tiré de :Parution Recherches internationales
Emma Bell et Bertrand Simonet
Ce numéro de Recherches internationales se propose modestement d’esquisser un panorama de la situation politique, sociale et économique du partenaire « dominé » de cette « relation spéciale » (le Royaume-Uni et ses composantes nationales) au lendemain du vote en faveur du Brexit. Le Royaume-Uni se trouve actuellement dans une situation de désarroi et lourde d’incertitudes : l’union britannique risque de
Dossier
se désagréger avec la nouvelle demande de référendum pour l’indépendance émanant de l’Écosse et la résurgence de l’instabilité politique en Irlande du Nord ; le système politique bipartite est ébranlé par le déclin du parti travailliste et la montée des partis extrémistes comme l’UKIP (United Kingdom Independence Party) ; la stabilité économique du pays reste aléatoire ; et le modèle d’intégration fondé sur le multiculturalisme est remis en question. Comme les contributions à ce dossier spécial le démontrent, tous ces problèmes ont été mis en relief à la suite du référendum du 23 juin dernier.
Pourtant, ils existent depuis plusieurs décennies, tout comme les origines de la révolte populaire qu’il a traduites. Les problèmes constitutionnels actuels sont les derniers soubresauts de l’Empire britannique. L’Écosse n’est plus liée à l’Angleterre par une entreprise coloniale commune et se trouve aliénée par la montée du nationalisme anglais et les politiques d’exclusion et de repli identitaire. Comme ailleurs dans le Royaume, les élites de Westminster sont de plus en plus délégitimées aux yeux des populations locales. Les Écossais se trouvent encore dirigés par un gouvernement conservateur pour lequel ils n’ont pas voté (la dernière fois que les conservateurs ont remporté une majorité des sièges écossais au Parlement britannique remonte à 1955).
Le virage à droite pris sous la houlette de Tony Blair a été ressenti comme une trahison par de nombreux Écossais traditionnellement fidèles au parti travailliste et il reste à voir si ce parti parviendra à négocier son virage à gauche sous la direction de Jeremy Corbyn et à se réapproprier l’espace politique abandonné aux nationalistes écossais du Scottish National Party (SNP). En Irlande du Nord, l’héritage colonial continue de faire obstacle à un règlement durable du conflit. Le pays est actuellement dans une impasse politique après les dernières élections qui ont eu lieu début mars : les deux principaux partis pressentis pour former un gouvernement de coalition n’arrivent pas à s’entendre sur le statut de la langue irlandaise ou sur le financement des enquêtes relatives aux délits commis pendant les années de conflit armé des années 1960 au milieu des années 1990.
La violence menace toujours de ressurgir, la situation présente ne constituant peut-être qu’une trêve dans une longue histoire de conflit entre les Irlandais et l’État britannique. Les problèmes actuels ne peuvent pas non plus être déconnectés de la consolidation d’un projet néolibéral à l’œuvre depuis la fin des années 1970. Nul ne peut désormais ignorer que le Royaume-Uni est devenu un terrain d’expérimentation des politiques néolibérales de privatisation, de déréglementation et de réduction des aides sociales, dont les conséquences contribuent à expliquer la révolte populaire exprimée par le référendum sur le Brexit.
En premier lieu se manifeste un désaveu des partis traditionnels – ou de leurs directions – au profit de partis d’extrême droite comme l’UKIP. Les conservateurs qui gouvernent actuellement le pays n’ont remporté que 36,8 % du vote populaire lors des dernières élections législatives en mai 2015. Pour la première fois dans l’histoire britannique, 24,9 % des voix se sont portées sur des partis autres que les conservateurs, les travaillistes ou les libéraux-démocrates. L’UKIP a remporté 12,6 % des voix mais n’a gagné qu’un siège au Parlement britannique, approfondissant ainsi le ressentiment vis-à-vis du système politique actuel. Bien entendu, le néolibéralisme est étranger aux particularités du système électoral britannique, mais il a certainement joué un rôle dans le désaveu des partis traditionnels, notamment parmi les classes populaires.
Ce sont ces catégories de la population qui ont été le plus durement touchées par les réformes néolibérales, condamnées à vivre dans la précarité et l’insécurité. Elles se sentent délaissées par les élites politiques, notamment par le parti travailliste censé pourtant représenter et défendre leurs intérêts. Le maigre score du parti travailliste lors des dernières élections (30,4 % des voix exprimées) s’explique – du moins en partie – par l’abandon de son électorat traditionnel en faveur des élites du monde de la finance. Mais il s’explique aussi par le fait que nombre de personnes ont accepté le discours conservateur sur la crise de 2008 – discours qui n’a pas été réfuté par les travaillistes, du moins sous la direction d’Ed Miliband de 2010 à 20151. Selon les conservateurs, la crise de 2008 n’était aucunement une crise financière mais une crise des dépenses publiques, trop prodigues sous l’ère néotravailliste.
Il était hors de question de critiquer les politiques néolibérales de dérégulation lancées sous Thatcher. En réalité, les dépenses publiques n’ont explosé qu’après la crise de 2008 à la suite de la politique de sauvetage des banques. Toutefois, l’idée d’une crise de la dette publique a justifié l’imposition de politiques d’austérité qui ont exacerbé les inégalités existantes. En dépit de nombreuses manifestations publiques contre le rigorisme budgétaire, une grande partie des Britanniques s’y sont résignés comme à un mal nécessaire pour faire face à la dette publique.
En général, ils n’ont pas tenu le néolibéralisme et ses politiques de déréglementation financière pour responsables. Ils n’ont pas non plus fait le lien entre le néolibéralisme, les politiques d’austérité et l’appauvrissement des services publics. Plutôt que de condamner une idéologie nébuleuse pour ses méfaits pratiques bien réels, de larges couches de la population ont préféré (encouragées en cela par une propagande politico-médiatique débridée) pointer des cibles plus visibles : les partis traditionnels, notamment les travaillistes, et les migrants.
Bien que tous les partis aient tenté d’exploiter ces sentiments anti-immigration (même les travaillistes ont commercialisé un mug lors des élections de 2015 frappé du slogan « controls on immigration » – contrôler l’immigration), c’est l’UKIP qui a le mieux tiré son épingle du jeu : le thème de l’immigration fut notamment invoqué de façon très crue lors du débat précédant le référendum du 23 juin. Le vote en faveur du Brexit peut, de façon indirecte, s’appréhender comme une conséquence logique du néolibéralisme. On aurait pu s’attendre à ce que le virage néolibéral de l’Union européenne suscite une révolte populaire à son encontre. Il n’en fut rien – la campagne de gauche en faveur de la sortie du Royaume-Uni de l’Union n’a été que très minoritaire. Dans la mesure où l’Union européenne est tenue pour responsable de la montée de l’immigration et du déficit démocratique, le vote en faveur du Brexit n’a rien d’étonnant.
Pour certains Britanniques, le Brexit promet la sécurité et l’émancipation : la protection des emplois et des services britanniques et le contrôle politique face aux élites lointaines. Or, en réalité, il y a peu de chances que le Brexit tienne ses promesses, du moins dans la configuration politique actuelle, avec un gouvernement conservateur au pouvoir qui prône la compétitivité internationale dans le domaine de l’emploi et de la fiscalité, et qui devra forcément composer avec d’importantes contraintes dans sa quête de nouveaux partenariats commerciaux au niveau mondial. D’ailleurs, la légitimation du discours nationaliste consolide le pouvoir de l’État britannique au détriment des classes les plus appauvries. Si nul ne peut aujourd’hui préjuger des formes que revêtira demain le Royaume-Uni, une chose est néanmoins certaine : le Brexit constitue un point de rupture qui ouvre un champ des possibles – pour le pire ou le meilleur.
Février-mars 2017
1 Ce choix politique pourrait s’expliquer par le fait que le parti travailliste n’avait pas encore consommé la rupture avec le néo-travaillisme. Accepter que la crise de 2008 ait été provoquée par les politiques néolibérales aurait nécessité une réfutation de sa politique néolibérale. De plus, Miliband avait validé les politiques d’austérité pour témoigner de sa probité fiscale. Ce choix n’aurait pas eu de sens si le parti n’avait pas embrassé le discours selon lequel la crise de 2008 avait été provoquée par l’extrême prodigalité dans les dépenses publiques des néo-travaillistes. Autre explication possible : le parti ne voulait pas revenir sur les erreurs du passé mais plutôt se focaliser sur l’avenir.
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