Édition du 12 novembre 2024

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Europe

Russie : Cynisme idéologique

Entretien de Francisco Claramunt avec Ilya Boudraitskis.

Avec Poutine, on peut voir comment le cynisme se transforme finalement en une idéologie agressive, une approche d’anti-humanisme radical.

Inprecor no 695-696 mars-avril 2022

Francisco Claramunt : On entend parler d’une sorte de « nostalgie soviétique » de Vladimir Poutine comme une tentative facile d’expliquer l’invasion de l’Ukraine, en particulier de la part de la droite anticommuniste montante. Dans le même temps, certains préfèrent désigner l’impérialisme tsariste comme le véritable antécédent historique de cette agression militaire. Que pensez-vous de ces commentaires ?

Ilya Boudraitskis : La base idéologique de l’invasion de l’Ukraine par la Russie est clairement exprimée par Poutine lui-même dans son discours précédant l’attaque. Il y affirme que les frontières actuelles de l’Ukraine ont été créées par les bolcheviks, qui, selon lui, ont commis une énorme erreur historique à laquelle il veut en quelque sorte remédier. Il s’agit d’une conception, d’un discours clairement anticommuniste et antibolchévique, et c’est cette idéologie qui est à la base conceptuelle de l’invasion. Il n’y a pas vraiment de doute à ce sujet ; Poutine lui-même l’affirme. La rhétorique officielle russe dans cette guerre est clairement une rhétorique nationaliste et chauvine, sans la moindre réminiscence soviétique. Il y a sans aucun doute une évocation officielle de la rhétorique de l’empire russe, de ses arguments, notamment dans l’affirmation que les Ukrainiens ne sont pas une nation, mais simplement des Russes qui renieraient leur véritable essence. C’était un discours commun du conservatisme et de l’impérialisme russes du XIXe siècle.

Francisco Claramunt : D’autre part, les commentateurs étrangers et les figures de l’opposition russe ont toujours insisté sur le fait que Poutine n’est pas vraiment un nationaliste au-delà de sa rhétorique des dix dernières années, mais simplement un leader pragmatique, un opportuniste qui a émergé sous l’aile de Boris Eltsine et de ses conseillers ultra-libéraux des années 1990. Quelqu’un de plus intéressé par le pouvoir et la préservation du statu quo que par les rêves de gloire tsariste.

Ilya Boudraitskis : On peut certainement parler d’un changement conservateur dans la politique de Poutine après 2012, suite à la vague de protestations à travers la Russie contre sa réélection. Dès lors, il est passé à une défense vigoureuse des soi-disant « valeurs traditionnelles », de la « grande nation russe » et d’autres clichés de ce genre. Mais, d’un autre côté, je ne vois pas de contradiction entre la logique libérale du marché et cette logique d’impérialisme et d’agression. On peut dire que l’attitude principale de Poutine et de l’élite russe actuelle est et a été depuis le début celle du cynisme. Les libéraux tombent toujours dans l’erreur d’opposer le cynisme au fanatisme, cette idée que le cynisme s’oppose à la défense des grandes idées, comme celles du nationalisme, par exemple. Pour eux, vous êtes soit un cynique, soit un adepte des grandes idées. Mais avec Poutine, on peut voir comment le cynisme se transforme finalement en une idéologie agressive, une approche d’anti-humanisme radical. Le néolibéralisme, la logique néolibérale fondée sur la domination totale de l’intérêt privé, sur la négation de toute forme d’universalisme, conduit lui-même à une politique d’anti-humanisme militariste ou autoritaire. Ce que vous voyez maintenant dans le poutinisme est la transformation finale de cette logique cynique du néolibéralisme de marché en autoritarisme violent. Je ne vois pas de rupture ici : je vois une continuité logique. Vous avez des exemples de la même chose en Amérique latine : il y a Bolsonaro et ses conseillers, néolibéraux pro-marché et en même temps imprégnés de cette rhétorique politique ultra-conservatrice. Sans parler de ce qui s’est passé au Chili. En ce sens, Poutine n’est en aucun cas une anomalie dans le contexte du capitalisme mondial contemporain, pas plus que Trump ne l’a été.

Francisco Claramunt : Quels sont les fondements qui ont néanmoins permis à Poutine de rester le leader incontesté de la Russie depuis plus de 20 ans ?


Ilya Boudraitskis :
Il suffit de se rappeler les origines du néolibéralisme et la célèbre phrase de Margaret Thatcher : « La “société” n’existe pas, il n’y a que des individus ». Le poutinisme a poursuivi, à sa manière, la destruction systématique de l’émergence du social en Russie – des institutions sous contrôle démocratique, du syndicalisme, des partis d’opposition, des réseaux de solidarité, des mouvements sociaux autonomes. Cette atomisation du social réalisée par le néolibéralisme conduit, à plus ou moins long terme, au fascisme, à des formes fascistes de gouvernement et de gestion de la vie publique. Parmi ceux qui, à gauche, ont commenté avec justesse l’émergence du fascisme et du totalitarisme au XXe siècle, nombreux sont ceux qui ont indiqué que l’atomisation et la destruction de l’espace social étaient une condition nécessaire et en même temps un objectif du fascisme. Briser le social, le fragmenter et l’atomiser en individus faciles à dominer et à encadrer dans une hiérarchie commandée depuis le sommet, intégrée “harmonieusement” dans les rouages de la production capitaliste. C’était l’objectif fondamental du fascisme historique. Ce que nous avons aujourd’hui dans les nouvelles formes de gestion de la vie, qui sont le résultat logique de la transformation néolibérale vécue au niveau mondial au cours des dernières décennies, n’est pas très éloigné. Pour comprendre le poutinisme, il est important de se rappeler ce qui s’est passé en Russie dans les années 1990, avec des réformes pro-marché extrêmement radicales et la paupérisation dramatique de la population russe qui en a résulté ; il est important de se rappeler le terrible héritage des deux guerres de Tchétchénie – n’oublions pas que Poutine a d’abord consolidé son pouvoir grâce à la deuxième guerre de Tchétchénie (1999-2009), en utilisant une rhétorique xénophobe et autoritaire pour asseoir sa popularité. Ce qui se passe aujourd’hui est lié à ce qui se passait alors ; il s’agit d’un tissu social complètement brisé dans lequel les individus sont des proies faciles pour l’autoritarisme.

Francisco Claramunt : Cependant, les sondages continuent de montrer un fort soutien populaire pour le gouvernement russe…

Ilya Boudraitskis : Dans un pays où, depuis des décennies, on fait comprendre aux gens qu’il n’y a pas de véritable alternative au pouvoir, un pays où dans le système politique il n’y a aucune possibilité d’élire une autre personne ou un autre parti, les chiffres de popularité, le niveau de soutien, doivent plutôt être considérés comme des indicateurs du niveau de conformisme qui prévaut. Le conformisme ou même la résignation à l’idée que les individus ne peuvent vraiment rien changer, ni dans leur propre vie ni dans celle de leur pays. Dans un scénario d’absence de toute institution dans laquelle il existe une véritable lutte de pouvoir entre des alternatives crédibles, ces cotes de popularité reflètent simplement une société brisée. Sans contestation politique, sans réelle conviction qu’une alternative est possible, ce soutien majoritaire à Poutine pourrait, théoriquement, durer éternellement. Par exemple, des soldats russes meurent actuellement en Ukraine alors qu’ils ont vécu toute leur vie sous le régime de Poutine. Ils ont passé toute leur vie sous ce régime, qui a tout fait pour empêcher tout changement de pouvoir.

Francisco Claramunt : Au-delà des caractéristiques du front extérieur et des longues discussions sur les causes géopolitiques de la guerre, quels sont les éléments auxquels répond cette incursion militaire sur le front intérieur ?

Ilya Boudraitskis : Si vous regardez les sondages aujourd’hui, vous voyez que la majorité de la population en Russie soutient la guerre. Mais il est important de préciser qu’ils le font dans une situation où toute expression publique de désaccord avec ce conflit est totalement criminalisée. Si vous vous opposez publiquement à la guerre, vous pouvez être arrêté. Sur le front intérieur, la guerre est venue en réponse à une crise croissante du régime politique et du modèle social du poutinisme. La guerre a été essentielle pour unifier l’appareil d’État et fournir l’excuse ultime pour écraser toute contestation restante du gouvernement. Dans le même temps, cependant, je pense que le lancement de cette invasion a été, au fond, une énorme erreur de calcul de la part de Poutine, fondée sur des attentes qui se sont révélées fausses, notamment en ce qui concerne la situation réelle en Ukraine en termes de niveau de résistance de la société ukrainienne. Poutine se trouve maintenant dans une situation très difficile, où il doit présenter toute issue de cette guerre comme une victoire. Mais les faits sur le terrain montrent que la possibilité d’une victoire russe s’éloigne de plus en plus, du moins au niveau de la réalité plutôt que de la propagande.

Francisco Claramunt : Quelles sont les chances de rupture avec l’hégémonie poutiniste en Russie ? Quel rôle la gauche peut-elle jouer dans la démocratisation du pays ?

Ilya Boudraitskis : Les fondements de la construction de ce régime politique visent, bien sûr, l’exclusion de toute possibilité d’émergence de figures alternatives. Mais la crise que l’absence de victoire et l’impact économique de la guerre pourraient faire subir au poutinisme pourrait entraîner différentes ruptures, tant dans la bureaucratie d’État qu’au niveau des gouvernements régionaux et fédéraux en Russie, et même ouvrir certaines portes à de nombreux opposants, aujourd’hui en prison ou en exil, pour qu’ils jouent un rôle plus actif.

Quoi qu’il en soit, dans tout scénario de changement en Russie, la gauche, une perspective de gauche, jouera sans aucun doute un rôle prépondérant. L’un des principaux problèmes de la Russie d’aujourd’hui est l’énorme inégalité sociale. Même Alexei Navalny, un politicien clairement de droite, a intégré cette question dans ses récentes campagnes, en évoquant les énormes différences entre la majorité appauvrie et la petite élite des méga-riches dans ce pays. En ce sens, un programme de gauche, centré sur la justice sociale, peut jouer un rôle crucial. C’est une chose que l’on peut facilement constater non seulement dans les chiffres froids de l’économie et de la société russes, mais aussi dans les conversations avec les citoyens ordinaires.

Le problème, si tant est qu’il y en ait un, est de savoir comment la gauche va se reconstruire sur le plan organisationnel après cette guerre. La vague de répression contre ceux qui s’opposent à la guerre touche de manière particulièrement brutale la gauche et les mouvements sociaux progressistes et radicaux, du féminisme aux membres du parti communiste qui se dissocient de la ligne officielle de sa direction et s’opposent à la guerre. Actuellement, la gauche russe est profondément divisée entre les groupes et les personnalités qui s’opposent résolument à l’invasion et ceux qui tentent de trouver des excuses pour la relativiser, la tolérer. Cette division profondément traumatisante nécessitera une sérieuse reconstitution de la gauche russe actuelle.

Ilya Budraitskis, professeur de théorie politique à l’École des sciences sociales et économiques de Moscou, enseigne également à l’Institut d’art contemporain de Moscou. Il est l’auteur de plusieurs ouvrages sur l’histoire de la Russie et sur la tradition de la gauche critique et dissidente en Russie, tant pendant les années soviétiques que dans la période actuelle, dont le récent ouvrage Dissidents between Dissidents : Ideology, Politics and the Left in Post-Soviet Russia (Verso Books, 2022).
Francisco Claramunt est journaliste de l’hebdomadaire uruguayen Brecha.
Cet entretien a été d’abord publié le 8 avril 2022 par Brecha : https://brecha.com.uy/cinismo-ideologizado-con-el-historiador-ruso-ilya-budraitskis/
(Traduit de l’espagnol par JM).

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