Tiré de À l’encontre.
Ainsi, il n’obtenait ainsi qu’une très fragile majorité, surtout compte tenu de l’ampleur de l’amendement constitutionnel, face à un 48,7% bien déterminé à ne pas se laisser faire malgré toute sa disparité. La victoire du Non dans des grandes villes comme Ankara et Istanbul (à mairie AKP) et dans des circonscriptions d’Istanbul à tendance conservatrice n’a fait qu’attiser le malaise.
Le besoin d’expliquer ces résultats et d’y remédier en vue des prochaines élections régionales, législatives et présidentielles de 2019, s’est traduit par un enchevêtrement et une superposition de divers débats et polémiques dans les médias et les réseaux sociaux. Deux principales positions se sont dégagées de cette multitude de controverses.
Une opposition interne implicite
D’un côté, se trouvent les défenseurs d’une ligne plus modérée, jugeant que les résultats du référendum appelaient à une révision de la politique de polarisation culturelle-religieuse, de criminalisation de l’opposition, de la chasse au traître. Ces derniers prônent un redressement des rapports avec l’Occident accompagné de mesures démocratiques à l’intérieur du pays, sans bien sûr abandonner la lutte contre les protagonistes de la tentative de coup d’Etat, tout en soulignant néanmoins les excès de la répression anti-guleniste. Il s’agit donc, ici, d’une vision de retour aux sources du projet initial « conservateur-démocrate » de l’AKP.
On trouve parmi les défenseurs de cette ligne toutes les franges de l’AKP qui sont en désaccord avec le cours autoritaire d’Erdogan. Tout d’abord, des islamistes que l’on pourrait qualifier de « modérés » comme l’ancien Président de la République Abdullah Gül et l’ex-Premier ministre Ahmet Davutoglu. Toutefois ce terme (« modéré ») doit être utilisé avec précaution en tenant compte du fait que ces derniers ne sont certainement pas contre la multiplication des références religieuses, autant dans la sphère de la société civile que dans le fonctionnement de l’appareil d’Etat. Mais, ils s’opposent au brusque tournant répressif pris par Erdogan, auquel ils n’ont par ailleurs pas manqué de contribuer, avant de se faire évincer avec « délicatesse ».
Se trouvent aussi dans ce front critique des secteurs de la droite traditionnelle turque qui ont jusqu’à maintenant soutenu l’AKP. Ces électeurs porteurs de valeurs conservatrice-religieuses. mais d’autre part laïques (c’est-à-dire, selon la formule consacrée en turc « qui font la prière du vendredi, mais boivent aussi leur raki ») ne se reconnaissent plus dans le projet d’Erdogan. Ces deux secteurs qui, bien entendu peuvent se recouper, sont nostalgiques de la première période de l’AKP (allant de 2003 à 2011, ou même 2013 pour certains) où dominaient (et domineraient) des valeurs et des objectifs autres que le sultanat d’Erdogan. Et ce furent, selon eux, des valeurs démocratiques dans le sens où la représentation des musulmans religieux et la visibilité des références islamiques dans la sphère publique étaient une question de démocratie en opposition au laïcisme autoritaire d’origine kémaliste. Tout en maintenant bien sûr le cap de l’intégration à l’Union Européenne.
Des islamistes plus radicaux se trouvent aussi parmi les mécontents. Rappelons que divers courants islamistes plus ou moins fondamentalistes avaient appelé à voter pour le Non lors du référendum. Surtout l’engagement pour le Non du Saadet Partisi (Parti du Bonheur) qui représente le courant historique Milli Görüs [l’Opinion Nationale] d’où est issu l’AKP – autrement plus religieux que ce dernier – avait contrecarré la tentative d’Erdogan d’identifier l’objectif du référendum à une cause religieuse. Mais c’est justement l’effacement de la cause islamique devant le seul objectif de l’ascension d’Erdogan qui a poussé divers cercles islamistes dans le camp des contestataires.
Les dévoués
Dans le camp adverse se trouvent les reisçi (lire « réyistchi ») tel qu’ils se nomment, c’est-à-dire les fervents défenseurs du Reis, du capitaine. C’est tout d’abord la victoire d’Erdogan et de la « volonté nationale » qu’ils soulignent face à toutes les conspirations mises en application par les puissances occidentales – de la révolte du Parc de Gezi [en mai-juin 2014, avec des milliers d’arrestations, des blessés, des morts, mouvement qui trouva une extension dans les principales villes] aux opérations anti-corruption de 2013, des actions « terroristes » du PKK à la tentative de coup d’Etat.
Ils sont toutefois conscients de la chute des voix, mais l’interprètent dans un cadre d’analyse basé encore une fois sur le concept de trahison. Une jeune reisçi bien connue sur les réseaux sociaux et proche de l’appareil du parti, que j’avais rencontrée juste quelques jours après le référendum me confia : « Le parti n’a pas travaillé. Les partisans dissimulés du Non, comme les équipes de Davutoglu et de Gül sont encore influents dans le parti. Ces groupes doivent être défaits. Ainsi que les fidèles de Gülen. On parle de 120 députés ayant téléchargé Bylock –l’application de communication des membres de la confrérie Gülen. Les purges n’ont pas encore visé l’intérieur du parti. On attend toujours une opération anti-putschiste envers les politiciens. »
Ces deux figures importantes du parti, Gül et Davutoglu, représentent aux yeux des reisci des ennemis proches, susceptibles d’être en contact avec Fethullah Gülen. Le fait que Gül ait décliné l’invitation d’Erdogan de participer à un rassemblement pour le Oui pendant la campagne et que Davutoglu, même s’il n’osa pas refuser, ne fit aucun appel pour le Oui lors de son discours constitue à leurs yeux des preuves de la conspiration.
Selon le politologue marxiste Dogan Cetinkaya, suivant de près le mouvement islamiste, cette vision résulte de la croyance en une identification totale à Erdogan : « Pour les reisci rien ne doit diverger de la voie d’Erdogan ou bien c’est jugé comme un acte qui ferait le jeu des traîtres. Il faut donc revendiquer toutes ses paroles et actes, qui peuvent généralement changer d’orientation en l’espace de quelques semaines, voire de quelques jours. Les contradictions ne sont pas un problème, l’important c’est le dévouement ». Le retour d’Erdogan à la présidence du parti le 21 mai 2017 à la suite de référendum constitutionnel qui annula l’obligation pour le Président de la République d’être indépendant est pour Cetinkaya une conséquence logique de l’erdoganisme : « Il n’existe plus de parti, au sens propre du terme, en dehors d’Erdogan. Aucun débat entre positions adverses, aucune objection à la ligne décidée par le Reis n’y est possible. Le seul moyen d’influencer le chef passe par les relations personnelles nouées avec lui. Et c’est là que l’on assiste à la course au plus reisci, qui vise à discréditer ses concurrents au moindre signe de manque à la fidélité et à consolider sa place dans la sphère du pouvoir. »
Reisçi vs Islamistes ?
Le proche entourage d’Erdogan, surtout après l’éviction de Gül, de fondateurs renommés du parti (comme Bulent Arinc), puis de Davutoglu est de plus en plus composé de – relativement – jeunes journalistes, économistes, hommes et femmes politiques d’origine séculière, n’ayant pas eu d’appartenance politique auparavant. Leur formation idéologique est pour le moins floue. Pour ces derniers l’identification à Erdogan est devenue en tant que telle une cause politique. Ceci est bien entendu un choix délibéré du Reis qui ne veut plus s’encombrer de personnalités politiques ayant un caractère affirmé et pouvant se permettre un quelconque décalage avec ses opinions. Toutefois la confiance avec laquelle ces arrivistes s’expriment au nom d’Erdogan en criminalisant chaque écart, surtout après la tentative de coup d’Etat, suscite de nombreuses protestations de la part des secteurs conservateurs-religieux et notamment des anciens du parti.
L’intervention du pseudo-journaliste Cem Kucuk lors d’une émission télévisée quelques jours après le référendum a ainsi provoqué une controverse cristallisant toutes ces oppositions. Chroniqueur et commentateur reisci, dont la principale particularité est d’appeler publiquement au licenciement, au lynchage médiatique ou même à l’arrestation de journalistes, intellectuels et hommes politiques dissidents, Kucuk s’en est pris cette fois aux islamistes, notamment à la fondation qui organisa la flottille de soutien à Gaza – quelque 700 personnes sur le Mavi Marmara – qui fut attaquée par l’Etat d’Israël en mai 2010 causant la mort de 9 volontaires : « Il est temps pour l’AKP de se séparer des islamistes radicaux, des types cinglés de Mavi Marmara, absurdement adversaire d’Israël, de l’Occident, adversaire de tout. J’ai le pressentiment que c’est ce que va faire M. Tayyip [Erdogan]. » L’impertinence de Kucuk a ainsi suscité une vaste polémique qui fut perçue par l’opinion publique comme un règlement de compte entre reisci et islamistes.
Les propos d’Ahmet Tasgetiren, chroniqueur islamiste de longue date, reflètent bien l’état d’esprit des « anciens », des défenseurs de la cause islamique. Tasgetiren juge dans un de ses écrits que « les tam-tams de guerre anti-islamique d’un groupe qui donne l’impression de s’adosser au Reis » constituent le plus grand complot contre Erdogan « Il y en a assez de ces attaques d’un groupe dont on ne sait qui sont et d’où viennent [les membres]. Il y en a assez que ces créatures qui frisent les murs, répandent chaque jour leur boue. La divergence islamiste-non islamiste va foutre en l’air l’AKP (…). C’est une opération contre Erdogan et l’AKP (…). Certains veulent faire exploser la mission de l’existence de l’AKP, telle est mon analyse » (Star, 27 avril 2017).
Je rencontre Cihangir Islam, intellectuel musulman dissident, après la rupture du jeûne, dans une petite pizzeria aux alentours de Taksim pour l’interroger sur ce présumé débat entre reisci et islamistes. Islam fut dans les années quatre-vingt-dix, un des proches conseillers de feu Necmettin Erbakan, figure historique de l’islamisme institutionnel turc et leader du courant Milli Gorus. L’association des droits de l’homme à forte sensibilité musulmane, Mazlum-Der, que Cihangir Islam fonda dans la même décennie, a été confisqué récemment par l’AKP à travers un changement de direction. Le Has, parti fondé en 2010, à sensibilité religieuse et prônant la démocratie et la justice sociale, auquel Islam contribua fut réduit à néant par l’intégration de sa direction par l’AKP. Professeur en chirurgie, Cihangir Islam a été récemment exclu de sa fonction à l’université par un décret d’Erdogan, pour avoir signé une pétition en faveur de la liberté d’expression en soutien aux universitaires signataires de la pétition pour la paix.
« C’est la quatrième fois que je me fais expulser de l’université, raconte-t-il. Les trois premières fois dans les années quatre-vingt-dix pour mes activités en faveur des droits de l’homme et principalement du droit au port du voile, et une quatrième fois, aujourd’hui sous Erdogan, mais à l’époque on avait la possibilité de déposer un recours, mais plus de nos jours. » Le régime d’Erdogan constitue à ses yeux une administration machiavéliste et bonapartiste : « L’AKP n’est pas un parti islamiste, il est indépendant de toute valeur politique et ne cherche que les moyens de rester au pouvoir. La consolidation autour du chef est devenue tellement primordiale que l’expression de fidélité passe par un serment à répéter tous les jours, c’est quasiment devenu une obligation. La légitimation passe par le Reis. C’est pour cela que même les critiques de ceux qui se disent islamistes ne visent pas Erdogan mais son entourage. Et c’est pour cela que les islamistes n’ont rien à faire dans ce parti car même au-dessus du prophète il y a un principe, un axiome si vous voulez, au-delà de la volonté individuelle. »
Spécialiste des confréries islamiques turques et chroniqueur du quotidien Cumhuriyet (dont plusieurs journalistes et dirigeant sont en prison) le Prof. Tayfun Atay partage cet avis : « L’AKP n’a jamais été islamiste, bien au contraire c’est lorsque ses fondateurs ont fait leur adieu à l’islamisme que l’AKP est né, en ouvrant ainsi la voie au post-islamisme », me confie-t-il. Jouant sur les mots Atay précise son point de vue : « Ce n’est pas un parti religieux [dindar], mais fraudeur de religion [dinbaz] c’est-à-dire qu’il mobilise la religion en vue de ses intérêts séculiers, matériels. La rhétorique islamique est préservée et même accentuée mais finalement ce qui réside en dessous est un capitalisme halal. »
Selon lui, le cas des confréries démontre bien cette transformation : « Les sectes et confréries religieuses sont aujourd’hui toutes des fondations, des holdings qui gèrent des organes de médias, des hôpitaux, des cours de Coran, des supermarchés, diverses entreprises financières. C’est Erdogan qui leur a ouvert cette voie et aujourd’hui ils lui sont soumis. » Concernant les reisci, Tayfun Atay estime que « le culte de la personnalité basé sur le charisme d’Erdogan et la structure clientéliste du parti ont provoqué l’émergence de tous ces supporters du Reis, ces trolls, cette lumpen-intelligentsia qui s’attribue une fonction de bourreau face à l’opposition et surtout face aux plus proches dissidents. Ce n’est plus le post-islamisme, mais désormais un islamisme post-mortem qu’ils représentent. »
Le Président Erdogan a tenté de mettre fin à la polémique début mai 2017, en adressant des critiques aux deux parties : « Il est tout à fait erroné de faire une divergence entre ceux qui sont islamistes et ceux qui ne le sont pas, au sein d’une activité politique. [Dans le parti] on ne cherche pas à trouver des disciples pour une loge derviche. » Il n’a cependant pas omis de s’adresser aux dissidents : « Certains soutenaient le parti dont je suis le fondateur. Mais ils ont bifurqué. Ils sont descendus du train. Nous avons été témoins d’approches inacceptables ces derniers temps. C’est une déviation de la juste voie. »
Un parti fatigué ?
Si l’intensité de la controverse s’est effectivement apaisée après l’intervention du Reis, les mécontentements ont continué à s’accumuler durant l’été et de nouveaux débats ont rebondi sur les mêmes clivages. A la fin du mois du mai, le Président Erdogan a finalement annoncé sa vision des raisons de la chute des voies au référendum : son parti était frappé d’une « fatigue du métal ». Conscient du fait que les échéances électorales de 2019 vont s’affronter au risque majeur d’une perte du pouvoir à tous les niveaux, le Reis appelle depuis, à chaque occasion à un « profond changement » des cadres du parti, à un renouvellement de l’appareil qui mettrait en avant les jeunes et les femmes. Si Erdogan a demandé à ceux qui ressentaient une lassitude de passer le relais, cet appel a été perçu, comme il devait l’être, comme l’annonce de prochaines purges visant à éloigner les « proxy-gülenistes », ceux qui agiraient au nom de la confrérie (de « l’organisation terroriste Fethullahiste ») au sein du parti.
Le quotidien Karar qui regroupe les principaux dissidents de l’AKP et suspecté par les reiscis d’être téléguidé par Davutoglu (son ancien conseiller, l’intellectuel libéral arménien Etyen Mahcupyan y rédige régulièrement des chroniques) a réagi à cette explication par « la fatigue » tout en ne se positionnant pas directement contre le Reis. Journaliste de longues dates et ancien député de l’AKP (et poète par ailleurs), Mehmet Ocaktan a ainsi critiqué cette approche en en relativisant la portée : « Si le président a ressenti le besoin d’intervenir directement, c’est qu’il a dû voir que le parti était perçu comme fatigué aux yeux de la société. Mais la principale question est de savoir si ce n’est qu’un problème de fatigue de l’appareil ou bien est-ce la perte de lueur du discours sur les standards universels de liberté, de démocratie et de changement que l’AKP avait déclaré à la société et reposant sur sa philosophie fondatrice. » (Karar, 18 août 2017) Selon Ocaktan le parti doit, parallèlement à l’initiative de rénovation, mener une réflexion sur les causes de son renfermement sur lui-même et de son attitude « à pratiquement tout expliquer à travers les concepts de patrie-nation-ennemi étranger » (Karar, 21 août 2017).
Beaucoup plus explicite, Hakan Albayrak, autre chroniqueur de Karar, affirme que le parti nécessite de retrouver une hétérogénéité « qui ne succomberait pas sous le poids du charisme d’un leader ». Il appelle ainsi les « anciens du parti, les députés, les ministres et ex-ministres à exprimer leurs réactions publiquement » : « Si cela ne sert à rien de parler derrière des portes closes, il ne reste plus d’autre solution que de discuter devant l’opinion publique pour essayer de former une pression sociale. » (Karar, 14 septembre 2017)
Toutefois le renouvellement avance à pas de tortue, pour le moment. Car Erdogan est bien conscient que s’il a besoin d’un parti qui lui soit totalement fidèle, un nettoyage d’envergure porte aussi le risque d’offenser nombre de ses supporters que ce soit dans l’appareil ou au niveau de la base électorale. De plus, si la fidélité des arrivistes reiscis ne fait, pour l’instant, pas de doute, comme le souligne le Prof. Atay, « on sait très bien qu’ils vont être les premiers à le lâcher au moment venu. Et Erdogan en est conscient aussi ».
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