Tiré de Reporterre.
Karim Benzema, Kylian Mbappé, Paul Pogba... Ce jeudi 26 août, le sélectionneur de l’équipe de France, Didier Deschamps, égrènera les noms des footballeurs retenus pour les trois prochains matchs de qualification à la Coupe du monde 2022, qui se déroulera au Qatar. Le même jour, Amnesty International dévoile d’autres noms : Manjur Kha Pathan, Tul Bahadur Gharti ou encore Mohammad Kaochar Khan, des ouvriers migrants morts en travaillant sur les chantiers de la compétition. Dans un rapport intitulé Fauchés dans la fleur de l’âge, l’ONG a examiné dix-huit certificats de décès délivrés par le Qatar entre 2017 et 2021 ; et enquêté plus précisément sur la trajectoire de six d’entre eux.
Sur les dix-huit certificats de décès de travailleurs migrants que s’est procurés Amnesty International, quinze ne fournissent aucune information sur les causes du décès, mentionnant de vagues insuffisances cardiaques ou respiratoires non spécifiées, voire des « causes naturelles ». « Fondamentalement, tout le monde meurt des suites d’une insuffisance respiratoire ou cardiaque, et ces expressions sont dénuées de sens en l’absence d’explication sur les raisons [du décès] », analyse dans le rapport le docteur David Bailey, pathologiste de renom et membre du groupe de travail de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) sur la certification des décès.
« La température avait dépassé les 40 °C »
Parmi les six décès sur lesquels Amnesty a enquêté, aucun des travailleurs n’avait de problème de santé connu, et tous avaient passé sans encombre les examens obligatoires préalables à leur migration au Qatar. Les histoires rapportées par l’ONG, qui a retrouvé leurs proches, sont éloquentes :
– « Manjur Kha Pathan, 40 ans, était conducteur de camion et il travaillait entre 12 et 13 heures par jour. Il avait signalé que la climatisation dans la cabine de son camion ne fonctionnait pas normalement. Manjur Kha Pathan a perdu connaissance et est mort au travail le 9 février 2021. »
– « Sujan Miah, 32 ans, était tuyauteur et travaillait sur un chantier dans le désert. Ses collègues l’ont trouvé mort dans son lit le matin du 24 septembre 2020. Pendant les quatre jours qui ont précédé la mort de Sujan Miah, la température avait dépassé les 40 °C. »
– « Tul Bahadur Gharti, 34 ans, était un ouvrier du bâtiment. Il est mort dans son sommeil le 28 mai 2020, après avoir travaillé pendant près de dix heures sous des températures ayant atteint les 39 °C. »
– « Mohammed Suman Miah, 34 ans, travaillait lui aussi comme ouvrier du bâtiment. Il est mort le 29 avril 2020, après une longue période de travail sous des températures ayant atteint les 38 °C. »
– « Yam Bahadur Rana, 34 ans, était agent de sécurité dans un aéroport, un travail nécessitant de se tenir assis dehors sous le soleil pendant de longues heures. Il est mort au travail le 22 février 2020. »
– « Mohammad Kaochar Khan, 34 ans, était plâtrier. Il a été trouvé mort dans son lit le 15 novembre 2017. »
Les familles de ces hommes, vivant au Népal et au Bangladesh, ont dénoncé les chaleurs extrêmes et les conditions de travail auxquelles leur proche était soumis. « [Mon mari] était obligé de rester assis sous le soleil pendant de longues périodes. Je pense qu’il a eu une crise cardiaque à cause de la déshydratation et de la chaleur, car à ma connaissance il n’était pas malade », a dit l’épouse de Yam Bahadur Rana, Bhumisara.
Une étude parue en juillet 2019 dans la revue Cardiology a établi une corrélation entre la chaleur et la mort de plus de 1 300 ouvriers népalais au Qatar entre 2009 et 2017. Elle indiquait que, sur cette période, « pas moins de 200 des 571 décès cardiovasculaires [de travailleurs migrants népalais] [...] pourraient avoir été évités » par des mesures efficaces de protection contre la chaleur.
Sans examen post-mortem pour déterminer les causes du décès de leur proche, les familles sont également en proie à des problèmes financiers importants. « En s’abstenant d’enquêter, les autorités qatariennes privent les familles en deuil de leur droit à réparation », déplore dans un communiqué Steve Cockburn, responsable du programme Justice sociale et économique à Amnesty International.
La famille de Suman Miah, père de deux jeunes enfants, ne s’est jamais vu proposer la moindre indemnité par l’émirat. Elle a en partie pu régler les dettes de Suman, contractées par les frais de son recrutement au Qatar, grâce à une aide versée par le Comité d’action sociale bangladais et en vendant ses terres.
« Les difficultés auxquelles sont maintenant confrontées ces familles sont une illustration du cycle d’exploitation dans lequel sont pris de nombreux travailleurs migrants au Qatar », dit à Reporterre Lola Schulmann, chargée de plaidoyer à Amnesty France.
Des réformes « faiblement appliquées et respectées »
Depuis que le Qatar s’est vu attribuer, en 2010, l’organisation de la Coupe du monde 2022 de la Fifa, il a adopté plusieurs réformes importantes de son Code du travail. La principale protection des travailleurs contre la chaleur était une interdiction du travail à l’extérieur à certaines heures, entre le 15 juin et le 31 août. En mai 2021, l’émirat a élargi cette période du 1er juin au 15 septembre, et mis en place de nouvelles mesures, comme l’interdiction du travail à l’extérieur quand l’indice mesurant la chaleur et l’humidité atteint 32 °C. Les ouvriers ont désormais le droit de cesser de travailler et de porter plainte auprès du ministère du Développement administratif, du Travail et des Affaires sociales en cas de non-respect de ces mesures.
David Wegman, expert en politiques de santé et de sécurité dans le secteur du bâtiment, interrogé par Amnesty, juge ces dispositions « très insuffisantes par rapport à ce qui est nécessaire pour assurer la protection des travailleurs qui sont exposés à des stress thermiques de toute sorte ». La nouvelle réglementation n’impose pas, par exemple, de période de repos obligatoire proportionnelle aux conditions climatiques et à la nature du travail accompli. Elle accorde simplement au personnel le droit de travailler « à son propre rythme » quand il fait trop chaud.
De plus, le rapport souligne que « ces réformes sont faiblement appliquées et respectées, la situation sur le terrain ne progresse que lentement, et l’exploitation demeure un phénomène courant. Un grand nombre de travailleurs et travailleuses migrants sont toujours à la merci d’employeurs ou employeuses peu scrupuleux qui sont autorisés à commettre des abus en toute impunité ».
Pour Steve Cockburn, « le Qatar doit mettre en place une équipe spécialisée pour mener une enquête sur la mort de chaque travailleur, et veiller à ce qu’une indemnité soit versée à chaque fois que les conditions de travail, telles que l’exposition à une chaleur extrême, ne peuvent pas être exclues en tant que facteur ayant contribué au décès ».
D’après une enquête publiée en février par The Guardian, plus de 6 500 ouvriers originaires d’Inde, du Pakistan, du Népal, du Bangladesh et du Sri Lanka sont morts au Qatar depuis que le pays a obtenu l’organisation de la Coupe du monde 2022. Le quotidien britannique avait recoupé les données des gouvernements de ces pays, principaux pourvoyeurs de main-d’œuvre au Qatar. Le nombre réel de morts serait même supérieur, puisque les données d’autres pays, dont les Philippines ou le Kenya, qui comptent de nombreux ressortissants travaillant au Qatar, n’ont pas été recueillies.
« La Coupe du monde au Qatar est un immense cimetière », soupirait Nicolas Kssis-Martov, journaliste à So Foot et auteur du livre Terrains de jeux, terrains de luttes (Éditions de l’Atelier, 2020), interrogé en mars par Reporterre. Le Mondial 2022 sera également « profondément antiécologique », prévenait Gilles Paché, professeur en sciences de gestion à l’université d’Aix-Marseille. Face aux conditions météorologiques inadaptées à la pratique du football de très haut niveau, un système de climatisation géant et énergivore a notamment été installé dans chacun des stades.
Plusieurs équipes internationales de football, comme la Norvège, l’Allemagne ou les Pays-Bas, ont affiché leur volonté de voir les droits humains des ouvriers respectés. En France, les réactions publiques sont pour l’instant timides et individuelles, tandis que la Fédération nationale de football (FFF) reste muette.
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