de la vallée des tombés3.

Toute crise est conjoncturelle : la crise du régime provoquée sur le « flanc catalan » [de l’Etat espagnol] ne durera pas éternellement et il est possible que le mouvement indépendantiste, s’il ne va pas jusqu’à son terme en ce moment de montée, n’ait pas d’autre opportunité avant longtemps. Il semble difficile qu’il aille jusqu’à son terme avec la direction actuelle du Procés : la désobéissance destituante implique un degré de cohésion et de détermination que ni la classe politique catalane ne semble en condition d’assumer, ni la gauche catalane et espagnole disposée à alimenter et à tirer parti sur la base d’une optique de démocratie constituante. Peut-être que la tragédie est que « l’échec » hypothétique du processus souverainiste soit potentiellement fonctionnel autant pour la gauche que représente Ada Colau en Catalogne que pour celle que représente Podemos en Espagne.

Pour reprendre les termes de Josep María Antentas, le scénario dans la foulée du processus souverainiste catalan n’augure pas une situation de radicalisation démocratique, mais bien plutôt de passivité :

« face à l’enjeu indépendantiste, certaines organisations plus insérées dans le jeu de la gouvernabilité conventionnelle et la normalisation institutionnelle réfléchissent. Elles délimitent des forces politiques plus favorables à la fermeture de la crise institutionnelle par en haut sur le mode d’une mutation positive, bien que limitée, du système traditionnel de partis en faveur d’un nouveau au sein duquel la gauche post-néolibérale dispose d’un poids plus important qu’au cours de la phase antérieure. »

Des étapes décisives, au cours desquelles il peut se passer des choses, sont encore à venir. Peut-être que la répression du PP et des appareils de l’Etat post-franquiste réveillent la gauche majoritaire de sa passivité. Car les opportunités passent et ensuite la seule chose qui nous reste, c’est la prophétie autoréalisatrice du « on ne peut pas » [inversion du slogan phare en Espagne « si se puede », repris du « Yes we can » d’Obama, lequel avait usurpé une formule du syndicaliste de l’United Farm Workers César Estrada Chávez].

Au cours des dernières semaines, un saut qualitatif s’est produit en termes de degré de conflit avec l’Etat et dans la réponse massive et spontanée de la population4 contenant des éléments d’auto-organisation ainsi qu’un répertoire de lutte qui va au-delà de ce que nous a habitué la société civile institutionnalisée du Procés [ANC et Ominium] : l’entrée en scène du monde du travail qui a convoqué une grève générale et sociale pour le 3 octobre (http://alencontre.org/europe/espagne/catalogne-etat-espagnol-appel-a-la-greve-generale-le-3-octobre.html) s’il n’est pas possible de voter, la décision des dockers de refuser de ravitailler les navires qui mouillent dans les ports catalans et qui abritent les forces militaires, le mouvement étudiant coupant le trafic et occupant des facultés, différentes plates-formes qui promeuvent des actions de solidarité dans tout l’Etat ainsi qu’une charte de droits sociaux en Catalogne qui culmine en une assemblée des mouvements sociaux catalans ainsi que d’autres manifestations et actes de solidarité dans tout l’Etat.

Dans la mesure où cela se produit, dans la mesure où le monde du travail et les mouvements sociaux se placent au premier rang de la défense du droit à décider du peuple catalan, l’agenda social de ces mouvements ainsi que de larges secteurs populaires jusqu’ici absents commencera à gagner une force « constituante ». Cela est fondamental pour commencer à construire et à rendre visible un nouveau rapport de forces, un nouveau champ politique d’alliances stratégiques, qui, d’un côté, conteste l’agenda « constituant » néolibéral de Junts Pel Sí [coalition du PDeCat, d’ERC et de différents indépendants issus principalement de l’ANC] et qui oblige, de l’autre, la gauche du reste de l’Etat à passer à la vitesse supérieure et à miser sur la force destituante du régime de 1978 que représente le processus indépendantiste. Le problème de l’Espagne et la question catalane ne se débloqueront que si les classes laborieuses et populaires proposent des solutions et qu’elles sont les actrices de ce que Gramsci nommait la « grande politique », c’est-à-dire de ce qui touche à la « configuration des Etats », les thèmes qui n’ont historiquement pas été résolus par les classes dominantes.

Article paru le 27 septembre sur le site de la revue El Salto ; traduction et publication initiale par le site A l’Encontre (http://alencontre.org/europe/espagne/catalogne-etat-espagnol-classe-hegemonie-et-independantisme-catalan.html).

Marc Casanovas et Brais Fernández sont membres du secrétariat de rédaction de la revue Viento Sur et militants d’Anticapitalistas, respectivement à Barcelone et à Madrid.

Notes

1- A. Suarez 1932-2014 issu du parti unique franquiste, dont il a été le secrétaire après la mort de Franco et au cours des premiers mois de 1976, est l’un des grands artisans de la transformation du régime franquiste en une « démocratie », processus appelé Transition, avec les éléments de discontinuité et de continuité. (Réd. A l’Encontre)

2- Article de la Constitution qui permet au gouvernement central d’intervenir directement dans les affaires d’une communauté autonome qui « désobéirait ». L’article prévoit deux démarches préalables : solliciter le président de la communauté autonome en question et, si ce dernier n’agit pas dans le sens attendu par le gouvernement central, un vote au Sénat. Aucune de ces démarches n’a été initiée par le gouvernement Rajoy, lequel, en outre, est dans les faits même allé au-delà de ce que permet l’article 155. (Rédaction A L’Encontre)

3- Allusion à la gigantesque basilique souterraine creusée dans une montagne près de Madrid – et surmonté d’une croix de 150 mètres – dans laquelle sont enterrés Francisco Franco et José Antonio Primo de Rivera, le fondateur de la Phalange. Des milliers de corps de combattants de la Guerre civile (1936-1939), des « deux camps » y sont enterrés. Ce symbole franquiste de « réconciliation nationale » a été édifié au prix du travail forcé – et de nombreux morts – de prisonniers républicains. Inutile de dire que placer dans la même sépulture Franco et des milliers de combattants constitue une insulte post mortem, ce d’autant plus que des milliers de « disparus » – enterrés dans des fosses communes dont la localisation est souvent connue, bien que tue – ne sont toujours pas identifiés 80 ans plus tard. (Rédaction A L’Encontre)

4- Pour mentionner deux exemples très récents : jeudi 28 septembre environ 16’000 étudiant·e·s sont descendus dans les rues de Barcelone, des routes ont été bloquées, les pompiers ont rejoint la manifestation ; le 29 septembre des centaines de tracteurs parcourent les centres urbains catalans à l’appel d’un syndicat d’agriculteurs ; en outre pour détourner l’interdiction d’ouverture d’écoles pour le vote du 1er octobre ainsi que pour éviter que les détenteurs de clés soient poursuivis en justice – des amendes lourdes ont été annoncées –, certaines associations de parents d’élèves organisent des « pique-niques » sur place. (Réd. A l’Encontre)

Brais Fernández

Membres d’Anticapitalistas/Podemos (Espagne).

Auteur pour le site espagnol http://www.grundmagazine.org/

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