Photo et article tirés de NPA 29
Ces mouvements trouvent appui au plus haut sommet de l’État, obtenant le retrait de campa-gnes pédagogiques, de projets de loi, des restrictions gouvernementales à l’encontre de la recherche scientifique.
« Certes le nombre de publications scientifiques et de coopérations internationales et interdisci-plinaires a régulièrement augmenté ces dernières années, constate la sociologue Sylvie Cromer (1). Et de plus en plus de disciplines tiennent compte du prisme de genre dans leurs études, comme la musicologie et les sciences de gestion dont nous avons pour la première fois accueilli une intervention au congrès », s’enthousiasme-t-elle. Mais on constate aussi que l’opposition aux études de genre s’est renforcée et organisée.
En France, des mouvements tels que La Manif’ pour tous et Sens Commun battent régulière-ment le pavé pour dénoncer une « idéologie du genre », dont témoigneraient l’ouverture du mariage aux personnes de même sexe ou, plus récemment, l’extension de la procréation médicalement assistée aux femmes seules et aux couples de femmes.
Aux États-Unis, au Brésil ou encore en Hongrie, de tels « mouvements anti-genre » trouvent appui au plus haut sommet de l’État, obtenant le retrait de campagnes pédagogiques, de projets de loi, voire des restrictions gouvernementales à l’encontre de la recherche scientifique.
Vatican et débordements
Le sociologue David Paternotte (2) a notamment codirigé une grande enquête sur les Campa-gnes anti-genre en Europe, et s’intéresse désormais à leur essor dans le reste du monde. « À l’origine, ces idées et stratégies ont circulé à travers les réseaux catholiques dans les années 1990, que ce soit à travers les canaux officiels de l’Église, des laboratoires intellectuels comme certaines universités catholiques, ou encore des groupes tels que l’Opus Dei », explique le chercheur. Défendant une anthropologie fondée sur la différence et la complémentarité des sexes, l’Église fut ainsi la première à dénoncer une « idéologie du genre » remettant en cause sa vision essentialiste.
Ce discours a notamment été mobilisé contre certaines formes de liberté procréative, de transformation des modèles familiaux, d’égalité de considération entre des personnes de genre et d’orientation sexuelle variés, etc.
« Au fil des vingt-cinq dernières années, des forums et associations ont été créés pour promou-voir ces campagnes, les diffuser à travers le monde et organiser des rencontres – je pense au World Congress of Families ou à l’ONG CitizenGo par exemple », commente le sociologue. De façon surprenante, cette expansion a largement débordé hors de la sphère d’influence du catholicisme, en Angleterre, Bulgarie, Roumanie, dans les pays scandinaves ou aux États-Unis…
Les expressions « idéologie du genre » ou « théorie du genre » ont ainsi aggloméré des projets divergents, voire opposés – fédérant des hommes d’État comme Donald Trump, Vladimir Poutine, Jair Bolsonaro ou encore Victor Orbán… « La force de ces campagnes tient à la grande plasticité et à l’adaptabilité de ce qu’elles désignent comme le “genre”, précise David Paternotte. Ce discours peut facilement s’accommoder de nouveaux éléments, varier selon les contextes et s’inscrire dans des stratégies différentes. »
C’est ce qui lui a permis de voyager très facilement d’un pays à l’autre. « De manière générale, poursuit le sociologue, ces campagnes ont largement rassemblé dans les sphères du populisme et de l’extrême droite. Pour ces mouvements en effet, la liberté de remettre en question l’identité sexuelle peut être interprétée comme l’avatar d’un libéralisme sauvage, d’un progressisme deve-nu fou, ou encore d’une décadence de la culture occidentale – un discours à même de séduire des citoyens pauvres, déclassés, nostalgiques, conservateurs, souhaitant plus de stabilité… »
Sans filtre
« Ce type de stratégie idéologique fonctionne, surtout en période de crise et de paupérisation », complète l’historienne Florence Rochefort (3). À certains égards, cela reprend des codes de campagnes plus anciennes contre l’égalité entre les « races » – jadis essentialisées elles aussi, l’émancipation des femmes ou la dépénalisation de l’homosexualité. Des fake news sont large-ment diffusées, par exemple un dispositif pédagogique comme les ABCD de l’égalité y devient « une promotion de la masturbation dans les écoles » ; l’homosexualité est dépeinte comme une sorte de virus, dont l’épidémie porterait atteinte à la vitalité démographique du pays…
« C’est un levier politique, résume Florence Rocherfort. Les mouvements anti-genre jouent sur le registre de la peur et du spectaculaire pour encourager un réflexe d’opposition. » Au Brésil par exemple, la chercheuse en psychologie sociale Anna Uziel (4) a observé ce type de discours prendre son essor.
« Dans les années 1990, se souvient-elle, une loi a établi que la sexualité devait être évoquée à l’école, pour les enfants entre 7 et 11 ans. Ça été bien accepté, mais il y a aussi eu des réac-tions très hostiles. Par la suite, un dispositif pédagogique à destination des lycées, sous le gouvernement de Dilma Rousseff, a été abusivement dénoncé par des conservateurs comme un “kit gay”, supposé encourager l’homosexualité et abroger toute différence entre garçons et filles. »
Parallèlement, la reconnaissance progressive de situations de concubinage ou d’adoption pour des couples homosexuels, et la réforme consécutive du mariage en 2011, a encore suscité une forte opposition – dénonçant pêle-mêle des attaques contre la petite enfance, la famille, les valeurs traditionnelles…
Cette lame de fond ne semble pas tant due aux études de genre elles-mêmes qu’à une évolution plus globale de la société.
« Après l’élection de Jair Bolsonaro, qui défend une conception extrêmement conservatrice et machiste de la famille, ces mouvements n’ont plus eu de filtre et sont devenus particulièrement vindicatifs. L’École et l’Université subissent beaucoup de menaces ou d’attaques depuis », poursuit Anna Uziel. Les budgets attribués par le Conseil national de développement scientifique et technologique, finançant notamment les bourses de master et de doctorat, ont ainsi diminué de 22 % par rapport à l’année dernière et continuent de baisser chaque mois depuis cet été.
« De nouvelles coupures budgétaires ont été annoncées ou sont envisagées, poursuit la chercheuse, notamment pour les recherches en philosophie et en sociologie », et ce au profit de filières jugées « plus rentables », a déclaré Jair Bolsonaro en avril. Dans la foulée, le ministre de l’Éducation a estimé vouloir contrer l’influence supposée d’un « marxisme culturel ».
Pas d’effet boomerang
Le paradoxe est que, d’un côté, des ministres brésiliens plaident pour le retour du rose pour les filles et du bleu pour les garçons ; et d’un autre côté, des conquêtes politiques à rebours de cet essentialisme sont déjà profondément implantées dans les mœurs.
« Les mentalités ont changé, assure Anna Uziel. Les droits des personnes homosexuelles sont de mieux en mieux reconnus. Les générations qui n’ont pas connu “le placard” n’accepteront aucun retour à cette situation. Et la place des femmes, même si c’est un sujet toujours compliqué au Brésil, connaît aussi de réelles avancées.
Les femmes qui ont accédé à des responsabilités ne supporteront pas d’être à nouveau déclassées. » Cette lame de fond ne semble pas tant due aux études de genre elles-mêmes qu’à une évolution plus globale de la société. Pour cette raison notamment, Anna Uziel comme la plupart des universitaires ne croient pas à un « effet boomerang », soit l’idée que les mouve-ments anti-genre seraient nés en réaction à ce qu’ils perçoivent comme une traduction politique de ces travaux de recherche.
Il serait donc plus juste de dire que les politiques d’égalité sont nées parce que des systèmes d’oppression étaient devenus insupportables.
« D’une part, rétablit l’historienne Florence Rocherfort, les victimes ne sont pas responsables des attaques qu’elles subissent. D’autre part, la répression précède l’émancipation ». Histori-quement, les discriminations sont de fait bien antérieures à l’essor des études de genre. « Par exemple l’incapacité civile des femmes mariées inscrite dans le Code Civil de 1804 les soumet au mari pour toutes sortes de démarches concernant le droit d’exercer une profession, de toucher soi-même son salaire, de gérer ses biens. L’impossibilité d’ouvrir un compte en banque sans autorisation du mari perdure jusque dans les années 1960. »
Tandis que les lois interdisant la contraception et l’avortement des années 1920 ne cesseront de se renforcer dans les décennies suivantes, jusqu’à la loi Neuwirth autorisant la contraception en 1967 et la loi Veil autorisant l’Interruption volontaire de grossesse en 1975.
« Il serait donc plus juste de dire que les politiques d’égalité sont nées parce que des systèmes d’oppression étaient devenus insupportables. » L’idée d’un « effet boomerang » n’est en outre pas neutre sur un plan rhétorique : elle laisse supposer une radicalité toujours jugée excessive qui serait du côté des politiques d’émancipation, tandis que l’opposition aux droits des femmes ou des personnes homosexuelles se réduirait à un doux conservatisme, presque une légitime défense…
Dominants et dominés
« Ce renversement du stigmate est typique des campagnes d’opposition aux minorités », estime la sociologue Sara Garbagnoli (5). Qu’il s’agisse hier de l’antiracisme et du féminisme, « ou aujourd’hui des mouvements LGBTQI (6) – partisans d’une dénaturalisation de l’ordre sexuel, des normes qui le traversent et le définissent, les théories élaborées par les personnes oppri-mées dévoilent toujours des formes de domination : blanches, masculines, hétérosexuelles… Et cela ne peut que déranger celles et ceux qui bénéficiaient de l’ordre social en vigueur. ».
De larges pans de la population majoritaire sont dès lors à même de lancer de violentes campa-gnes de délégitimation, voire de se présenter comme un groupe devenu minoritaire et menacé. « On a vu ainsi apparaître des “hetero pride” ou des “family day”, comme en 2007 à Rome, donne en exemple Sara Garbagnoli. L’usage du mot « hétéro-pride » est en grande partie l’affaire de groupes néofascistes, en particulier de Forza Nuova. » L’idée fait des émules : fin août 2019 à Boston, aux États-Unis, une marche pour exprimer la « fierté hétérosexuelle » a également suscité l’indignation.
Des militants et militantes des campagnes « anti-genre » vont aussi dénoncer une « hétéro-phobie » ambiante, ou encore critiquer la supposée « violence de genre » consistant à nier la féminité ou la masculinité « naturelle » d’une personne. Aux États-Unis notamment, des mouve-ments masculinistes tendent ainsi à fustiger le féminisme comme une violence imposée aux penchants supposés « innés » des hommes. Et des « incels » (« célibataires involontaires ») mettent ainsi sur le compte de l’émancipation féminine et de la libéralisation sexuelle leur incapacité à nouer des relations amoureuses ou sexuelles.
« Il s’agit d’une stratégie de renversement victimaire, qui nie la nature asymétrique et donc non réversible des systèmes de domination, et qui fait passer les oppresseurs pour les opprimés et inversement. »
Cette stratégie explique en partie la globalisation des campagnes anti-genre, les formes de domination étant relativement similaires à travers le monde… « À cela s’ajoute la force du sens commun : quoi de plus “évident” que la différence des sexes ou leur caractère naturel ?
Les études de genre sont à juste titre vécues comme un bouleversement majeur, ébranlant notre façon de voir le monde », conclut la sociologue. Quel que soit le pays, elles se heurtent fatale-ment à du déni, de l’agacement et du rejet, a fortiori chez les personnes qui ne sont pas familia-risées avec les sciences humaines et sociales. Pour le sociologue Éric Fassin (7), l’anti-intellectualisme au cœur des campagnes anti-genre permet de mieux comprendre leur internationalisation : « l’invocation du « sens commun » contre la « théorie » résonne avec la rhétorique populiste ».
Nouvelle alliance ?
Cela tient au fait que, pour le sociologue Éric Fassin, le populisme aujourd’hui n’est pas dirigé contre le néolibéralisme, il en est une forme même. Au lieu de s’en prendre aux élites écono-miques, il s’attaque donc aux « bobos », accusés d’être loin de la réalité et du peuple en raison de leur élitisme culturel.
« Dans le monde néolibéral, le capital culturel (la Culture avec un « C » majuscule) a donc perdu de la valeur ; en revanche, le capital identitaire (la culture avec un « c » minuscule) devient un enjeu politique », analyse le sociologue.
Les populistes, poursuit-il, s’en prennent aux femmes et aux minorités sexuelles et raciales en valorisant le capital identitaire de la majorité – l’homme blanc hétérosexuel, d’autant plus précieux quand il est menacé de déclassement faute de capital économique.
« Je fais donc l’hypothèse que cette convergence entre néolibéralisme et populisme explique en partie les campagnes anti-genre. C’est ainsi qu’on peut comprendre le succès de Donald Trump ou de Jair Bolsonaro : ce sont de vrais défenseurs du néolibéralisme, en même temps que de farouches opposants à « l’idéologie du genre », aux minorités sexuelles et raciales, et plus largement à toute forme de libéralisme culturel. »
Cette convergence n’est pas forcément consciente, d’ailleurs beaucoup d’opposants à « l’idéologie du genre » assimilent celle-ci à une forme de libéralisme culturel. Elle permet toutefois d’expliquer un phénomène relativement nouveau et « que nous n’avions pas vu venir », concède Éric Fassin : soit l’articulation nouvelle entre les logiques économiques et identitaires.
« Nos cadres de pensée sont bousculés par les changements du monde, il faut donc nous renouveler, s’enthousiasme Éric Fassin. C’est tout l’intérêt de travailler sur des sujets d’actualité ! » ♦
28.11.2019 Fabien Trécourt
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