Tiré du site d’Attac-France.
Il n’en faut cependant pas beaucoup pour paraître audacieux après dix années du gouvernement conservateur de Stephen Harper. Le seul fait d’avoir rétabli ce qui avait toujours été considéré comme allant de soi a contribué à donner une bonne image au Parti libéral de Justin Trudeau : par exemple, accorder à nouveau la liberté de parole aux scientifiques employés par l’État, qui furent bâillonnés par les conservateurs, rétablir un long formulaire de recensement, qui permet d’accumuler de précieuses statistiques sur la population canadienne, hausser un peu la charge fiscale des plus aisés, très favorisés sous le régime précédent.
Le vrai visage de Justin Trudeau
Mais il ne faut pas creuser longtemps pour constater que les libéraux ont intégré en profondeur les mêmes principes économiques qu’on applique dans la plupart des pays en Occident. Ils se font par exemple d’ardents défenseurs du libre-échange et leur politique en ce domaine suit parfaitement celle des conservateurs : les accords négociés ne sont en rien modifiés et sont soutenus avec autant d’enthousiasme. À l’exception peut-être que la propagande de ce nouveau gouvernement est encore plus mensongère, lorsqu’il ose prétendre par exemple que l’accord commercial entre le Canada et l’Union européenne est « un accord progressiste pour renforcer la classe moyenne », alors qu’on n’y trouve strictement rien de progressiste, et que l’entente cherche en fait à favoriser les entreprises transnationales, aux dépens de la classe moyenne, justement.
La proximité du gouvernement Trudeau avec les banques est un autre facteur qui l’empêche de dévier, ne serait-ce qu’un peu, des politiques de droite. Les libéraux ont voté contre une motion d’un parti d’opposition, le Bloc québécois, qui aurait mis fin à l’évasion fiscale dans le paradis fiscal de la Barbade, de loin le plus utilisé par les Canadiens. Ce petit pays de moins de 300 000 habitants est la troisième destination étrangère pour les investissements canadiens, et il a siphonné, en 2014, quelque 71 milliards de dollars [1] en provenance de nos citoyens et entreprises les plus riches. Les libéraux ont aussi tenté de cacher dans un projet de loi particulièrement volumineux une mesure qui aurait mis les banques à l’abri de la loi québécoise sur la protection du consommateur. Tout ceci montre à quel point les intérêts de Bay Street – le Wall Street canadien, à Toronto – dictent la conduite de ce gouvernement.
La promesse de nouveaux investissements publics a été l’une de celles qui ont le plus séduit les Canadiens lors de la dernière campagne électorale. Alors que les taux d’intérêt sont à leur plus bas, le gouvernement hésite à se lancer dans de pareilles dépenses. Il tente plutôt de séduire des investisseurs étrangers et des grandes firmes internationales d’investissements, comme BlackRock. Justin Trudeau s’est même prêté au jeu d’une rencontre qui a provoqué de vives réactions : de riches investisseurs chinois ont payé chacun la somme 1500 dollars pour avoir le privilège de parler directement au Premier ministre. Les grands projets du gouvernement Trudeau, soutenus par des investisseurs privés, se feront idéalement en partenariats public-privé, ce qui a fait dire au député Guy Caron du Nouveau Parti démocratique (NPD) que « les investisseurs privés en viendraient à contrôler environ 80 % des routes, ponts, hôpitaux et autres infrastructures construites dans le cadre de la proposition de banque d’infrastructure [2] ».
L’environnement est un autre domaine où les paroles de Justin Trudeau ne correspondent pas à ses politiques. « Les Canadiens attendent de leur gouvernement qu’il soit responsable face au changement climatique et qu’il s’attaque maintenant aux impacts sur l’environnement que l’on voit dans le monde », a-t-il affirmé, entouré de ses trente ministres, avant de se rendre à la COP 21 [3]. Pourtant, ses cibles de réduction des gaz à effet de serre sont exactement les mêmes que celles du gouvernement précédent, au bilan environnemental tellement désastreux. De plus, ce même Justin Trudeau vient d’autoriser deux projets d’oléoducs permettant de transporter un million de barils de pétrole par jour de plus que la production actuelle, une hausse d’environ 30 %. Et il ne s’est toujours pas prononcé sur l’oléoduc « Énergie Est », qui soulève une forte opposition et qui pourrait transporter le pétrole archi-polluant des sables bitumineux de l’Ouest jusqu’à l’océan Atlantique, traversant au passage quelque 830 cours d’eau au Québec, et mettant en péril un écosystème d’une grande fragilité.
Le Québec à l’ère de l’austérité
L’intégration spontanée et transversale des politiques de droite n’est pas le seul fait du gouvernement fédéral, loin de là. Dans le cadre du fédéralisme canadien, les provinces ont beaucoup de pouvoir et sont responsables, entre autres, de l’administration de la santé et de l’éducation. Le gouvernement du Québec a en plus la capacité de lever des impôts et de contrôler l’immigration sur son territoire. Le Québec non plus n’échappe pas à la droitisation, malgré de fortes résistances.
Celles-ci ont atteint un sommet lors du printemps 2012, alors que les étudiants refusaient une forte hausse des droits de scolarité imposée par le gouvernement du Parti libéral dirigé par Jean Charest. Rappelons que des manifestations ont eu lieu à tous les jours pendant trois mois, que trois d’entre elles ont dépassé les 200 000 participants, ce qui est considérable pour le Québec. Ce grand élan de protestation a rapidement dépassé les seules revendications des étudiants. On y dénonçait, entre autres, la corruption du gouvernement en place et les atteintes au modèle social québécois.
Le Québec est une société unique en Amérique du Nord, non seulement parce qu’on y parle français, mais aussi parce que les inégalités sociales y sont moindres, que le taux de syndicalisation demeure le plus élevé (environ 40 % des travailleurs) et que le mouvement communautaire se distingue par son importance et son dynamisme. La droite ressent cependant un grand malaise face à cette situation et cherche depuis longtemps à rendre le Québec semblable à ses voisins anglo-saxons, qui offrent à ses yeux le bon modèle à suivre.
À la suite des manifestations du printemps 2012, les Québécois se sont débarrassés du gouvernement libéral de Jean Charest. Le Parti québécois qui remporte l’élection trouve rapidement l’excuse idéale pour continuer à gouverner à droite : un important déficit budgétaire, dont la découverte soi-disant inattendue est en fait un rituel pour les partis qui prennent le pouvoir chez nous, une excuse idéale pour ne pas remplir leurs promesses. Ce gouvernement hésitant, plus préoccupé par les questions identitaires qu’économiques, a rapidement perdu des élections qu’il a déclenchées dans le but de mettre fin à son statut de minoritaire. Si bien que les libéraux réélus, ayant subi une bien petite sanction malgré la grande insatisfaction qu’ils avaient soulevée, ont trouvé légitime de mettre en place des mesures d’austérité particulièrement contraignantes. Les compressions budgétaires ont été impitoyables et ont touché durement l’éducation, la santé et de nombreux programmes sociaux conçus pour les citoyens les plus démunis.
L’irrésistible tentation du compromis
Les citoyens du Canada, et surtout ceux du Québec, où les idées progressistes sont en général mieux reçues, semblent pris au piège posé par la droitisation des partis politiques, comme dans bien d’autres pays d’ailleurs. Le problème est devenu très apparent lors des dernières élections, tant au Canada qu’au Québec.
Au Canada, le parti de la gauche est surtout le NPD, fondé en 1961 par une alliance entre socialistes et syndicalistes. Depuis ce temps, ce parti a maintenu de bons contacts avec le mouvement social canadien, mais arrivait toujours en troisième position lors des élections législatives, derrière les libéraux et les conservateurs. En 2011, devant l’impopularité de ces deux partis, il forme l’opposition officielle et a de sérieuses raisons de croire qu’il pourrait bientôt prendre le pouvoir. Se mettent alors à l’œuvre les forces de la droitisation : le parti bannit le mot « socialiste » de son vocabulaire, choisit un chef centriste ex-libéral, refuse de combattre le libre-échange alors qu’il était auparavant l’un de ses plus solides adversaires. Pendant qu’il hésite à se prononcer sur des questions sociales et qu’il cesse de s’alimenter de sa base militante, il se fait doubler sur sa gauche par un Justin Trudeau souriant et séducteur, avec ses promesses de mettre fin à l’austérité, d’ouvrir le pays aux réfugiés, de défendre la classe moyenne.
Il s’agissait là d’un grand malentendu. Le parti de Trudeau, proche du milieu des affaires, se prétendait faussement progressiste alors que le NPD, dont les militants proviennent en grande partie des mouvements sociaux, semblait prêt à multiplier les compromis centristes afin de gagner les élections. Depuis, nous avons vu que le progressisme des libéraux est une belle illusion, alors que le NPD s’est éloigné pour longtemps du pouvoir dont il avait trop bien flairé l’odeur. Ainsi, dans cette élection, les dés étaient pipés pour la gauche qui n’avait plus de véritables représentants : les politiques de centre-droit l’avaient emporté avant même que ne commence la campagne électorale.
Le Parti québécois (PQ), quant à lui, a été incapable de profiter de la vague qui l’a porté au pouvoir à la suite du printemps 2012. Après avoir pris quelques bonnes décisions, comme annuler la hausse des droits de scolarité et fermer l’unique centrale nucléaire au Québec, il a mis la barre à droite : il a voulu se lancer dans une illusoire exploitation du pétrole, a beaucoup adouci une réforme de la fiscalité dont le but était de la rendre plus progressive, a fait de douloureuses compressions dans l’aide sociale, s’est obstiné à défendre, sans possibilité de modifications, une « charte des valeurs » très controversée.
Pour ce parti, l’exercice du pouvoir a souvent été synonyme de compromissions, peu importe s’il lui faut aller à l’encontre de son programme électoral, dans l’ensemble plutôt progressiste. C’est pourquoi plusieurs électeurs se tournent vers Québec solidaire (QS), solidement ancré à gauche, mais qui n’a fait élire que trois députés et se maintient à environ 10 % des intentions de vote dans les sondages, un parti donc encore loin du pouvoir.
Une droitisation complexée
Au Québec et au Canada, la droitisation des partis politiques n’est cependant pas aussi évidente que dans certains pays. Il n’y existe aucun parti raciste et tous se disent ouverts à l’immigration. Notre pays s’apprête à légaliser la marijuana sans que ce sujet provoque d’importantes controverses. L’avortement et le mariage gai demeurent très bien acceptés, sauf par quelques députés ultraconservateurs qui n’obtiennent aucune approbation significative. Notre système électoral uninominal à un tour permet difficilement à des prises de position plus marginales de trouver une représentation politique. Les idées très à droite s’expriment cependant sans contraintes dans des médias populistes et réactionnaires, parfois avec de fortes audiences, comme dans ce qu’on nomme les « radios poubelles » de la ville de Québec.
Justin Trudeau a dû en grande partie sa victoire électorale au fait qu’il a ramené une image que les Canadiens aiment bien avoir d’eux-mêmes : celle d’un pays pacifique, accueillant, ouvert, réfractaire aux inégalités sociales, dans lequel il fait bon vivre. Il s’est opposé fermement à Stephen Harper qui a longtemps profité de la division du vote entre la gauche et le centre pour faire valoir son conservatisme pur et dur, clairement affirmé. Afin de bien souligner le contraste, Trudeau n’a pas craint d’utiliser un vocabulaire propre à la gauche. L’illusion qu’il a créée pourra se maintenir tant que les Canadiens ne scruteront pas attentivement ses politiques et ses comportements, ce qui commence peut-être à se produire.
Le Québec quant à lui fait face à un curieux problème : les libéraux et le PQ, qui se partagent le pouvoir, gouvernent clairement à droite depuis les années 1980, à l’exception de quelques mesures sociales adoptées parcimonieusement, surtout par le second. Par contre, la population demeure très réticente devant les transformations de notre « modèle québécois ». Si bien que toutes les tentatives de privatisations, de hausses de tarifs, de compressions se sont heurtées à une ferme opposition, souvent accompagnée d’une chute marquée de la popularité du parti au pouvoir dans les sondages.
Ce qui n’empêche pas la néolibéralisation du Québec d’avancer. Le présent gouvernement de Philippe Couillard, dans son obsession d’éliminer le déficit budgétaire, a fait subir aux Québécois les plus dures compressions de ces dernières années. Une résistance s’est organisée, entre autres par des chaînes humaines autour de plusieurs écoles, pour protester contre un financement déficient, par les centrales syndicales qui ont négocié leur convention collective appuyées par une importante mobilisation, par des actions du mouvement communautaire durement touché par les coupes dans les programmes sociaux. Si bien que le gouvernement s’est senti obligé d’annoncer de nouveaux investissements, mais aux montants nettement moindres que ce qui a été coupé.
Ainsi, la droitisation de nos partis politiques ne se fait pas la conscience tranquille, de façon affirmée et décomplexée. Elle se poursuit toutefois avec la certitude qu’il s’agit de la seule façon de gouverner, qu’il n’y a pas vraiment d’autres principes valables que ceux du néolibéralisme, qu’il faut continuer à agir en faveur des puissants et faire la sourde oreille aux propositions qui viennent d’ailleurs. Et devant l’incapacité de comprendre du bon peuple, ou devant les intérêts nécessairement corporatifs des représentants des mouvements sociaux, il faut souvent se cacher, procéder avec ruse, utiliser des mots trompeurs, manipuler, revenir à la charge. Gouverner à droite, certes, sans que cela paraisse trop toutefois. Mais, de se trouver ainsi obligés de duper constamment la population met nos gouvernants dans une position d’indéniable fragilité.
Notes
[1] Source : Affaire mondiale Canada, Statistiques Canada.
[2] La Presse, 14 novembre 2016.
[3] AFP, cité dans Les Affaires, 4 novembre 2015.