Édition du 19 novembre 2024

Une tribune libre pour la gauche québécoise en marche

Europe

Que reste-t-il de la politique ?

Il y a deux sortes de « politique » en France, en Europe, et ailleurs. Non seulement différentes, mais antagoniques, contradictoires, irréconciliables.

La première est la politique officielle, institutionnelle, représentée par les gouvernements, qu’ils soient de centre-droite ou de centre-gauche, ou encore, de plus en plus, d’extrême centre ; par les partis majoritaires au Parlement, et leurs diverses combines et manigances ; et par différentes bureaucraties administratives, judiciaires, religieuses ou sportives. Que ces gouvernements et partis soient « honnêtes » ( ?) ou corrompus, « progressistes » ou conservateurs, intelligents ou stupides, partisans de la « croissance » ou de l’ « austerité », social-libéraux ou néo-libéraux, « normaux » ou agités, prétendûment « socialistes » ou soi-disant « populaires », modernisateurs ou traditionnalistes, ils ne représentent que des variantes de la même politique, celle du système, celle du capital financier, celle du capitalisme globalisé, celle qui perpétue et aggrave les inégalités, celle qui perpétue et accélère la destruction de l’environnement, celle qui a conduit à la présente crise économique et qui conduira, dans quelques décennies, à une catastrophe écologique. C’est la politique du statu quo, du business as usual, de la « gouvernance » du système, du maintien de l’ordre, de la police (au sens donné à ce terme par Jacques Rancière), de la gestion des affaires du capital, de la neutralisation et/ou repression des conflits, de la « compétitivité » à mort, des coupes sombres dans les salaires et les retraites, des privatisations à tour de bras, des cadeaux fiscaux aux riches, du démantélement des services publics, de la course aux armements.

Cette politique-là règne, elle gouverne partout, elle est aux commandes, elle exerce le pouvoir d’Etat à l’échelle nationale et continentale. Malgré la crise, malgré les difficultés, la dette, le chômage, la corruption, les scandales à répétition, elle semble promise à un bel avenir ; le seul changement semble prendre la forme d’alternance, le centre-gauche remplaçant le centre-droite ou vice-versa, à moins qu’ils ne forment ensemble, comme en Grèce, un Gouvernement d’Union Nationale. Pourquoi pas ? Ne partagent-ils pas les mêmes options fondamentales, le même conformisme, la même soumission sourde et aveugle aux impératifs des marchés financiers ? Cette politique continuera donc encore longtemps à exercer sa domination sur les peuples de l’Europe, à moins que…

A moins qu’une autre conception de la politique s’impose. Celle dont parlait Hannah Arendt : l’action organisée pour engendrer l’égalité, pour construire un monde commun « de concert avec ses égaux et seulement avec ses égaux ». [1] En d’autres termes, un combat permanent contre l’inégalité, l’injustice, la domination, en vue de créer une communauté politique libre et égalitaire. Bref, une politique de l’égaliberté (Etienne Balibar).

Le point de départ de cette autre politique est l’indignation. Célébrant la dignité de l’indignation et de l’inconditionnel refus de l’injustice, Daniel Bensaïd écrivait : « Le courant brûlant de l’indignation n’est pas soluble dans les eaux tièdes de la résignation consensuelle. (...) L’indignation est un commencement. Une manière de se lever et de se mettre en route. On s’indigne, on s’insurge, et puis on voit ». [2] Sans indignation, rien de grand ni de profond ne s’est fait dans l’histoire humaine. Pour donner un exemple récent, le mouvement zapatiste du Chiapas (Mexique) a commencé en 1994 avec un cri : Ya basta ! ça suffat comme ci ! Mais le même vaut pour le Printemps Arabe, pour la révolte des Indignés en Espagne et en Grèce, pour celle du mouvement Occupy Wall Street. La force de ces mouvements vient tout d’abord de cette négativité radicale, inspirée par une profonde et irréductible indignation. Si le petit pamphlet de Stéphane Hessel, Indignez-vous !, a eu autant de succès, c’est parce qu’il correspondait au sentiment profond, immédiat, de millions de jeunes, d’exclus et d’opprimés de par le monde.

La radicalité de ces révoltes résulte, dans une large mesure, de cette capacité d’insoumission, de cette disposition intraitable à dire : non ! Les critiques opportunistes et les médias conformes insistent lourdement sur leur caractère excessivement « négatif », leur nature « purement » protestataire, l’absence de proposition alternatives « réalistes ». Il faut refuser catégoriquement ce chantage : même si les mouvements n’avaient pas une seule proposition à faire – ils en ont ! - leur indignation et leur révolte ne serait pas moins totalement justifiée.

L’autre ingrédient de la politique au sens noble - c’est-à-dire, plébéien – du terme, c’est l’utopie. C’est le sociologue Karl Mannheim qui a donné sa définition "classique" - et encore aujourd’hui la plus pertinente - de l’utopie : toutes les représentations, aspirations ou images de désir, qui s’orientent vers la rupture de l’ordre établi et exercent une "fonction subversive". [3] La démarche de Mannheim s’oppose aux conceptions bien-pensantes et conformistes, qui font de l’utopie un rêve irréaliste ou irréalisable : comment savoir d’avance quelles aspirations seront ou non "réalisables" à l’avenir ? La démocratie n’apparaissait-elle pas comme une utopie "irréaliste" au milieu du XVIIIème siècle ? Tout changement social égalitaire ou libertaire, de l’abolition de l’esclavage à la suppression de la monarchie, a commencé comme une utopie. Selon Ernst Bloch, le philosophe du Principe Espérance, l’utopie est un non-encore-être : elle est l’anticipation d’une monde non-encore-devenu mais ardemment désiré.

Sans indignation et sans utopies, sans révolte et sans ce qu’Ernst Bloch appelait « paysages de désir », sans images d’un monde autre, d’une nouvelle société, plus juste et plus solidaire, la politique devient mesquine, vide de sens, creuse.

La guerre entre ces deux formes du politique ne fait que commencer.

Notes

[1] H.Arendt, Les origines du totalitarisme. L’Impérialisme, Paris, Fayard, « Points », 1984, p. 290.

[2] D. Bensaïd, Les irréductibles. Théorèmes de la résistance à l’air du temps, Paris, Textuel, 2001, p. 106.

[3]K.Mannheim, Ideologie und Utopie, 1929, Francfort, Verlag G.Schulte-Bulmke, 1969, pp. 36, 170.

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