Le Conseil du statut de la femme (CSF) vient d’émettre un avis important et courageux sur la prostitution. Il est courageux parce qu’il adopte une position qui va à l’encontre d’un discours libéral postmoderne (libre choix du « métier » de la prostitution, relations contractuelles entre deux individus consentants et prétendument égaux, travail comme un autre). La décision de la Cour supérieure de l’Ontario d’invalider les articles du Code criminel sur proxénétisme et la tenue de maisons closes – ce qui dérèglemente la prostitution, sauf en ce qui concerne les mineurEs et, en appel, le racolage – s’appuie sur une vision libérale individualiste de la société, avec une interprétation de la Charte canadienne des droits où la liberté de circulation a nettement préséance sur l’égalité entre les femmes et les hommes, et où la sécurité des personnes n’est envisagée qu’au moyen d’un enfermement dans les bordels et non comme un problème constitutif de l’activité prostitutionnelle, découlant du rapport de domination qui la caractérise.
Cet avis touche à peu près tous les aspects de la prostitution : de l’âge moyen de recrutement, qui est très jeune en Occident et encore plus jeune dans les pays du Sud, à la violence inhérente d’une industrie basée sur la mise en service d’un sexe au profit de l’autre, de la surexploitation sexuelle des femmes et des filles des minorités ethnico-nationales aux effets de l’activité prostitutionnelle (entre autres, le syndrome de stress post-traumatique, le taux de meurtre élevé des femmes prostituées, etc.). Il met en évidence le lien entre les agressions sexuelles subies dans l’enfance et le risque accru de recrutement dans la prostitution. Il examine aussi le cas de pays (principalement l’Australie) qui ont légalisé le proxénétisme, la prostitution en bordels et dans des zones dites de tolérance, et le cas de la Suède qui, après 30 ans de recherches et de débats, a adopté une politique originale, à savoir la dépénalisation complète des personnes prostituées, la pénalisation des proxénètes et des clients-prostitueurs, la mise en place de services au profit des personnes prostituées, y compris pour quitter la prostitution pour celles qui le désirent. Les recommandations de l’avis vont dans le sens d’adopter une politique similaire à celle de la Suède.
J’aimerais mettre en lumière un aspect négligé de la légalisation de la prostitution ainsi que l’impunité des prostitueurs que cela raffermit, puisque cette activité est normalisée et même promue : il s’agit de la transformation des rapports sociaux et intimes que cela entraîne, ce que j’ai appelé la « prostitutionnalisation » du tissu social. Je ne parle pas ici du fait que les panneaux publicitaires des villes soient couverts d’affiches faisant la promotion de tel bordel ou de tel eros center, que des guides touristiques vantent ces aspects pour attirer le voyageur, etc. Bien que cela ne soit pas à négliger sur le plan des impacts sur les imaginaires sociaux, ce qui m’intéresse ici ce sont les changements dans les comportements masculins.
Les prostitueurs
Dans son livre sur les hommes qui achètent du sexe, Victor Malarek estime qu’un Canadien sur neuf, soit 11,1 %, a payé pour une relation prostitutionnelle. L’enquête du Mouvement du Nid estimait, en 2004, que 12,5 % des Français étaient des prostitueurs occasionnels ou réguliers. En Allemagne et aux Pays-Bas, pays qui ont légalisé la prostitution en 1999, de 60 à 66 % des hommes auraient payé pour un rapport sexuel. En Thaïlande, on estimait, en 1995, que 75 % des hommes étaient des prostitueurs, mais 90 % en 2010. A contrario, en Suède, le nombre d’acheteurs de sexe a baissé depuis la loi de 1999 ; avant la loi, un homme sur huit était prostitueur (12,5 %), aujourd’hui c’est un homme sur douze (8,3 %). (Source : Kajsa Ekis Ekman, Varat och varan [L’être et la marchandise], Stockholm, Leopard Förlag, 2010.)
Autrement dit, le régime juridique encadrant la prostitution a des conséquences importantes. Sans prostitueurs, il n’y a pas de prostitution. Et quand le nombre de prostitueurs augmente de façon importante, le nombre de personnes prostituées augmente aussi, d’où un essor de la traite humaine à des fins de prostitution. On estime en Allemagne que 75 % des femmes prostituées sont d’origine étrangère. Les données sont similaires aux Pays-Bas, en Espagne, en Suisse et dans d’autres pays qui ont légalisé l’inégalité entre les femmes et les hommes, ce qu’est la prostitution.
Quand une majorité d’hommes trouve normal que des femmes soient des marchandises sexuelles et qu’ils les « consomment » en tant que telles, cela a certainement des conséquences sur les rapports sociaux et intimes.
De la marchandisation sexuelle
La marchandisation sexuelle a pour but la satisfaction des plaisirs sexuels de ceux qui payent. Et celui qui avance l’argent a un avantage sur la personne qui offre la marchandise, ce qui, selon Georg Simmel, accorde à l’homme une formidable prépondérance dans la prostitution. Pour Françoise Héritier, « ce paiement-là n’est pas acte de liberté : il signifie affranchissement de l’homme et asservissement de la femme ». L’argent lie et soumet la personne prostituée au prostitueur, tout en réifiant leur rapport. Le sentiment de supériorité des prostitueurs, lequel fait partie intégrante de leur plaisir, est lié à la déshumanisation qu’implique la location du sexe d’autrui : « Ce n’est pas de moi qu’ils bandent, ça n’a jamais été de moi, c’est de ma putasserie, du fait que je suis là pour ça. » (Nelly Arcand, Putain)
Depuis 40 ans, la prostitution s’est massifiée et a colonisé tous les recoins du monde ; elle s’est mondialisée engendrant une traite des êtres humains à des fins d’exploitation sexuelle et le tourisme de prostitution. Par ailleurs, la marchandisation prostitutionnelle touche les plus vulnérables, principalement les femmes et les filles des classes sociales et des groupes ethnico-nationaux subordonnés des sociétés.
L’avis du CSF a le grand mérite de remettre la question de la prostitution à l’ordre du jour, de montrer qu’elle ne relève pas simplement d’un comportement individuel (libre choix, contrat, etc.), mais d’une question sociale, qu’elle a trait à un choix de société, et que l’on peut et doit l’éradiquer, donc prendre des mesures qui tendent à son abolition.