Le 16 mars dernier, lors d’un point de presse conjoint, les directions de la CSN, de la FTQ et du SISP ont annoncé au grand public qu’il y aura un Front commun pour les négociations collectives du secteur public en 2015. Si l’on se fit au communiqué de presse : « Au cours des prochaines semaines, les organisations signataires du Protocole de fonctionnement du Front commun procéderont à une vaste consultation de leurs membres respectifs afin d’élaborer, sur des bases communes, les demandes de négociation qui seront déposées au gouvernement à la fin de l’année 2014. […] Les représentants syndicaux ne minimisent pas l’ampleur du défi que constituent les consultations des membres, qui auront lieu de la mi-avril à la mi-juin. »
La présente proposition vise à ce que ce front commun ne soit pas que la simple répétition du triste scénario de 2005 et de 2010. Souvenons-nous qu’en 2005, les négociations ont été coupées court par une loi spéciale qui a interdit toute forme de grève et qui a fixé les conditions de travail pour les 5 ans à venir. En 2010, malgré l’une des plus grandes manifestations syndicales des dernières décennies (environ 75 000 personnes le 20 mars), les syndicats ont accepté de signer un accord stimulant une hausse des salaires inférieure à ce que la loi spéciale de 2005 avait fixé. Brièvement, rappelons qu’en 2010, l’accord octroyait une hausse variant entre 7,5% et 10,5% sur cinq ans - on parle donc d’une hausse variant entre 1,5% et 2,1% par année en fonction de la croissance du PIB alors que nous étions, et nous sommes toujours, en pleine période de stagnation sans reprise économique en vue. La loi spéciale de 2005, elle, fixait une augmentation ferme de 2% par année.
Tout indique qu’un scénario similaire, sinon pire, se répètera si rien n’est fait. Les préparatifs dans les hautes instances des centrales syndicales laissent croire que le plan de match vise à éviter toute forme de loi spéciale, et donc toute forme de contestation susceptible de brasser le gouvernement au-delà de son très faible seuil de tolérance. Du côté patronal, le gouvernement libéral nouvellement élu semble se préparer à mener une énième offensive contre la fonction publique. Pour juguler le déficit, Couillard semble décider à couper rapidement plus de 3,7 milliards $ dans les dépenses.[1] Parmi les options possibles, le gel complet des salaires des employés de l’État est déjà évoqué par un rapport commandé par le premier ministre.[2]
Modifier la tendance lourde des directions des centrales syndicales actuelles à tout faire pour éviter le conflit au prix de faire perdre le rapport de force des travailleurs et travailleuses face à l’État ne peut bien sûr pas s’effectuer rapidement. Il serait idéaliste de croire qu’on pourrait tout d’un coup renouer avec le syndicalisme de combat lors de cette négociation, mais il est tout de même impératif d’amener des propositions susceptibles de remettre en question les pratiques actuelles et d’expliquer les autres avenues que le syndicalisme pourrait prendre.
C’est en ce sens que je propose l’avenue suivante : l’idée générale serait de sortir du strict cadre de renégociation de la convention collective et de joindre aux revendications concernant les relations de travail des revendications « politiques ». La formule se déploierait comme suit :
1. Au centre des revendications, le front devrait choisir une mesure phare visant à prélever une somme importante d’argent auprès des banques, des grandes entreprises, des actionnaires et des très riches. Plusieurs de ces mesures ont déjà été explorées par la Coalition opposée à la tarification et la privatisation des services publics, ou encore par des groupes comme Attac. (Taxe Tobin, taxe sur le capital des institutions financières, taxes sur les gains en capitaux, impôt des grandes entreprises, redevances sur les ressources naturelles, ajout d’un palier d’imposition, etc. )
2. L’argent ainsi prélevé serait utilisé pour répondre aux demandes des travailleurs et des travailleuses de la fonction publique (amélioration des conditions de travail et amélioration des services publics).
3. Un autre segment de cet argent serait utilisé pour répondre à des demandes formulées par les groupes étudiant-e-s et les groupes communautaires.
Il serait alors possible de transformer de manière importante le cadre des négociations.
1 - En formulant une revendication « offensive » pour augmenter les revenus de l’État, il serait possible de « dépasser » le cadre financier restreint du gouvernement légitimant l’austérité budgétaire. Depuis plusieurs années, les syndicats et des groupes comme la Coalition opposée à la tarification et la privatisation des services publics ont certes mis de l’avant ce type de revendication. Toutefois, cela n’a été jusqu’à présent qu’une forme de rhétorique visant à démontrer dans l’espace public que des alternatives aux coupures étaient possibles. À aucun moment une telle mesure n’a fait l’objet d’une lutte spécifique. Or, un Front commun syndical, c’est-à-dire la possibilité d’enclencher des moyens de pression avec 400 000 travailleurs et travailleuses, constitue spécifiquement le genre de rapport de force qui pourrait nous permettre d’obtenir ce genre de revendication. Pour se faire, il faut toutefois qu’une telle revendication ne soit pas qu’un apparat, qu’un outil rhétorique, elle doit être la pierre angulaire de la négociation.
2 - En articulant les retombées potentielles de cette mesure en des termes qui dépassent la simple augmentation de salaires des syndiqués, il devient plus facile de sortir du corporatisme et d’établir des alliances avec d’autres secteurs de la société. Cela est essentiel pour développer des solidarités à l’extérieur des syndicats de la fonction publique et, surtout, pour faire contrepoids au discours de la droite dépeignant les fonctionnaires comme des paresseux égoïstes vivant aux crochets des « contribuables ». Il serait alors possible de parler de « front social » plutôt que de « front commun syndical », histoire d’expliciter le caractère plus large de cette lutte.
3 - En ciblant les grandes entreprises, les banques, les revenus des actionnaires et les très riches, on permet de contrôler le « cadre » de la lutte syndicale autour d’un enjeu de « classe ». En temps normal, la négociation dans le secteur se pose comme un jeu à somme nulle : on accepte la contrainte du cadre budgétaire et chaque augmentation dans un secteur implique des coupures ailleurs. Si le gouvernement consent à une hausse généralisée des salaires, ce sera au prix d’une diminution des services via un gel d’embauche ou un non-renouvellement des départs à la retraite. Et si le gouvernement ne fait pas cela, la droite ne se gêne pas d’expliquer que ce sera aux « contribuables » d’éponger la facture via des augmentations de taxes et de tarifs. Bref, en temps normal, tout est en place pour que les attaques de la droite atteignent leurs ciblent, et que se dissolve ainsi les liens de solidarité. Les syndicats de la fonction publique se retrouvent alors isolés dans un récit où les intérêts des fonctionnaires seraient opposés à ceux des contribuables du secteur privé. En mettant au centre de nos revendications une mesure qui cible les très riches ou les grandes entreprises, on désigne un ennemi commun à tous les travailleurs et toutes les travailleuses. Et en liant une revendication visant à augmenter les revenus avec des revendications visant à augmenter la qualité de la vie de tout le monde, on coupe l’herbe sous le pied des thinks tanks de droite.
Il est évident que de parvenir à satisfaire de telles revendications ne sera pas facile. Même dans l’hypothèse où un tel plan est adopté par le front commun, il faudra un rapport de force significatif pour faire accepter à un gouvernement d’augmenter le fardeau fiscal de l’élite économique. Il s’agit toutefois de notre meilleure chance pour développer un mouvement social large capable d’arracher des gains significatifs. Et si la menace d’une loi spéciale plane, la capacité de mouvement syndical à tisser des liens avec le reste de la société constitue sa meilleure chance pour en contester la légitimité. C’est parce qu’un grand nombre de québécois-es non-étudiant-es ont marché aux côtés des associations étudiantes en défiant la loi 78 que la loi spéciale visant à briser le mouvement de grève de 2012 est devenue inapplicable. La même logique prévaut dans le cadre des négociations du secteur public. Si les syndicats veulent pouvoir briser un jour le recours systématique du gouvernement aux lois spéciales, il faudra mener un mouvement dont la légitimité sociale est très forte et contre lequel le gouvernement aura du mal à sévir sans alimenter une grogne généralisée.
Nous ne perdons rien à adopter une telle stratégie. Si ce plan rallie ceux et celles qui souhaitent renouer avec le syndicalisme de combat, il importe maintenant de convaincre nos collègues, de pousser de telles idées dans nos instances, et de mettre suffisamment de pression sur les directions syndicales pour qu’elles y adhèrent. La suite des choses dépendra ensuite de notre capacité à ce que des syndiqués se réapproprient cette lutte et qu’ils s’organisent sur une base démocratique et intersyndicale.
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